Mâchoires. Mónica Ojeda

 

Mâchoires. Mónica Ojeda


Voici un roman dont la lecture est une expérience sans pareil, sur le fond comme sur la forme. Le titre est une référence à une citation de Jacques Lacan, tirée de L’envers de la psychanalyse (Le Séminaire, Livre XVII):  « Un grand crocodile dans la bouche duquel vous êtes — c'est ça, la mère. On ne sait pas ce qui peut lui prendre tout d'un coup, de refermer son clapet. C'est ça, le désir de la mère. » Les relations mère/enfant (ou plutôt mère/fille) ne sont pas la seule inspiration de Mónica Ojeda. Mâchoires est un roman patchwork, tissant des liens entre psychanalyse et littérature gothique, depuis Edgar Allan Poe et H. P. Lovecraft, en passant Stephen King et Stephenie Meyer. Les dialogues lapidaires entre personnages (désignés uniquement par leurs initiales) alternent avec les monologues schizophréniques d’une enseignante et les souvenirs hallucinés d’une adolescente victime de manipulations. Je ne saurais dire à la fin si j’ai aimé ce livre tant je l’ai trouvé perturbant. Il y a des moments où j’ai pensé que la romancière équatorienne allait un peu trop loin dans le délire ; d’autres où je me suis dis que la construction de l’intrigue était originale.

Le roman est en fait une sorte de huis clos féminin dont les pères sont totalement absents. Après la brève apparition d’un groupe d’étudiants en médecine (bien vite écarté par les héroïnes), la seule figure masculine du récit est le professeur de théologie du Collège-Lycée bilingue Delta, High-School-for-Girls. Il s’agit d’un établissement catholique de l'Opus Dei pour jeunes filles fortunée de Guayaquil. L’une des élèves, Fernanda, a été kidnappée par sa professeure de lettres, Miss Clara. Celle-ci la retient prisonnière dans une cabane au milieu de la mangrove ou de la jungle. On apprend plus loin que Clara López Valverde, surnommée Madame Bovary latina à cause de sa ressemblance avec l’héroïne de Flaubert (sur le dessin de couverture du livre), a elle-même été victime d'une agression quelques mois plus tôt. Il s’agit sans doute de l’un des éléments déclencheurs de sa folie, sans compter un pathologique attachement vampirique pour sa mère décédée. Toute l’intrigue repose donc sur une énigme : pourquoi a-t-elle choisi cette adolescente en particuliers et non une autre jeune fille de la même classe ? Or, il s’avère que Fernanda et ses amies forme un groupe rebelle à l’autorité de leurs enseignants ; les parents étant généralement défaillants. Les jeunes filles se créent un univers propre, extrêmement malsain, inspiré de leur fascination pour les pratiques sectaires et les "Creepypastas" (sorte de légendes urbaines diffusées sur Internet). Elles s’inventent des rituelles de plus en plus dangereux et des jeux saphiques très pervers… des ingrédients propices au drame.


Extrait :

« — On se raconte des histoires d’horreur ! lança Fernanda, inspirée par Fais-moi peur ! sur Nickelodeon, une série des années quatre-vingt-dix qu’elle avait découverte grâce à une vidéo de PlayGround, dans laquelle un groupe de jeunes se réunissait autour d’un feu de camp pour se raconter des histoires d’épouvante.

— Ça marche, on peut essayer, dit Annelise. Mais il nous faut quelques règles.

La première stipula que les histoires devraient être racontées au deuxième étage, dans la pièce sans fenêtres que Fernanda avait repeinte en blanc ; la deuxième, que ces séances auraient lieu une fois par semaine ; la troisième, qu’une seule histoire serait racontée par séance ; la quatrième, que la personne qui raconterait l’histoire serait tirée au sort; et la cinquième – peut-être la plus importante –, que celle qui raconterait une histoire qui ne faisait pas peur se verrait imposer un défi choisi par le groupe. »

 

📚D'autres avis que le mien : Ingannmic, Keisha

📌Mâchoires. Mónica Ojeda. Gallimard, 320 p. (2022)

La Faussaire de Buenos Aires. María Gainza

La Faussaire de Buenos Aires. María Gainza


La narratrice se présente sous le pseudonyme de María Lydis. Sa carrière dans le monde de l’art a commencé lorsqu’elle a passé la porte de la Banque Ciudad à Buenos Aires, pistonnée par un oncle aviné. Dès l’âge de 25 ans, la jeune portègne apprend à expertiser les tableaux des plus grands maîtres, sous la houlette d’Enriqueta Macedo, une spécialiste de renommée internationale. Elle y découvre aussi le monde interlope des faussaires. Après la mort de son mentor, notre héroïne se lance sans grand entrain dans la critique d’art où elle parvient néanmoins à se faire un nom. Virée de son journal, suite à un congé maladie longue durée, elle décide d’écrire la biographie de La Négra. Cette énigmatique artiste aurait fait partie du Club des Faussaires Mélancoliques dans les années 60. L’ex-critique part donc sur ses traces, au cœur de la bohème argentine. Les œuvres de Mariette Lydis et Pedro Figari auraient été ses modèles favoris.

María Gainza signe un roman court mais dense qui interroge le lecteur sur les problématiques de l’art contemporain. Il faut dire que la romancière argentine sait de quoi elle parle puisqu’elle a publié ses premiers articles sur l’art dès 2003. Elle a travaillé comme correspondante d'ArtNews et du New York Times à Buenos Aires. Elle a contribué à de plusieurs journaux dont Artforum et le supplément Radar du journal Página/12. Elle a également animé des cours et des ateliers d’art à l’université privée Torcuato Di Tella à Buenos Aires.

