L’anomalie. Hervé Le Tellier

L’anomalie. Hervé Le Tellier


A travers ce roman original, intelligent et souvent drôle, Hervé Le Tellier évoque les grandes questions existentielles de l’humanité. Certes, les hommes s’interrogent depuis la nuit des temps sur leur présence ici-bas. D’où venons-nous ? Quel est le but de notre présence sur terre ? Existe-t-il d’autres formes de vie dans l’Univers ? Sommes-nous seulement réels ? S’ajoute à cela une série de questions individuelles sur le sens que l’on souhaite donner à sa vie, ses priorités, etc.  Comment répondre à toutes ses interrogations ? Certains d’entre nous se tournent vers les sciences ou la philosophie, d’autres se réfugient dans la religion, voire la littérature ou le cinéma. Mais imaginons un instant qu’un fait divers révèle une sorte d’anomalie dans l’ordre naturel. Notre vision du monde n’en serait-elle pas bouleversée à jamais ?

Hervé Le Tellier a imaginé une faille dans la matrice. Bien-entendu, les Américains ont déjà envisagé l’inimaginable. Ils s’y sont même préparés.  C’est ainsi que deux très jeunes scientifiques aussi brillants que facétieux ont rédigé le protocole 42. Cette procédure doit s’appliquer en cas de situation inédite… sauf que nos logisticiens n’ont pas vraiment pris cette éventualité au sérieux. Aussi, lorsque les 143 passagers du vol A006 d’Air France Paris/New-York sont interceptés suite à une « anomalie », la grosse machine Etatsunienne est enclenchée. La sécurité intérieure, l’armée et le FBI sont sur le pont et applique le protocole avec une redoutable efficacité même si la situation semble tourner un peu au vaudeville. Dans le même temps, les autorités américaines réunissent des experts de tous horizons pour tenter de comprendre d’où vient l’erreur et ce qu’elle implique pour l’humanité. Une hypothèse est retenue. Pour autant, tout n’est pas réglé. 

Je dois dire qu’Hervé Le Tellier n’a pas usurpé son prix Goncourt. L’anomalie est une réussite et je me suis régalée de bout en bout. D’aucuns trouveront peut-être la présentation des différents personnages en première partie un peu longue. Il est vrai qu’on a hâte d’en venir aux faits mais la galerie de portraits est assez réussie pour qu’on prenne son mal en patience. Parmi eux, il y a même un écrivain qui pourrait être l’alter ego de l’auteur. Hervé Le Tellier pousse d’ailleurs le clin d’œil jusqu’à lui attribuer à son double un roman intitulé L’anomalie, récipiendaire de prix littéraires prestigieux. 


Extrait :  

«Il arrange le corps du mieux qu’il peut, selon l’hypothétique trajectoire que lui aurait imposée la gravité après une glissade tragique. Et là, quand il se relève, admirant son travail, une envie prodigieuse de pisser le saisit. Blake n’y aurait jamais pensé. Il faut dire que dans les films, l’assassin ne pisse pas. Le besoin est si pressant qu’il songe même à se soulager dans la cuvette, quitte à nettoyer à fond après. Mais si les flics se mettent à être un tant soit peu intelligents, ou simplement systématiques, à suivre méthodiquement la procédure, ils trouveront de l’ADN. Forcément. Enfin, c’est ce que se dit Blake. Alors, malgré sa vessie qui l’implore, il poursuit son plan en grimaçant sous le supplice.»


📌L’anomalie. Hervé Le Tellier. Folio, 416 p. (2022)


La secte. Michael Katz Krefeld

La secte. Michael Katz Krefeld


Je découvre l’auteur de polar danois Michael Katz Krefeld avec La secte, son dixième roman. C’est le troisième volet de la série "Ravn" (Corbeau), pseudonyme inspiré du nom de son héros récurrent Thomas Ravnsholt. C’est l’archétype du flic dépressif scandinave : un ancien inspecteur de police devenu détective privé (et alcoolique) après le meurtre de sa petite amie.  

