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Affichage des articles du juin, 2022

Mâchoires. Mónica Ojeda

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  Voici un roman dont la lecture est une expérience sans pareil, sur le fond comme sur la forme. Le titre est une référence à une citation de Jacques Lacan, tirée de L’envers de la psychanalyse (Le Séminaire, Livre XVII):   « Un grand crocodile dans la bouche duquel vous êtes — c'est ça, la mère. On ne sait pas ce qui peut lui prendre tout d'un coup, de refermer son clapet. C'est ça, le désir de la mère. » Les relations mère/enfant (ou plutôt mère/fille) ne sont pas la seule inspiration de Mónica Ojeda. Mâchoires est un roman patchwork, tissant des liens entre psychanalyse et littérature gothique, depuis Edgar Allan Poe et H. P. Lovecraft, en passant Stephen King et Stephenie Meyer. Les dialogues lapidaires entre personnages (désignés uniquement par leurs initiales) alternent avec les monologues schizophréniques d’une enseignante et les souvenirs hallucinés d’une adolescente victime de manipulations. Je ne saurais dire à la fin si j’ai aimé ce livre tant je l’ai trouvé pert

La Faussaire de Buenos Aires. María Gainza

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La narratrice se présente sous le pseudonyme de María Lydis. Sa carrière dans le monde de l’art a commencé lorsqu’elle a passé la porte de la Banque Ciudad à Buenos Aires, pistonnée par un oncle aviné. Dès l’âge de 25 ans, la jeune portègne apprend à expertiser les tableaux des plus grands maîtres, sous la houlette d’Enriqueta Macedo, une spécialiste de renommée internationale. Elle y découvre aussi le monde interlope des faussaires. Après la mort de son mentor, notre héroïne se lance sans grand entrain dans la critique d’art où elle parvient néanmoins à se faire un nom. Virée de son journal, suite à un congé maladie longue durée, elle décide d’écrire la biographie de La Négra. Cette énigmatique artiste aurait fait partie du Club des Faussaires Mélancoliques dans les années 60. L’ex-critique part donc sur ses traces, au cœur de la bohème argentine. Les œuvres de Mariette Lydis et Pedro Figari auraient été ses modèles favoris. María Gainza signe un roman court mais dense qui interroge l

L'Évangile de la colère. Ghislain Gilberti

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Lorsqu’il projetait d’écrire L'Évangile de la colère , Ghislain Gilberti a décidé de s’imposer deux contraintes. La première était de s’émanciper de ses personnages récurrents. Sur ce point, il n’a pas tenu complètement sa promesse puisqu’une certaine Cécile Sanchez apparait au milieu du roman. Ceux qui ont lu les précédents polars de Ghislain Gilberti connaissent déjà la commissaire de police spécialisée en criminologie. Pour ma part, il me semble qu’on aurait pu se passer d’elle mais sa présence ne me dérange pas non plus. En tout cas, j’ai la sensation que son créateur y est trop attaché pour s’en défaire si facilement.  Le romancier s’était également promis d’oublier les trilogies et d’écrire un "one-shot", c’est-à-dire une intrigue en un seul épisode. Le résultat est un pavé de plus de 550 pages. Personnellement, je ne m’en plains pas. Je dois avouer que j’ai un peu douté de la réussite du projet en milieu de parcours mais l’auteur est doué pour les rebondissements.

Les homards sont immortels. Sophie Pujas

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Voici un petit roman qui a des parfums d’enfance et de désillusion. Nous sommes en 1987. Iris, Sacha et leurs parents sont en vacances sur l’Île d'Ouessant. La météo bretonne est au zénith, le lecteur sentirait presque les odeurs d’embruns lui titiller les narines et le sable chaud caresser sa peau. C’est le temps béni des crèmes glacées, des balades à vélo et des premiers émois amoureux. Papa, brocanteur de profession, se passionne pour les vieilles pierres et les histoires de corsaires. Maman enseigne à l’Université. « Nous n’avons pas gagné à la loterie biologique » dit-elle à propos des humains que nous sommes. Les homards, eux, sont immortels. « Virtuellement, au moins. Leurs cellules ne vieillissent pas. Seules la pêche et l’usure de leur carapace les rendent vulnérables. Si nous étions des homards, nous pourrions dire adieu à l’angoisse de vivre systématiquement moins d’un misérable petit siècle. » Maman est belle, maman rayonne… et puis maman disparait oubliant la casserole