Dans La Faussaire de Buenos Aires, le lecteur apprend beaucoup sur le monde de l’art, des contrefacteurs et la vie des peintres en Argentine. La question qui se pose est de savoir si la femme sur laquelle enquête la narratrice n’est pas elle-même un leurre. La Négra est-elle un alter-ego du célèbre Elmyr de Hory ou une sorte d’arlésienne ? Mais la quête de notre héroïne est double. A travers le personnage de La Négra, c’est son amie perdue, Enriqueta Macedo, qu’elle cherche. La Faussaire de Buenos Aires, c’est aussi l’histoire d’une femme solitaire qui courre après les désillusions. 

📌La Faussaire de Buenos Aires. María Gainza. Christian Bourgeois, 176 p. (2022)


L'Évangile de la colère. Ghislain Gilberti

L'Évangile de la colère. Ghislain Gilberti


Lorsqu’il projetait d’écrire L'Évangile de la colère, Ghislain Gilberti a décidé de s’imposer deux contraintes. La première était de s’émanciper de ses personnages récurrents. Sur ce point, il n’a pas tenu complètement sa promesse puisqu’une certaine Cécile Sanchez apparait au milieu du roman. Ceux qui ont lu les précédents polars de Ghislain Gilberti connaissent déjà la commissaire de police spécialisée en criminologie. Pour ma part, il me semble qu’on aurait pu se passer d’elle mais sa présence ne me dérange pas non plus. En tout cas, j’ai la sensation que son créateur y est trop attaché pour s’en défaire si facilement. 

Le romancier s’était également promis d’oublier les trilogies et d’écrire un "one-shot", c’est-à-dire une intrigue en un seul épisode. Le résultat est un pavé de plus de 550 pages. Personnellement, je ne m’en plains pas. Je dois avouer que j’ai un peu douté de la réussite du projet en milieu de parcours mais l’auteur est doué pour les rebondissements. Il m’a complètement bernée. J’ai vraiment cru que l’enquête allait se conclure à la fin de la seconde partie et je me suis demandée comment il allait meubler les 250 pages suivantes.  En ce sens, la construction du roman m’a semblée assez atypique.

L’autre intérêt de ce polar tient à sa galerie de personnages. Hormis les psychopathes de service, le reste de la population est franchement borderline. Pour ne pas révéler toute l’intrigue, contentons-nous de dire que les forces du bien et du mal ne sont pas toujours du coté opposée de la ligne rouge. Je suis peut-être naïve mais je continue de penser que ce n’est pas toujours comme ça dans la vraie vie. Par ailleurs, dans le roman, il y a des situations et des actions qui pourraient prêter à débat sur leur légitimité mais ce n’est pas le cas. Ici, on fonce dans le tas !

Parmi les personnages imaginés par Ghislain Gilberti, il y a Seth Kohl dit le Zombie. Cet ancien agent des stups revient en effet d’outre-tombe. Après plusieurs années d’errance parmi la racaille qu’il côtoyait sous couverture, le flic refait surface lors d’une fusillade en banlieue nord. Sa hiérarchie l’envoie en cure de désintoxication puis l’affecte à la Brigade criminelle du SRPJ de Versailles. Il y remplace le chef de groupe, Paul Baptista, qui a été promu. Son binôme et son adjointe, est Céline Fauvel, surnommée Petshop (en référence à une marque de jouets). Les présentations sont écourtées par des meurtres spectaculaires, apriori sans lien entre eux, qui déconcertent d’autant plus les enquêteurs que les empreintes retrouvées sur les lieux sont identiques. D’ailleurs, le meurtrier semble n’avoir pris aucune précaution d’usage. Tandis que l’éventualité d’un tueur en série se confirme, l’équipe se réorganise. Asia Baptista (qui n’est pas seulement la sœur de Paul mais aussi la directrice du service technique et scientifique) et le groupe de sa subordonnée, Karine Perrin, sont déchargés de toutes autres affaires en cours pour venir en renfort sur celle-ci.

Avec "L'Évangile de la colère", Ghislain Gilberti conduit son lecteur à toute berzingue jusqu’aux portes de la folie et de l’enfer. Il n’y a pas de place ici pour les ergoteurs et les âmes sensibles. Du coup, les fameuses 550 pages s’avalent quasiment sans reprendre haleine. Et c’est avec un sentiment de malaise qu’on referme ce polar, presque hagard. Le pari de Ghislain Gilberti, en revanche, est bel et bien réussi. Bravo !

📌L'Évangile de la colère. Ghislain Gilberti. Hugo Thriller, 570 p. (2022)


Les homards sont immortels. Sophie Pujas

Les homards sont immortels. Sophie Pujas


Voici un petit roman qui a des parfums d’enfance et de désillusion. Nous sommes en 1987. Iris, Sacha et leurs parents sont en vacances sur l’Île d'Ouessant. La météo bretonne est au zénith, le lecteur sentirait presque les odeurs d’embruns lui titiller les narines et le sable chaud caresser sa peau. C’est le temps béni des crèmes glacées, des balades à vélo et des premiers émois amoureux. Papa, brocanteur de profession, se passionne pour les vieilles pierres et les histoires de corsaires. Maman enseigne à l’Université. « Nous n’avons pas gagné à la loterie biologique » dit-elle à propos des humains que nous sommes. Les homards, eux, sont immortels. « Virtuellement, au moins. Leurs cellules ne vieillissent pas. Seules la pêche et l’usure de leur carapace les rendent vulnérables. Si nous étions des homards, nous pourrions dire adieu à l’angoisse de vivre systématiquement moins d’un misérable petit siècle. » Maman est belle, maman rayonne… et puis maman disparait oubliant la casserole de lait chaud sur la plaque de cuisson. A la fin de l’été, personne ne viendra ranger les photos du bonheur passé dans l’album de famille.