L’intrigue nous conduit au cœur du quartier de Christianshavn à Copenhague, connu pour ses fortifications, ses canaux, le squat de Christiania, l'église de Notre-Sauveur, ses cafés en terrasse et son ambiance alternative. Ravn habite là, sur un bateau, avec Møffe, son bulldog anglais. Au début du roman, on ne peut pas tout à fait le qualifier de détective privé puisqu’il vit plutôt d’expédients, des affaires d’arnaques aux assurances pour le compte d’un avocat. Le reste de son temps, il le passe chez Johnson, son pote barman qui lui offre un crédit illimité non sans le sermonner régulièrement sur son mode de vie destructif. Parmi les fidèles amis de notre anti-héros, il y a encore Eduardo, son voisin journaliste, et victoria la bouquiniste. Cette routine est bientôt bouleversée par une nouvelle proposition de boulot. Ravn est contacté par l’éminence grise d’un homme d’affaire ayant fait fortune dans le domaine de la formation managériale. Il s’agit de retrouver le fils de Ferdinand Mesmer, Jakob, disparu 10 ans plus tôt après l’incendie du siège de sa secte. S’en suivent de nombreux atermoiements à l’issue desquels notre ex-flic se décide à mener l’enquête et à partir sur les traces d’un autre détective chargé de l’affaire avant lui. Ses recherches vont le conduire jusque dans un centre de réhabilitation installé sur l’île de Lolland dans la région du Sjælland au sud est du Danemark. 

Je ne peux pas dire que Michael Katz Krefeld m’ait totalement convaincue. A priori, ce roman dispose de tous les ingrédients pour faire un bon polar : des personnages charismatiques, un sujet accrocheur et un cadre dépaysant pour le lecteur français. Sa lecture n’est pas désagréable et la fin est digne d’un film d’action américain… mais qu’est ce que c’est long à démarrer ! L’auteur abuse tellement des ressorts du suspense que ça en devient lassant voire risible. Untel n’est pas joignable parce qu’il en réunion, Machin n’a pas eu le temps d’imprimer la totalité du rapport d’enquête, Bidule a eu une panne d’oreiller, etc. Les personnages me font l’effet d’une bande de collégiens enchaînant les excuses bidons pour ne pas faire leurs devoirs ! J’ai failli abandonner ma lecture avant la centième page. C’est dommage car la cadence s’accélère significativement dans la seconde partie du roman, tenant cette fois véritablement le lecteur en haleine. 


Extrait :

« Il n’avait qu’un seul regret : avoir laissé une lettre d’adieu à son bureau. Mais, à ce moment-là, cela lui avait semblé naturel. Quelque chose que l’on faisait quand on prenait ce genre de décision. C’est exactement comme bien se tenir à table. Ou comme maintenant, où il s’était allongé convenablement avec sa famille. Il y avait des règles et des méthodes pour tout, même pour manger les petits pois. Il savait mieux que personne que le monde est basé sur des systèmes. »


📌La secte. Michael Katz Krefeld. Actes Sud, 400 p. (2022)


Le monde est un bel endroit. Didier Desbrugères

Le monde est un bel endroit. Didier Desbrugères


"Le monde est un bel endroit" et les humains semblent décidés à tout mettre en œuvre pour le détruire. Leurs principales victimes sont sans doute les animaux. Quel que soit le moyen employé, direct ou indirect (braconnage, maltraitance, marchandisation…), le résultat est le même : des espèces disparaissent de la surface de la planète. Le rhinocéros, sujet principal de se roman, ne compte plus que 30 000 individus. Or, une note de l’éditeur nous apprend que plus de 1 000 rhinocéros sont abattus, chaque année, sachant qu’une corne se vendrait en Asie plus de 50 000 euros le kilo au marché noir.

Le livre de Didier Desbrugères est à la fois un hommage rendu à la beauté du monde animal et un roman-pamphlet visant à dénoncer les ravages humains. Il débute par un crime : l’agression de Chuku, un rhinocéros blanc, pensionnaire du zoo de Thoiry. Des intrus lui ont arraché les cornes après l’avoir abattu d’un coup de fusil. Aurore, la soigneuse animalière découvre le carnage le lendemain matin au moment de sa prise de poste. Voir l’animal mort, baignant dans une mare de sang, est un terrible choc pour la jeune femme.  A l’autre bout du monde, en Namibie, Silas guide ses clients à travers la brousse pour observer les animaux. Il rêve de créer sa propre agence et cumule les heures supplémentaires dans ce but. Sur un autre continent encore, Ðạt, jeune promoteur immobilier, compte bien se tailler la part du lion dans sa ville natale de Hanoï. Il est prêt à tout pour impressionner ses clients. 