Saharienne indigo. Tierno Monénembo

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Saharienne indigo n’est pas le titre que Tierno Monénembo avait choisi pour son 14ème roman. Non, il préférait Les Vies et les Morts de Véronique Bangoura en référence à l’un de ses personnages principaux. C’est le nom (ou plutôt l’un des noms) de sa narratrice. Dans son pays natal, la Guinée, elle s’est aussi appelée Néné Fatou Oularé mais ses copines d’infortune la surnommaient Atou. Dans le 5ème arrondissement de Paris, où la jeune femme vit désormais, on la surnomme "Comtesse".  Qui est-elle vraiment ? Une meurtrière ? Une victime ? Une simple exilée ? Une auxiliaire de vie ? Sa voisine, une certaine Madame Corre, veut tout savoir de sa vie. Véronique est exaspérée par ses questions incessantes mais le poids de la solitude l’empêche de couper les ponts avec la fouineuse. De la rue Mouffetard à la place Monge en passant par le Jardin des plantes, de salons de thé en restaurants, de discussions en confidences, les deux femmes vont finir par s’apprivoiser mutuellement.  Le

Un fils perdu. Sacha Filipenko

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A l’instar du héros de ce roman, la Biélorussie est entrée dans le coma. Tel est le message que Sacha Filipenko, "fils perdu" de ce pays, actuellement exilé en Suisse, souhaite nous transmettre. Aucun nom n’est cité, ni d’homme ni de ville, mais l’intrigue s’inspire d’évènements réels et s’imbrique dans la grande histoire. Un fils perdu est une photographie de la situation passée et présente du pays, mais peut-être aussi malheureusement de son futur. La Biélorussie est le meilleur endroit pour tomber dans le coma : l’inertie généralisée facilite le retour à la réalité.  Francysk Loukitch, le personnage principal, est fait l’amer découverte. Au début du roman, Francysk Loukitch est élève au lycée national des arts. Sa grand-mère, Elvira Alexandrovna, espère en faire un violoncelliste de renommée internationale. Or, le jeune homme montre si peu d’intérêt pour l’étude de la musique que mamie doit user de sa position de traductrice à l’Académie des sciences (et de divers pots de

Hâpy. Taleb Alrefai

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La question de l’identité sexuelle se prête-t-elle facilement au récit romanesque ? C’est un sujet dont les facettes sont multiples, parfois difficile à aborder y compris dans les sociétés émancipées. Il est carrément tabou dans les pays où le rigorisme religieux et/ou le poids des traditions ancestrales s’opposent aux différences. Le romancier koweïtien, Taleb Alrefai, s’est pourtant essayé à l’exercice. Le titre de son roman fait référence à Hâpy (ou Happy), le dieu égyptien hermaphrodite du Nil en crue.   Dans la famille de Rayyane, il y a six filles… enfin jusqu’à que les médecins lui diagnostiquent une malformation congénitale, due à ses antécédents familiaux (ses parents sont cousins germains). Notre ado, déclaré fille à la naissance, apprend qu’il n’a ni utérus ni ovaires. Si Rayyane et (dans une moindre mesure, sa mère) avait pressenti ce fait depuis longtemps, ses proches tombent des nus. Leurs réactions s’avèrent même d’une extrême violence. Le père Rayyane, passager clandest

Un monde merveilleux. Paul Colize

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Ce n’est pas facile de parler d’un roman en huis clos dont l’intrigue se déroule pour l’essentiel dans l’habitacle d’une Mercedes 220D intérieur cuir rouge. Ajoutez à cela que les deux personnages principaux ont reçu pour consigne de se parler le moins possible et vous imaginerez la difficulté de résumer ce polar sans trop en dire… mais cette histoire est évidemment bien plus complexe qu’elle n’y parait de prime abord.  Nous sommes en octobre 1973. Le premier maréchal des logis Daniel Sabre, du premier régiment de lancier de l’armée belge, se voit confier une mission très énigmatique dont il espère tirer la promotion tant attendue. Fidèle aux principes d’obéissance des soldats, il ne pose donc aucune question lorsqu’on lui demande de quitter sa caserne de Düren en Allemagne à bord d’un véhicule banalisé et en habits de pékin. Il s’agit de conduire une civile vers les destinations de son choix tout en respectant plusieurs règles, dont la principale est la discrétion. La mission devant r

Les fêlures. Barbara Abel

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Un matin, Garance Leprince est réveillée en sursaut pas un SMS de sa sœur cadette. Roxane la supplie de venir chez elle le plus tôt possible. Arrivée dans l’appartement dont elle a les clés, Garance constate que la jeune femme et son amoureux se sont injectés volontairement du poison. Ils sont étendus inconscients sur leur lit, leurs lettres d’excuses posées sur la table de chevet. Stupeur et incompréhension. Le couple, très fusionnel, semblait pourtant heureux. Lorsque les secours arrivent, il est trop tard pour Martin Jouanneaux. L’amoureux de Roxane ne se réveillera pas. La jeune femme, en revanche, est sortie du coma.  Roxane n’est pas tirée d’affaire pour autant car la famille Jouanneaux use de son influence et porte plainte pour homicide. La survivante va devoir s’expliquer sur son geste. Elle doit prouver qu’il s’agit bien d’un suicide et non d’un meurtre… d’autant que les apparences ne jouent pas en sa faveur. Tous les épisodes de la vie amoureuse du couple vont ainsi être expo