Cette histoire nous est rapportée par Iris, 10 ans, avec sa vision et ses mots d’enfant. L’opus ressemble à un journal intime. Il est agrémenté de photos en noir et blanc, commentées par la fillette, et de notes de bas de page, visiblement écrites de sa main. Le résultat est bluffant. Il y a beaucoup d’émotions dans ce petit livre où le lecteur se prend parfois à sourire où à soupirer de compassion. Le roman nous rappelle la lourde responsabilité parentale : celle de rendre notre progéniture apte au bonheur. La moindre erreur peut s’avérer fatale. 


Extrait :

« Pour que le passé, cette sale bête, lui saute à la gorge, il suffisait de rien : un ciel un peu trop gris, un dimanche qui s’attardait sans grâce, un détail charriant un écho d’autrefois. Aujourd’hui, c’était cette toute jeune fille aux yeux clairs qui venait de lui servir un café en terrasse. Un bref instant c’est une autre silhouette qu’elle avait cru voir, une silhouette vive sur fond de mer, au sourire vainqueur, avant que l’illusion ne s’évanouisse comme elle était venue.

Combien de temps fallait-il pour qu’un souvenir vous oublie enfin ? Combien de secondes étirées en années pour qu’un fantôme se tienne sage, et vous regarde enfin avec douceur ? »


📌Les homards sont immortels. Sophie Pujas. Flammarion, 144 pages (2022)


Saharienne indigo. Tierno Monénembo

Saharienne indigo. Tierno Monénembo


Saharienne indigo n’est pas le titre que Tierno Monénembo avait choisi pour son 14ème roman. Non, il préférait Les Vies et les Morts de Véronique Bangoura en référence à l’un de ses personnages principaux. C’est le nom (ou plutôt l’un des noms) de sa narratrice. Dans son pays natal, la Guinée, elle s’est aussi appelée Néné Fatou Oularé mais ses copines d’infortune la surnommaient Atou. Dans le 5ème arrondissement de Paris, où la jeune femme vit désormais, on la surnomme "Comtesse". 

Qui est-elle vraiment ? Une meurtrière ? Une victime ? Une simple exilée ? Une auxiliaire de vie ? Sa voisine, une certaine Madame Corre, veut tout savoir de sa vie. Véronique est exaspérée par ses questions incessantes mais le poids de la solitude l’empêche de couper les ponts avec la fouineuse. De la rue Mouffetard à la place Monge en passant par le Jardin des plantes, de salons de thé en restaurants, de discussions en confidences, les deux femmes vont finir par s’apprivoiser mutuellement. 

Leur premier point commun est un certain penchant pour les pseudonymes. D’ailleurs, Mathilde Corre, n’est-elle pas l’épouse du pauvre Farjanel ? La rumeur prétend qu’il l’aurait « achetée » dans une agence matrimoniale à Monaco. Prospero, le marchand de gaufres, la surnomme la "Quinteuse". D’aucuns disent aussi qu’elle est la meurtrière de la rue de la Clef ! 

En vérité, les destins de nos héroïnes se rejoignent quelque part, dans leur indicible passé africain, celui des victimes collatérales du tristement célèbre camp B (le camp d’internement Boiron se trouve à la limite du centre-ville de Conakry). A travers elles, Tierno Monénembo évoque la dictature d’Ahmed Sekou Touré, président de la Guinée de l'indépendance en 1958 à sa mort en 1984. Le roman est paru quelques mois après les commémorations dénonçant les purges des années de plomb. Le propos se veut néanmoins universel et le romancier aborde l’épineuse question du devoir de mémoire. 

Saharienne indigo est un roman puzzle. Le lecteur s’y laisse volontiers égarer puis rattraper par la manche. Le style, plein de verve, rend un bel hommage à l’oralité africaine. Tierno Monénembo est un humaniste dans tous les sens du terme : amoureux de littérature et de musique, il se fait aussi le chantre de la tolérance.  

Tierno Monénembo s’est fait connaître avec Les crapauds-brousse (1979), un premier roman qui lui a valu un passage remarqué dans Apostrophes, l’émission de télévision littéraire produite et animée par Bernard Pivot (1975-1990). L’écrivain a reçu plusieurs prix dont le prix Renaudot pour Le Roi de Kahel en 2008 et le Grand Prix de la francophonie pour l’ensemble de son œuvre en 2017.

Extrait : 

« Je n’ai pas la tête de Carmen ou de Lolita, voyons ! Je ne suis que votre voisine, la nunuche du 43, celle dont la trempe va si bien avec le silence et l’anonymat. À quoi bon ? La mienne ou celle d’un autre, ce sont les mêmes secousses, les mêmes sempiternels ouragans ! Mieux vaut se taire, se cramponner, prendre les choses comme elles viennent. En tout cas, c’est ma façon de penser. Tenir le coup en serrant les dents, et puis, juste après, oublier, tout oublier, voilà mon affaire ! Je ne cherche pas à raconter. Je veux au contraire tourner la page, vider la mémoire, jeter au caniveau les regrets et les deuils ! 