Didier Desbrugères s’est inspiré d’un véritable fait divers : le braconnage de Vince en mars 2017. Ce rhinocéros de quatre ans a été abattu de trois balles dans la tête. Sa corne principale a été sciée et volée. Les auteurs de son exécution n’ont jamais été retrouvé. Pour son roman, l’auteur a adopté tour à tour le point de vue de chaque personnage. Qui sont les vrais responsables du martyr des rhinocéros ? Quid des dommages collatéraux ? Autant de sujets de réflexion et de pistes pour tenter de changer les choses. 

En lisant Le monde est un bel endroit, j’ai beaucoup pensé à Entre fauves (Le Livre de Poche, 2022), le polar de Colin Niel. Le héros ici est un lion originaire de Namibie mais la démarche est similaire puisque l’auteur donne la parole à chaque protagoniste : chasseur, militant, villageois… y compris le fauve lui-même. Ses deux ouvrages, mis en parallèle, apporte une vision assez précise des tenants et aboutissants de l’exploitation animale par l’homme. 

📌Le monde est un bel endroit. Didier Desbrugères. Editions Une heure en été, 436 p. (2022)


La maison de Bretagne. Marie Sizun

La maison de Bretagne. Marie Sizun


C’est l’histoire d’une réconciliation : une réconciliation avec un lieu, un passé, une famille. La narratrice, Claire Wermer a hérité de sa mère (et de sa grand-mère avant elle) d’une maison à l’Île-Tudy dans le Finistère. Pour ceux qui ne connaissent pas, il faut préciser que la commune est située sur la presqu’île du même nom et qu’elle n’est plus une île depuis la construction de la digue de Kermor vers 1850. C’est dans ce lieu si particulier que Claire, la Parisienne, a passé quasiment toutes ses vacances depuis son enfance. Pour autant, elle n’y a pas vécu que de bons moments, loin de là ! Si elle y retourne en ce mois d’octobre c’est parce qu’elle a décidé de vendre la demeure et de la débarrasser de ses encombrants souvenirs. Depuis 6 ans, en effet, la maison était louée à des touristes. Les derniers se sont plaints à l’agent immobilier de la vétusté des installations et du décors un peu vieillot. Claire n’a pas l’envie ni les moyens de rénover sa maison. Cependant, un évènement singulier et dramatique va l’obliger à abandonner son projet de vente pour un temps. Le soir de son arrivée en Bretagne, la quinquagénaire est tombée nez à nez avec le cadavre d’un inconnu dans la chambre de Berthe, sa grand-mère tant aimée. Quelque chose dans l’allure du jeune homme lui a rappelé son père, Albert, un artiste peintre resté méconnu. Pour Claire, c’est le début d’une sorte de thérapie, une plongée dans un passé douloureux, peuplé de fantômes et d’énigmes non résolues. 

Marie Sizun signe un roman extrêmement mélancolique. Elle aborde avec une grande sensibilité les questions de l’abandon, des douleurs de l’enfance et des secrets de famille. Son héroïne n’est pas toujours très sympathique mais cette ambivalence ne nuit pas à l’intrigue. Au contraire, elle lui donne davantage de consistance et de crédibilité. Par ailleurs, le lecteur parvient quand même à éprouver de l’empathie pour cette femme esseulée et contrite. Je n’ai peut-être pas lu ce roman au meilleur moment mais l’auteur parle si bien de la Bretagne et décrit si bien ses paysages que je me suis laissée porter par ma lecture.


Extrait :

« Après Laval, c’est vrai, on entre en Bretagne, je l’ai encore constaté : tout à coup le ciel gris s’est ouvert dans un envol de nuages, les cheminées blanches ont commencé d’apparaître, et dans les champs, çà et là, les bouquets d’arbres griffus. Des forêts surgissaient, ombreuses. Comme il ne pleuvait plus, j’ai baissé la vitre et une odeur de bois brûlé et de lointains m’est arrivée avec le vent. Déjà on espérait l’océan. Finalement le voyage m’a semblé court, et je n’étais pas loin de retrouver l’impatience heureuse des étés d’autrefois, quand, après Lorient, et plus encore dans la portion de route qui va de Quimper à l’Île, l’âpre et tendre senteur de la mer brusquement survient. »