La petite bande. Vincent Jaury

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  En ouvrant ce livre je me suis posé une question :   suis-je capable d’avoir de l’empathie pour des individus avec lesquels je n’ai apriori aucun point commun. La réponse semble s’imposer d’elle-même. L’amitié, l’amour, la nostalgie, l’ennui, le mal-être, la peur de vieillir… ces sentiments sont universels. Et pourtant, n’avons-nous pas tendance à considérer que les gens nés dans l’opulence n’ont pas le droit d’être malheureux ? Contre toute attente, "La petite bande" de Vincent Jaury m’a touchée au cœur. Ils s’appellent François, Hadrien, Pierre-Marie ou Laurent. Dans les années 1990, ces parisiens étaient jeunes, riches et parfois beaux. Ils ont fréquenté le même lycée de nantis avant de se disperser hors les murs, voire en province ou à l’étranger. Chacun a mené son bonhomme de chemin (finalement pas tout tracé), avec les chausse-trapes et les culs de sac de rigueur. Ils tentent coûte que coûte de maintenir le fil, ce lien d’amitié qui les a uni pendant les années de

Le livre du désert. Theo Clare

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Le pari tient ici au fait d’oublier, le temps d’un cycle romanesque, que Theo Clare a publié précédemment des thrillers sous le pseudonyme plus connu de Mo Hayder (1962-2021). Paru à titre posthume, Le livre du désert ( The Book of Sand en Version originale) est la première incursion de la romancière britannique dans la littérature de science-fiction. Le second volet, intitulé The Book of Clouds , devrait être publié en 2023.  S’ils étaient des gens ordinaires, les Sensitive pourraient être les membres d’une famille recomposée comme il en existe tant d’autres. La différence tient au fait qu’ils ne se sont pas choisis et qu’ils doivent mener une étrange quête dans un univers post-apocalyptique au milieu d’un désert infesté de "Djinnis" (des créatures horrifiques qui peuplent les nuits). Ce lieu, qui n’est pas sans ressembler à l’univers de Dune (Frank Herbert, 1965), se nomme "le Cirque" et les protagonistes doivent y dégoter un mystérieux graal. « Le Sarkpont se

Respirer le noir. Yvan Fauth (dir)

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Voici le quatrième recueil de nouvelles réunies par Yvan Fauth autour des 5 sens. Après l'ouïe ( Ecouter le noir , 2019), la vue ( Regarder le noir , 2020) et le toucher ( Toucher le noir , 2021), son choix s’est porté cette année sur l’odorat. L’ouvrage compte 12 nouvelles et autant de grands noms de la littérature de genre. Suspense, tension, anticipation, horreur… le plaisir se renouvelle dans la diversité. C’est aussi une manière originale d’aborder des auteurs qu’on n’a pas encore eu l’occasion de lire.  L’ouvrage s’ouvre sur une nouvelle de l’écrivain britannique R. J. Ellory (Et oui, rien que ça !), intitulée Le parfum du laurier-rose . Le lecteur assiste à la dérive quasi-programmée d’un type appelé Anderson, ancien repris de justice, libéré après 29 années de prison. Dans Respirer la mort, Sophie Loubières, nous rapporte le destin tragique de Willy, dont le don très particulier, est source d’autant de tracas que d’avantages. Mo Malø (alias Frédéric Ploton qui écrit sous di

Le naufrage de Venise. Isabelle Autissier

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Isabelle Autissier présente son livre comme un roman d’anticipation. Sans spolier entièrement l’intrigue, on peut mentionner que l’ouvrage s’ouvre en effet sur une scène d’apocalypse : Venise, la sérénissime, n’est plus. La cité des doges a été submergée par l’acqua alta (littéralement, « hautes eaux »). Le système d’écluses MOSE (en référence à Moïse) n’a pas pu la sauver. C’est ainsi qu’un matin, les Vénitiens se sont réveillés dans les décombres vaseuses de la cité lacustre. Comment cela a-t-il pu arriver ? La ville était menacée par les inondations et l’enlisement. Oui, et alors ? D’aucuns répétaient que cela faisait presque 10 siècles qu’elle résistait à tous les assauts. Contrairement au romancier japonais Sakyo Komatsu dans La Submersion du Japon, Isabelle Autissier ne s’attarde pas longtemps sur « l’après ». Là n’est pas son propos. Ce qui intéresse l’auteur c’est « l’avant », le déni quasi unanime des Vénitiens. Dans cette affaire, elle distingue trois camps, représentés par l