Vous comprenez ?»

📌Saharienne indigo. Tierno Monénembo. Seuil, 336p. (2022)


Un fils perdu. Sacha Filipenko

Un fils perdu. Sacha Filipenko


A l’instar du héros de ce roman, la Biélorussie est entrée dans le coma. Tel est le message que Sacha Filipenko, "fils perdu" de ce pays, actuellement exilé en Suisse, souhaite nous transmettre. Aucun nom n’est cité, ni d’homme ni de ville, mais l’intrigue s’inspire d’évènements réels et s’imbrique dans la grande histoire. Un fils perdu est une photographie de la situation passée et présente du pays, mais peut-être aussi malheureusement de son futur. La Biélorussie est le meilleur endroit pour tomber dans le coma : l’inertie généralisée facilite le retour à la réalité.  Francysk Loukitch, le personnage principal, est fait l’amer découverte.

Au début du roman, Francysk Loukitch est élève au lycée national des arts. Sa grand-mère, Elvira Alexandrovna, espère en faire un violoncelliste de renommée internationale. Or, le jeune homme montre si peu d’intérêt pour l’étude de la musique que mamie doit user de sa position de traductrice à l’Académie des sciences (et de divers pots de vin) pour convaincre ses professeurs de ne pas le renvoyer de l’établissement. Pendant que les enseignants examinent le cas de chaque élève en conseil de classe, les jeunes gens se donnent rendez-vous dans leur QG (les toilettes) pour fumer, blaguer, discuter de l’intérêt de s’exprimer dans leur langue maternelle plutôt qu’en Russe, etc. Le soir, Francysk doit rejoindre Nastia, la plus belle fille du lycée, pour l’accompagner à un concert. La jeune fille est en retard, comme toujours. Pendant que son soupirant fait le pied de grue à l’entrée du métro, un orage éclate. Pour échapper à la grêle, la foule se rue dans la station dont la police a pris soin de fermer les accès. On courre, on pousse, on piétine, on glisse, on tombe… Le bilan de cette bousculade s’élève à une centaine de blessés et plusieurs dizaines de morts. Francysk est conduit aux urgences, en même temps que les autres victimes. Il restera dans le coma plus de 10 ans. Sa grand-mère est la seule à croire en sa rémission, campant littéralement à son chevet dans sa chambre d’hôpital. Stass, son meilleur ami, lui rend visite ponctuellement. Les monologues de ses deux personnages sont autant d’informations sur la vie politique, sociale, économique et culturelle de la Biélorussie. Lorsque Francysk revient à la vie, sa grand-mère vient de mourir, sa mère a refait sa vie et sa petite amie l’a quitté pour un autre. En revanche, le pays est pratiquement tel qu’il l’a laissé une décennie plus tôt. 

Un fils perdu est le troisième livre de Sacha Filipenko traduit en français après Croix rouges (éditions des Syrtes, Genève 2018) et La Traque (éditions des Syrtes, Genève 2020). Paru en russe en 2014, ce roman est une métaphore édifiante qui dénonce le régime prorusse d’Alexandre Loukachenko. Il fait référence à plusieurs évènements survenus au cours de la décennie 1999-2009. Le drame évoqué lors de l’accident de son héros, par exemple, a eu lieu dans le métro de Minsk en 1999, faisant plus de 50 morts et 150 blessés. Un fils perdu est un trésor d’humour noir ou l’absurde côtoie tantôt l’inertie et la lâcheté, tantôt l’obéissance aveugle et la compromission. Parmi les passages les plus croustillants, il y a celui où l’agent de police, dans le cadre d’une enquête sur une manifestation étudiante, vient relever les empreintes du comateux, au même titre que n’importe quel autre citoyen en âge d’être suspecté de rébellion !  Un autre exemple concerne un match de football. Tous les supporters portant des t-shirts blancs sont « invités » à les laisser à l’entrée du stade. La raison ? Le blanc et le rouge sont les couleurs du drapeau de la République populaire biélorusse de 1918 puis de la Biélorussie indépendante entre 1991 et 1995. Il est aujourd'hui le symbole de l'opposition au président Alexandre Loukachenko. Les vêtements ainsi abandonnés finissent par former une véritable montagne textile obstruant l’entrée du site.

📚Sacha aussi a lu et apprécié ce roman. 

Extrait :

« En cette journée de mai fatalement caniculaire, aucun problème de communication ne devait surgir entre l’artiste et ses nombreux spectateurs. Le vétéran savait qu’il empêchait les élèves de sortir, les élèves savaient qu’il fallait respecter le vétéran, car s’il n’avait pas été là, on ne voyait pas bien ce que serait le pays aujourd’hui. Tout en écoutant d’une oreille le discours de bienvenue, Francysk gribouillait le dossier du siège devant lui. Son meilleur ami, Stass Kroukovski, grattait avec application une tache sur son jean. À côté d’eux, on murmurait, on se pinçait, on s’échangeait des messages. Certains terminaient leur dernier devoir de solfège de l’année, d’autres imitaient un ronflement éhonté. Bref, la rencontre se déroulait dans une atmosphère amicale, comme à l’ordinaire, quand brusquement, toute la salle tendit l’oreille. Le silence se fit. Les lycéens se turent. Le vétéran venait soudain de dire ce qu’il n’était pas censé dire. »