📌La maison de Bretagne. Marie Sizun. Folio, 256 p. (2022)


Comment je suis devenue Duchess Goldblatt

Comment je suis devenue Duchess Goldblatt


Bon sang mais qui est cette Duchess Goldblatt ?! L’illustration de couverture, le Portrait d’une dame âgée de Frans Hals, indique d’emblée qu’il ne s’agit pas d’une énième starlette de téléréalité ni de l’une de ces têtes couronnées faisant régulièrement la couverture des magazines people. Et pourtant Duchess Goldblatt est bel et bien une star en Amérique ! Avec plus de 58 000 followers, ce personnage fictif, sévit depuis une dizaine d’année sur les réseaux sociaux. Sa créatrice, qui tient à rester anonyme, publie sur twitter des sortes de haïkus humoristiques. Le credo de Sa Grâce (ainsi que l’appelle ses disciples) vise l’empathie et la bienveillance. Des positions plutôt aux antipodes de ce qui se joue généralement sur ce type de réseaux où l’on sait bien que les échanges peuvent facilement déraper. L’engouement des fans de Duchess (il s’agit d’un prénom et non d’un titre) est tel que certains d’entre eux créent des produits dérivés à son effigie (ou plutôt à l’image de l’avatar emprunté à la peinture baroque néerlandaise). 

En 2012, lorsque l’expérience débute, la narratrice vient de divorcer. Selon la version officielle, son mari l’a quittée parce qu’il n’aimait pas leur nouveau canapé. Elle a une quarantaine d’année et se bat pour la garde exclusive de son petit garçon de 4 ans. La maison d’édition où elle travaille est en pleine restructuration et elle risque d’être virée à tout moment alors qu’elle vient d’acheter une maison toute décrépite. Ses parents et son frère sont morts et ses amis se sont presque tous fait la malle, craignant sans doute une contagion. Un jour de déprime record, la narratrice demande à une collègue de lui créer un pseudonyme et un avatar correspond. Puisqu’elle est incapable de lier des relations sincères, son alter-ego romanesque le fera donc à sa place. 

Après un faux départ sur Facebook, l’aventure se poursuit sur Twitter, un média qui correspond mieux aux ambitions de la narratrice. Il s’agit en effet de publier des petits textes drolatiques en moins de 140 caractères. L’univers de Duchess prend rapidement consistance. Selon la légende inventée par sa conceptrice, elle est née à Klein au Texas (comme le chanteur et compositeur américain Lyle Lovett, l’idole de notre quadragénaire divorcée). Agée de 81 ans, Duchess Goldblatt est l’auteur de deux romans (fictifs évidemment). Sa fille Hacienda est en prison au Mexique tandis qu’elle-même réside dans la ville imaginaire de Crooked Path (littéralement Chemin Tordu). Elle y organise de nombreux évènements (toujours fictifs) auxquels ses followers participent volontiers. Ils envoient généralement des photos ou des textes sur les thématiques correspondantes. En fait, à bien des regards, cette communauté ressemble à une secte new-age ou à un groupe de développement personnel. Duchess Goldblatt en est le gourou bienveillant. Après, chacun est libre de se prendre au jeu ou pas.

Comment je suis devenue Duchess Goldblatt est un roman original est plutôt distrayant. Sans être un chef d’œuvre, c’est une bouffée d’air frais dans le paysage éditorial. Si le ton adopté dans le roman est humoristique, il n’exclut pas une réflexion sur les réseaux sociaux et les thématiques habituelles qu’elle véhicule comme la quête de la valorisation de soi-même chez l’autre, par exemple. De nombreux tweets de l’auteur sont cités dans le livre, ce qui permet aux lecteurs non anglophones de se faire une idée du contenu de son microblog. Si la démarche de la narratrice peut paraître surprenante au premier abord, son livre permet de comprendre ses motivations et l’objectif recherché. A priori, il n’y a pas de raison de mettre en doute sa sincérité. En ce sens, le fait de conserver l’anonymat est un gage de crédibilité. L’auteur répète d’ailleurs à plusieurs reprises que son personnage ne peut exister que dans ces circonstances. 

Pour comprendre le phénomène, je suggère d’aller faire un tour sur Twitter @duchessgoldblat


Extrait :

« Tu pourrais me créer un compte anonyme ? demandai-je.