📌Un fils perdu. Sacha Filipenko. Editions Noir sur Blanc, 192 p. (2022)


Hâpy. Taleb Alrefai

Hâpy. Taleb Alrefai


La question de l’identité sexuelle se prête-t-elle facilement au récit romanesque ? C’est un sujet dont les facettes sont multiples, parfois difficile à aborder y compris dans les sociétés émancipées. Il est carrément tabou dans les pays où le rigorisme religieux et/ou le poids des traditions ancestrales s’opposent aux différences. Le romancier koweïtien, Taleb Alrefai, s’est pourtant essayé à l’exercice. Le titre de son roman fait référence à Hâpy (ou Happy), le dieu égyptien hermaphrodite du Nil en crue.  

Dans la famille de Rayyane, il y a six filles… enfin jusqu’à que les médecins lui diagnostiquent une malformation congénitale, due à ses antécédents familiaux (ses parents sont cousins germains). Notre ado, déclaré fille à la naissance, apprend qu’il n’a ni utérus ni ovaires. Si Rayyane et (dans une moindre mesure, sa mère) avait pressenti ce fait depuis longtemps, ses proches tombent des nus. Leurs réactions s’avèrent même d’une extrême violence. Le père Rayyane, passager clandestin dans sa propre maison, a été écarté du secret le plus longtemps possible. Il est manipulé par sa fille, Noura, qui est la plus virulente. L’aînée de la fratrie oppose aux rapports médicaux des arguments religieux sans fondement puisque contredits par une fatwa autorisant la chirurgie réparatrice des organes sexuels et la réassignation de l’identité dominante du sujet. La controverse se poursuit alors sur le terrain juridique. Si Rayyane devient officiellement un homme, il sera alors l’héritier principal de ses parents. Ses sœurs se sentent lésées. Elles lui reprochent aussi d’attirer les ragots et le déshonore sur la famille. Sa mère (même dépassée par les évènements) et sa meilleure amie, Jawa, restent ses seuls soutiens dans la conquête de sa véritable identité. Rayyane doit suivre un traitement médicamenteux et subir plusieurs opérations. Le chemin est long et éprouvant. Rien ne sera épargné à cet adolescent fragile mais courageux. 

Rayyane est le narrateur exclusif de ce roman qui se substitue à son journal intime. La quatrième de couverture annonce que le livre s’inspire d’une histoire vraie et le héros répète à plusieurs reprises qu’il souhaite publier son témoignage sous forme romanesque. Par ailleurs, le caractère un peu répétitif du texte, lui insuffle un supplément de crédibilité.  Le lecteur est profondément touché par la souffrance et la résilience du narrateur.

Taleb Alrefai est l’un des seuls auteurs koweitiens traduits en français. Les éditions Actes Sud ont déjà publié Ici même (2016), L’ombre du soleil (2018) et Al-Najdi le marin (2018). Les lecteurs désireux de découvrir le pays natal de Taleb Alrefai à travers son œuvre devront sans doute se tourner vers l’un de ces trois livres. Hâpy, qui se concentre à juste titre sur la thématique transgenre, n’a pas cette ambition. 

 Extrait :

« — Demain sera un nouveau jour !

J’aurais souhaité qu’elle me dise Bonne nuit, mon chéri et non Bonne nuit, ma chérie !

Maman. Jamais je n’oublierai combien elle m’avait aidé et soutenu au long de ces deux dernières années. Elle avait tout supporté : les jugements, les disputes et les menaces de tous. Sans relâche, elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour se tenir à mes côtés. Sans elle, je ne serais pas ici aujourd’hui. Mais à ce moment-là, elle n’osait pas encore tout à fait affronter la rugueuse réalité (…)

Maman avait longtemps été la seule à comprendre mon problème : je souffrais depuis ma naissance d’une malformation génétique contre laquelle je ne pouvais rien. Elle m’avait accompagnée à chaque étape : elle était là pour les premières analyses, pour les radiographies, pour les traitements et la rémission de mon épreuve. Bien sûr, son regard sans cesse noyé de larmes avait maintes fois trahi son malaise et ses souffrances. Je me souviendrai toujours du jour où elle m’avait murmuré dans un soupir désespéré qui m’avait profondément blessé :

— J’ai pensé à tout, à tout, Rayyane, à tout, sauf à la transsexualité !»

 

📌Hâpy, histoire d'un transgenre koweïtien. Taleb Alrefai. Actes Sud, 256 p. (2022)


Un monde merveilleux. Paul Colize

Un monde merveilleux. Paul Colize


Ce n’est pas facile de parler d’un roman en huis clos dont l’intrigue se déroule pour l’essentiel dans l’habitacle d’une Mercedes 220D intérieur cuir rouge. Ajoutez à cela que les deux personnages principaux ont reçu pour consigne de se parler le moins possible et vous imaginerez la difficulté de résumer ce polar sans trop en dire… mais cette histoire est évidemment bien plus complexe qu’elle n’y parait de prime abord. 