— Anonyme ? Tu veux dire bidon ?

— Non. Je ne veux pas mentir. Je ne veux surtout pas piéger qui que ce soit, répondis-je. J’imagine un compte clairement fictif. J’utiliserais un pseudonyme. Je ne publierais rien. J’écouterais simplement ce que les autres ont à dire. 

— Ce serait quoi, ton nom de plume ? » Je réfléchis un moment.

« Tu connais ce jeu de soirée qui te permet de découvrir ton nom de drag-queen ? Tu prends le nom de ton premier animal de compagnie en guise de prénom, et pour ton nom de famille, tu prends celui de jeune fille de ta mère.

— Je croyais que c’était le prénom de ton premier prof de sport et le nom de ta rue d’enfance.

— C’est une déformation du jeu, si tu veux mon avis, mais oui. Le principe est le même »


📌Comment je suis devenue Duchess Goldblatt. Anonyme. La Table Ronde, 272 p. (2022)


Les Incorrigibles. Patrice Quélard

Les Incorrigibles. Patrice Quélard


Forêt guyanaise, octobre 2018. Lors d’une opération de contrôle visant un campement de Garimpeiros (orpailleurs clandestins), l’officier de gendarmerie Christophe Cervin, accompagné par le commando de recherche et d’action en jungle du 9ème régiment d’infanterie de marine, fait une macabre découverte : deux squelettes humains dont un seul est identifiable grâce à une plaque de l’armée française. Elle les conduit, plusieurs décennies en arrière, sur les traces de Léon Cognard, appelé au service militaire en 1893. Ce personnage n’est pas tout à fait un inconnu puisqu’il était déjà le principal protagoniste de Place aux immortels (Plon, 2021), le précédent roman de Patrice Quélard (les deux volets de ce diptyque peuvent néanmoins être lus séparément). 

Léon Cognard est un idéaliste bourré d’humour, qui aime se comparer à don Quichotte. Son fidèle cheval, une rosse qui refuse d’être montée, s’appelle d’ailleurs Rossinante. Comment cet ancien lieutenant de gendarmerie d’origine bretonne a-t-il atterri au milieu de la jungle après la première guerre mondiale ? C’est l’objet des 400 pages qui suivent. La première partie du livre est consacrée à la présence américaine en Bretagne jusqu’en 1919. L’auteur s’étend longuement sur les conséquences de la cohabitation puis le départ des Alliés, les magasins militaires de Montoire en Bretagne et les péripéties de la revente de ses stocks américains à la France. Le récit nous conduit ensuite dans l’enfer des bagnes français, dénoncés par Albert Londres en son temps (dans Au bagne en 1923 et Dante n’avait rien vu en 1924) et Georges Darien avant lui (Biribi, discipline militaire en 1890). Les "incorrigibles", auxquels le titre du roman fait référence, se sont les "transportés", c’est-à-dire les hommes déportés dans les tristement célèbres établissements pénitentiaires de Guyane française et d’Afrique du Nord. 

A l’instar de la fameuse autobiographie romancée d’Henri Charrière (Papillon, 1969), le roman de Patrice Quélard emprunte beaucoup aux parcours de condamnés parfaitement identifiés. Le minutieux travail d’archive du romancier dépasse largement le champ de l’administration pénitentiaire puisqu’il pousse le détail jusqu’à restituer le vocable de l’époque. Pour autant, le roman ne pâtit pas de ses reconstitutions précises, bien au contraire. L’auteur les a parfaitement intégrées dans l’intrigue. Il en résulte un récit vivant et passionnant dont le lecteur a du mal à s’extraire. Patrice Quélard m’a si bien convaincue que j’attend son prochain roman avec impatience.

📌Les Incorrigibles. Patrice Quélard. Plon, 432 p. (2022)


Glen Affric. Karine Giebel

Glen Affric. Karine Giebel


Pour les personnages principaux de ce polar, la vallée de l’Affric en Ecosse représente en quelque sorte la terre promise, un eldorado où ils pourront se réfugier. Ce voyage vers le Loch Ness et les Highlands, ils l’appellent sans cesse de leurs vœux comme une litanie. Ils se nomment Jorge et Léonard comme George et Lennie dans Des souris et des hommes, un clin d’œil appuyé de Karine Giebel à l’œuvre mémorable de John Steinbeck. Il y en a d’autres.