Nous sommes en octobre 1973. Le premier maréchal des logis Daniel Sabre, du premier régiment de lancier de l’armée belge, se voit confier une mission très énigmatique dont il espère tirer la promotion tant attendue. Fidèle aux principes d’obéissance des soldats, il ne pose donc aucune question lorsqu’on lui demande de quitter sa caserne de Düren en Allemagne à bord d’un véhicule banalisé et en habits de pékin. Il s’agit de conduire une civile vers les destinations de son choix tout en respectant plusieurs règles, dont la principale est la discrétion. La mission devant rester secrète, le soldat devra s’abstenir de communiquer avec ses proches. En revanche, il devra faire un rapport téléphonique quotidien à son état-major. 

Comme on peut s’y attendre un dialogue finit par s’installer entre nos deux protagonistes. La mystérieuse jeune femme, confiant quelques brides d’informations sur son identité, apprend à son chauffeur qu’elle se nomme Marlène et qu’elle est professeure de français à l’athénée Robert-Cateau à Bruxelles. Bien entendu, les évènements qui jalonnent la route vont inciter les deux voyageurs à aller plus loin dans la série des confidences mutuelles. Où cela va-t-il les conduire, au sens propre comme au sens figuré ? Telle est la question que le lecteur se pose en permanence.

Tous les chapitres de ce roman profondément humain sont associés à un prénom. Tantôt il s’agit de ceux de nos deux héros, tantôt de personnalités dont l’auteur a exhumé les actions exemplaires ou les barbaries qui ont jalonné la grande histoire. Le lecteur comprend qu’il y a ici un fil à dérouler. 

A part une brève course poursuite, il y a peu d’actions d’éclat dans ce roman, et l’auteur ne nous abreuve pas non plus de rebondissements à répétition. Un monde merveilleux est un polar bluffant avec une reposante économie de moyens. 


📚Un autre avis que le mien chez Kathel

📌Un monde merveilleux. Paul Colize. Éditions Hervé Chopin, 320 p. (2022)


Les fêlures. Barbara Abel

Les fêlures. Barbara Abel


Un matin, Garance Leprince est réveillée en sursaut pas un SMS de sa sœur cadette. Roxane la supplie de venir chez elle le plus tôt possible. Arrivée dans l’appartement dont elle a les clés, Garance constate que la jeune femme et son amoureux se sont injectés volontairement du poison. Ils sont étendus inconscients sur leur lit, leurs lettres d’excuses posées sur la table de chevet. Stupeur et incompréhension. Le couple, très fusionnel, semblait pourtant heureux. Lorsque les secours arrivent, il est trop tard pour Martin Jouanneaux. L’amoureux de Roxane ne se réveillera pas. La jeune femme, en revanche, est sortie du coma. 

Roxane n’est pas tirée d’affaire pour autant car la famille Jouanneaux use de son influence et porte plainte pour homicide. La survivante va devoir s’expliquer sur son geste. Elle doit prouver qu’il s’agit bien d’un suicide et non d’un meurtre… d’autant que les apparences ne jouent pas en sa faveur. Tous les épisodes de la vie amoureuse du couple vont ainsi être exposés à la vue d’autrui et disséqués sans complaisance. De son coté, Garance tente de rassembler le puzzle des évènements pour innocenter sa sœur adorée. Quelles fêlures dans la vie de sa cadette a-t-elle occultées ? Un nouveau regard sur le passé s’impose. 

Barbara Abel signe un thriller domestique fascinant. Librement adapté de la tragédie shakespearienne de Roméo et Juliette, son polar s’inspire également d’un fait divers contemporain. La romancière nous interroge sur la responsabilité directe ou indirecte des proches dans les cas de suicide et explore les méandres les plus sombres des relations familiales. Chaque version des différents protagonistes est contredite par la partie adverse, si bien que la romancière balade son lecteur de rebondissement en rebondissement. De fait, le chemin vers la vérité s’avère aussi éreintant qu’une séance de psychanalyse ! 

📌Les fêlures. Barbara Abel. Plon, 432 p. (2022)


La petite bande. Vincent Jaury

 

La petite bande. Vincent Jaury

En ouvrant ce livre je me suis posé une question :  suis-je capable d’avoir de l’empathie pour des individus avec lesquels je n’ai apriori aucun point commun. La réponse semble s’imposer d’elle-même. L’amitié, l’amour, la nostalgie, l’ennui, le mal-être, la peur de vieillir… ces sentiments sont universels. Et pourtant, n’avons-nous pas tendance à considérer que les gens nés dans l’opulence n’ont pas le droit d’être malheureux ? Contre toute attente, "La petite bande" de Vincent Jaury m’a touchée au cœur.

Ils s’appellent François, Hadrien, Pierre-Marie ou Laurent. Dans les années 1990, ces parisiens étaient jeunes, riches et parfois beaux. Ils ont fréquenté le même lycée de nantis avant de se disperser hors les murs, voire en province ou à l’étranger. Chacun a mené son bonhomme de chemin (finalement pas tout tracé), avec les chausse-trapes et les culs de sac de rigueur. Ils tentent coûte que coûte de maintenir le fil, ce lien d’amitié qui les a uni pendant les années de liesse. Oui, mais voilà, ils ont vieilli (c’est courageux), le monde a changé et ils n’y trouvent pas tous leur place. La fête est finie ! Certains se marient puis divorcent, d’autres sombrent dans l’oisiveté, l’alcool, la drogue ou la religion… se radicalisent éventuellement. Il n’est pas toujours facile de les aimer mais leur attachement réciproque et leur fragilité collective a fini par avoir raison de ma résistance.

Vincent Jaury se plait à citer Francis Scott Fitzgerald et Marcel Proust évidemment. Sa plume est belle et sensible, suffisamment en tout cas pour transcender les différences sociales.

📌La petite bande. Vincent Jaury. Grasset, 140 p. (2022)

Le livre du désert. Theo Clare

Le livre du désert. Theo Clare


Le pari tient ici au fait d’oublier, le temps d’un cycle romanesque, que Theo Clare a publié précédemment des thrillers sous le pseudonyme plus connu de Mo Hayder (1962-2021). Paru à titre posthume, Le livre du désert (The Book of Sand en Version originale) est la première incursion de la romancière britannique dans la littérature de science-fiction. Le second volet, intitulé The Book of Clouds, devrait être publié en 2023. 

S’ils étaient des gens ordinaires, les Sensitive pourraient être les membres d’une famille recomposée comme il en existe tant d’autres. La différence tient au fait qu’ils ne se sont pas choisis et qu’ils doivent mener une étrange quête dans un univers post-apocalyptique au milieu d’un désert infesté de "Djinnis" (des créatures horrifiques qui peuplent les nuits). Ce lieu, qui n’est pas sans ressembler à l’univers de Dune (Frank Herbert, 1965), se nomme "le Cirque" et les protagonistes doivent y dégoter un mystérieux graal. « Le Sarkpont se trouve dans une piscina, à l'angle nord-ouest d'un rectangle » : telle est l’énigme que nos héros doivent résoudre en moins de 12 "Regyres", une unité de temps aléatoire qui dépend de la capacité des autres groupes participants à trouver la porte de sortie du Cirque. 

Dans un univers parallèle, qui est sans doute le nôtre, une adolescente est victime d’hallucinations.  McKenzie Strathie, âgée de 17 ans, vit dans le comté de Fairfax en Virginie. A priori c’est une lycéenne sans histoire, plutôt brillante mais mal intégrée. Fascinée par le désert depuis sa plus tendre enfance, la jeune fille pressent que ses visions n’ont rien à voir avec une hypothétique maladie mentale. Son intuition est confirmée lorsqu’elle reçoit, via les réseaux sociaux, le message d’un certain @NewtinSettle. McKenzie n’est plus seule mais doit-elle faire confiance à un inconnu ?

Evidemment la question qui se pose immédiatement est de savoir quel est le rapport entre les deux personnages qui partagent des symptômes hallucinatoires, et la quête de la famille des Sensitive. Sont-ils impliqués dans une sorte de jeu de survie grandeur nature à la manière de Battle Royale (Kōshun Takami, 1999) ou d’Hunger Games (Suzanne Collins, 2008) ? Les ressorts de l’intrique sont assez longs à se mettre en place mais cet inconvénient est largement compensé par la tension et le suspense entretenus par l’auteur. 

Theo Clare / Mo Hayder m’a conduite assez loin de ma zone de confort. Je lis peu de romans de science-fiction et je n’adhère pas vraiment au concept du "Last Man Standing" (dernier homme debout) qui valorise généralement l’individualisme. Et pourtant… Contre toute attente, je me suis prise au jeu. Je me suis attachée aux personnages et j’ai eu envie de connaître leur destin. Par ailleurs, s’ils veulent survivre, les membres de la famille doivent utiliser les compétences de chacun, veiller sur les plus faibles, et prendre soin des blessés… bref, la solidarité est de mise face à l’adversité. J’ai d’autant plus hâte de découvrir ce qui attend les héros dans le second volet que de nombreuses questions restent en suspens. 

📌Le livre du désert. Theo Clare (Mo Hayder). Presses de la cité. 560 p. (2022)


Respirer le noir. Yvan Fauth (dir)

Respirer le noir. Yvan Fauth



Voici le quatrième recueil de nouvelles réunies par Yvan Fauth autour des 5 sens. Après l'ouïe (Ecouter le noir, 2019), la vue (Regarder le noir, 2020) et le toucher (Toucher le noir, 2021), son choix s’est porté cette année sur l’odorat. L’ouvrage compte 12 nouvelles et autant de grands noms de la littérature de genre. Suspense, tension, anticipation, horreur… le plaisir se renouvelle dans la diversité. C’est aussi une manière originale d’aborder des auteurs qu’on n’a pas encore eu l’occasion de lire. 

L’ouvrage s’ouvre sur une nouvelle de l’écrivain britannique R. J. Ellory (Et oui, rien que ça !), intitulée Le parfum du laurier-rose. Le lecteur assiste à la dérive quasi-programmée d’un type appelé Anderson, ancien repris de justice, libéré après 29 années de prison. Dans Respirer la mort, Sophie Loubières, nous rapporte le destin tragique de Willy, dont le don très particulier, est source d’autant de tracas que d’avantages. Mo Malø (alias Frédéric Ploton qui écrit sous divers pseudonymes) nous emmène, quant à lui, bien loin de l’hexagone, sur un territoire qui lui est cher : le Groenland. Nous suivons une équipe de scientifiques allemands partis sur les traces d’un certain Rasmus Villmussen, compagnon de route du climatologue d’Alfred Wegener, disparu avec lui lors d’une mission en 1930. Cette expédition réserve évidemment quelques surprises aux protagonistes. Autre histoire, autre ambiance. Dans Deux heures et trente minutes, Dominique Maison, nous invite dans les coulisses de l’Elysée. Lorsqu’un agent d’entretien meurt subitement, cela devient une question de sureté nationale. Le rouleau compresseur se met immédiatement en branle : l’état-major du Président de la République doit évaluer la menace. Le politicien est-il visé ? Les enquêteurs devront répondre à cette question avant le lever du Président à 8h00 pile. Miracle, le texte de Vincent Hauuy, nous conduit dans un futur où les dérives de l’intelligence artificielle ont conduit l’homme en enfer ! A l’inverse, Les doux parfums du cimetière de Jérôme Loubry, est une parenthèse généreuse et poétique, dans ses mondes de brutes.  