Les frères Mathieu ne sont pas du même sang. D’ailleurs, au début du récit, ils ne se connaissent même pas. Leonard a été adopté par Mona, un jeudi 6 novembre, jour de la Saint-Léonard. Elle l’a trouvé allongé dans un fossé, recroquevillé comme un animal blessé. L’enfant avait visiblement subi des maltraitances qui lui ont laissées des séquelles neuronales. Dix ans plus tard, Léonard est toujours un enfant mais dans le corps d’un colosse. Ici, on pense un peu au héros de William Faulkner dans Le bruit et la fureur. La mère de Leonard lui répète sans cesse qu’il ne doit pas utiliser la force même en cas de provocation. Or, l’adolescent, victime de son handicap et de son histoire familiale, est l’objet de violences quotidiennes au collège. 

Parallèlement au drame latent qui se joue au village, un autre semble arriver à sa conclusion. En effet, l’aîné des frères Mathieu sort de prison après 16 ans d’incarcération, soit autant d’années passées en enfer pour un double meurtre qu’il n’a pas commis. Malheureusement, rien ne lui sera épargné à son retour. Les villageois, persuadés de sa culpabilité, lui en font baver chaque jour un peu plus, avec la complicité de la police locale.  Or, le jeune homme ne peut pas se permettre de déraper s’il ne veut pas retourner en prison.

Vous l’aurez compris, Karine Giebel n’embarque pas son lecteur pour un voyage d’agrément. Bien au contraire ! Les injustices et les tragédies s’enchaînent jusqu’à l’écœurement. Léonard pète les plombs, se répète des dialogues et des histoires en boucle pour se calmer. Jorge, son frère d’adoption, gère les évènements comme il peut mais on sait bien que la situation ne peut que dérailler. Elle s’achèvera après une traque digne d’un road movie, sans doute l’ultime hommage de l’auteur à la littérature américaine.

Glen Affric est un roman noir qui compte plus de 750 pages mais tient son lecteur en haleine jusqu’à la fin. On s’agace de l’acharnement des uns et de la propension des autres à attirer les ennuis. Surtout, on veut savoir si les deux héros vont sortir de leur spirale infernale et finir par couler des jours heureux à Glen Affric… Pour autant, il ne faut pas oublier qu’il y a des crimes et qu’ils doivent être punis ! 

📌Glen Affric. Karine Giebel. Plon, 768 p. (2021)


Le cas Victor Sommer. Vincent Delareux

Le cas Victor Sommer. Vincent Delareux


Victor Sommer, 33 ans, sans emploi, vit toujours chez sa mère. Ils habitent une maison lugubre dans une ville qui n’est jamais nommée. Françoise Sommer est une mère castratrice qui enferme son enfant dans une routine sans surprise et sans joie, rythmée par ses seules exigences. De son père et du reste de sa famille, le jeune homme ne sait rien. Lorsqu’il a eu 10 ans, sa mère lui a présenté un portrait jauni de son géniteur qu’elle a ensuite soustrait à sa vue de manière définitive. Depuis, Victor tente d’en retracer les contours. Il croit d’ailleurs déceler chez son psychanalyste, le docteur Adam, les traits de ce père dont il ignore tout. Les séances hebdomadaires chez son thérapeute montrent l’ambivalence des sentiments de Victor vis-à-vis de sa mère. Toute l’histoire nous est d’ailleurs contée de son unique point de vue. Une vision d’autant plus partielle que le jeune homme est parfois frappé d’amnésie. Or, justement, lorsque Françoise Sommer disparait de son domicile, le jeune homme est dans l’incapacité de retracer le fil des évènements qui ont précédé. 

J’ai été bluffée par la maturité de ce roman, écrit par un jeune-homme de 25 ans. Le titre suggère un clin d’œil à l’œuvre de Sigmund Freud dont le psychanalyste de Victor est l’un des disciples. On pense à son essai intitulé Cinq leçons sur la psychanalyse expliquant le complexe d'Œdipe et le phénomène du transfert. La question du conflit psychique entre le conscient et l'inconscient, entrainant la résistance et le refoulement, est traitée de manière magistrale dans le roman de Vincent Delareux. L’auteur distille quelques indices (sur l’histoire familiale du narrateur et la disparition de sa mère) qui échappent totalement à son héros mais qu’un lecteur attentif peut percevoir.  

Dans Le cas Victor Sommer, les seules indications de temps sont l’égrènement monotone des jours de la semaine. En dehors, de cette temporalité hebdomadaire, nulle date (mois ou année) n’est indiquée. La manière de s’exprimer du narrateur et son vocabulaire désuet nous donne, pense-t-on, un indice mais la question est de savoir s’il ne s’agit pas de mimétisme pour ce jeune homme sous influence maternelle.  En quatrième de couverture, la romancière Amélie Nothomb fait référence, au sujet de ce roman, au film Psychose d’Alfred Hitchcock, sorti en 1960. Il faut reconnaître que le parallèle est parlant. 

📌Le cas Victor Sommer. Vincent Delareux. L’archipel, 202 p. (2022)



Mon très cher cueilleur de roses. Christian Chavassieux

Mon très cher cueilleur de roses. Christian Chavassieux


Le livre de Christian Chavassieux est une mise en abyme : un roman sur une femme qui écrit un roman. Evidemment ce n’est pas aussi simple. D’une part, la narratrice s’interroge sur le processus de création ; d’autre part, son récit lui est plus ou moins dicté par un personnage inattendu : un certain Antoine Cervin, son jardinier. Enfin, Floriane (qui écrit sous un nom de plume) se voit bien malgré elle endosser le rôle de juge, à travers une histoire qui la projette dans son propre passé. Quelques personnages secondaires, comme Claire (ancienne locataire de l’atelier de peintre de la Malvoisie) interviennent ponctuellement dans ce huis clos. 

C’est le mois de juillet. Flo vient de quitter son loft parisien pour s’installer dans une propriété en Bourgogne dont elle a hérité. La Malvoisie, « ancienne exploitation agricole qui connut les riches heures de la viticulture et de l’élevage », était la résidence d’été familiale de Jacques Royan. A sa mort, il l’a transmise à son ancienne maîtresse plutôt qu’à ses enfants. Pour la narratrice c’est l’occasion propice de s’éloigner de son éditeur et des contraintes de la capitale. Ici, au calme, elle espère trouver l’inspiration pour ses prochains romans. Michèle, sa voisine, lui apprend que le jardin est entretenu par Antoine, un retraité. Flo, victime de ses préjugés, craint que son jardinier n’envahisse son espace vital avant de s’apercevoir que le septuagénaire est la discrétion et la délicatesse incarnées. Parce que l’isolement du lieu favorise les confidences, une sorte de pacte est bientôt scellé. La romancière a besoin de la matière fictionnelle que peut lui fournir le drame vécu par Antoine, tandis que le jardinier espère y trouver un sens grâce au filtre de l’artiste. Né à Apt en Provence en 1944, Antoine délivre une confession qui est aussi l’histoire d’une région et de sa population paysanne avec ses destins tracés à l’avance… en théorie. 

Christian Chavassieux signe beau roman, plein d’humanité et de délicatesse en dépit des thèmes abordés. Les personnages inspirent facilement l’empathie. Le lecteur se surprend même à comparer les différents points de vue et tente d’imaginer ses propres réactions face aux évènements évoqués... Il y a aussi de nombreux passages sur la nature, l’art et le sens de la vie.  C’est un livre sans prétention, ainsi que l’auteur le dit lui-même par l’intermédiaire de son héroïne au sujet de la globalité de son œuvre. Certes Mon très cher cueilleur de roses n’a pas vocation à révolutionner la littérature contemporaine mais c’est une jolie pierre apportée à l’édifice. 


Extrait :

 « Antoine, garant de cette perpétuation, prenait un soin spécial des fleurs que j’avais dit préférer. Ses mains plongeaient dans l’écume tremblante des masses roses, grises, violettes, blanches et rouges, à coups de sécateur y ouvraient des clartés, élevaient au ciel des bouquets et versaient sur mon seuil des éboulements de couleurs. Les fleurs embaumaient la cuisine pendant une semaine. Laissées dans le jardin, elles auraient succombé au caillassage du soleil; dans la maison, leur chant persistait et avec lui, les mots inlassables des mères pour dire à leur fils ne m’oublie pas, ne perds rien de moi. Quel fils avait été mon cueilleur de roses? »


📌Mon très cher cueilleur de roses. Christian Chavassieux. Phébus, 272 p. (2022)