On voudrait évoquer toutes les nouvelles tant elles sont éclectiques dans leur manière d’aborder la thématique. Je préfère néanmoins laisser aux lecteurs potentiels le plaisir presque entier de cette découverte littéraire et olfactive. Chacun y trouvera son bonheur à n’en pas douter. Vivement le volume sur le goût !

📌Respirer le noir. Barbara Abel, Franck Bouysse, Chrystel Duchamp, Karine Giebel, François-Xavier Dillard,Sophie Loubière, R. J. Ellory, Dominique Maisons, Mo Malø, Adeline Dieudonné, Jérôme Loubry, Hervé Commère et Vincent Hauuy. Belfond, 304 p. (2022)


Le naufrage de Venise. Isabelle Autissier

Le naufrage de Venise.


Isabelle Autissier présente son livre comme un roman d’anticipation. Sans spolier entièrement l’intrigue, on peut mentionner que l’ouvrage s’ouvre en effet sur une scène d’apocalypse : Venise, la sérénissime, n’est plus. La cité des doges a été submergée par l’acqua alta (littéralement, « hautes eaux »). Le système d’écluses MOSE (en référence à Moïse) n’a pas pu la sauver. C’est ainsi qu’un matin, les Vénitiens se sont réveillés dans les décombres vaseuses de la cité lacustre. Comment cela a-t-il pu arriver ? La ville était menacée par les inondations et l’enlisement. Oui, et alors ? D’aucuns répétaient que cela faisait presque 10 siècles qu’elle résistait à tous les assauts.

Contrairement au romancier japonais Sakyo Komatsu dans La Submersion du Japon, Isabelle Autissier ne s’attarde pas longtemps sur « l’après ». Là n’est pas son propos. Ce qui intéresse l’auteur c’est « l’avant », le déni quasi unanime des Vénitiens. Dans cette affaire, elle distingue trois camps, représentés par les membres d’une même famille.  Guido Malegatti, le père, est conseiller aux affaires économiques de la ville. C’est un parvenu, un fils de paysan, qui a fait fortune dans l’immobilier avant d’épouser une notable désargentée. Il est partisan du tourisme de masse qui, pense-t-il, fournira des emplois aux électeurs des frazioni (localités) moins favorisées de Mestre et Marghera. Sa fille Léa, est une farouche représentante du « camp des Cassandre ». Elle milite activement contre le Veniseland de son père. Entre les deux, la voix de Maria Alba, l’épouse de Guido et la mère de Léa, n’est qu’un murmure. Cette descendante des Dandolo de Cantello, une famille qui a donné plusieurs doges à la ville, se languit de la Venise élitiste et surannée de ses ancêtres. 

On connaissait Isabelle Autissier, la navigatrice (première femme à avoir fait le tour du monde en solitaire en 1991) puis la romancière (primée à plusieurs reprises) et la femme engagée (présidente d'honneur du WWF-France, ambassadrice de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme, membre du Conseil économique, social et environnemental (CESE)... Dans ce roman, elle coiffe sa casquette d’écologiste pour nous alerter sur les conséquences de la politique de l’autruche en matière de risques environnementaux. On l’aura compris, le cas de Venise a vocation à une prise de conscience universelle. 

Le lecteur comprend immédiatement qu’Isabelle Autissier sait de quoi elle parle. Le roman est très bien documenté et on y apprend beaucoup. Pour autant, l’auteur n’a pas choisi de s’exprimer à travers un essai mais par le biais du genre romanesque. Et c’est une réussite. L’écriture est belle et fluide, le roman est agréable à lire et on a envie de suivre les personnages jusqu’au bout de leur histoire. 


Extrait :

"Ce soir-là, il avait fait annuler son dîner avec les représentants de la chambre de commerce de Milan. Ce n’était pas un gros sacrifice, ces arrogants l’insupportaient, même s’il avait besoin d’eux. Mais la marée haute était annoncée pour 23 heures, juste au moment où il aurait alors dû rentrer à la maison. Depuis deux jours on ne parlait que de l’acqua alta qui arrivait, et les services météorologiques l’avaient prévue sévère. Tous les signaux étaient au rouge. Il pleuvait depuis près de trois semaines. Le Pô, l’Adige, la Brenta débordaient et, malgré les innombrables aménagements au cours des siècles, avaient contribué à faire monter le niveau dans la lagune. La tempête s’annonçait forte. Elle avait déjà ravagé les côtes de Sicile. Plus embêtant, son passage allait coïncider avec l’heure de la haute mer et les forts coefficients de la nouvelle lune. Depuis le matin le sirocco soufflait son haleine tiède mais brutale, qui retroussait comme des babines les eaux du Grand Canal. Ce vent allait pousser les eaux de l’Adriatique vers le nord, les obligeant à s’engouffrer par les passes du Lido et s’opposant à leur décrue. Bref toutes les conditions étaient réunies pour une forte inondation."

📌Le naufrage de Venise. Isabelle Autissier. Stock, 200p. (2022)