Un fils perdu. Sacha Filipenko

Un fils perdu. Sacha Filipenko (Photo by Ang Bob on Unsplash)

A l’instar du héros de ce roman, la Biélorussie est entrée dans le coma. Tel est le message que Sacha Filipenko, "fils perdu" de ce pays, actuellement exilé en Suisse, souhaite nous transmettre. Aucun nom n’est cité, ni d’homme ni de ville, mais l’intrigue s’inspire d’évènements réels et s’imbrique dans la grande histoire. Un fils perdu est une photographie de la situation passée et présente du pays, mais peut-être aussi malheureusement de son futur. La Biélorussie est le meilleur endroit pour tomber dans le coma : l’inertie généralisée facilite le retour à la réalité.  Francysk Loukitch, le personnage principal, est fait l’amer découverte.

Au début du roman, Francysk Loukitch est élève au lycée national des arts. Sa grand-mère, Elvira Alexandrovna, espère en faire un violoncelliste de renommée internationale. Or, le jeune homme montre si peu d’intérêt pour l’étude de la musique que mamie doit user de sa position de traductrice à l’Académie des sciences (et de divers pots de vin) pour convaincre ses professeurs de ne pas le renvoyer de l’établissement. Pendant que les enseignants examinent le cas de chaque élève en conseil de classe, les jeunes gens se donnent rendez-vous dans leur QG (les toilettes) pour fumer, blaguer, discuter de l’intérêt de s’exprimer dans leur langue maternelle plutôt qu’en Russe, etc. Le soir, Francysk doit rejoindre Nastia, la plus belle fille du lycée, pour l’accompagner à un concert. La jeune fille est en retard, comme toujours. Pendant que son soupirant fait le pied de grue à l’entrée du métro, un orage éclate. Pour échapper à la grêle, la foule se rue dans la station dont la police a pris soin de fermer les accès. On courre, on pousse, on piétine, on glisse, on tombe… Le bilan de cette bousculade s’élève à une centaine de blessés et plusieurs dizaines de morts. Francysk est conduit aux urgences, en même temps que les autres victimes. Il restera dans le coma plus de 10 ans. Sa grand-mère est la seule à croire en sa rémission, campant littéralement à son chevet dans sa chambre d’hôpital. Stass, son meilleur ami, lui rend visite ponctuellement. Les monologues de ses deux personnages sont autant d’informations sur la vie politique, sociale, économique et culturelle de la Biélorussie. Lorsque Francysk revient à la vie, sa grand-mère vient de mourir, sa mère a refait sa vie et sa petite amie l’a quitté pour un autre. En revanche, le pays est pratiquement tel qu’il l’a laissé une décennie plus tôt. 

Un fils perdu est le troisième livre de Sacha Filipenko traduit en français après Croix rouges (éditions des Syrtes, Genève 2018) et La Traque (éditions des Syrtes, Genève 2020). Paru en russe en 2014, ce roman est une métaphore édifiante qui dénonce le régime prorusse d’Alexandre Loukachenko. Il fait référence à plusieurs évènements survenus au cours de la décennie 1999-2009. Le drame évoqué lors de l’accident de son héros, par exemple, a eu lieu dans le métro de Minsk en 1999, faisant plus de 50 morts et 150 blessés. Un fils perdu est un trésor d’humour noir ou l’absurde côtoie tantôt l’inertie et la lâcheté, tantôt l’obéissance aveugle et la compromission. Parmi les passages les plus croustillants, il y a celui où l’agent de police, dans le cadre d’une enquête sur une manifestation étudiante, vient relever les empreintes du comateux, au même titre que n’importe quel autre citoyen en âge d’être suspecté de rébellion !  Un autre exemple concerne un match de football. Tous les supporters portant des t-shirts blancs sont « invités » à les laisser à l’entrée du stade. La raison ? Le blanc et le rouge sont les couleurs du drapeau de la République populaire biélorusse de 1918 puis de la Biélorussie indépendante entre 1991 et 1995. Il est aujourd'hui le symbole de l'opposition au président Alexandre Loukachenko. Les vêtements ainsi abandonnés finissent par former une véritable montagne textile obstruant l’entrée du site.

Sacha aussi a lu et apprécié ce roman. 

Extrait :

« En cette journée de mai fatalement caniculaire, aucun problème de communication ne devait surgir entre l’artiste et ses nombreux spectateurs. Le vétéran savait qu’il empêchait les élèves de sortir, les élèves savaient qu’il fallait respecter le vétéran, car s’il n’avait pas été là, on ne voyait pas bien ce que serait le pays aujourd’hui. Tout en écoutant d’une oreille le discours de bienvenue, Francysk gribouillait le dossier du siège devant lui. Son meilleur ami, Stass Kroukovski, grattait avec application une tache sur son jean. À côté d’eux, on murmurait, on se pinçait, on s’échangeait des messages. Certains terminaient leur dernier devoir de solfège de l’année, d’autres imitaient un ronflement éhonté. Bref, la rencontre se déroulait dans une atmosphère amicale, comme à l’ordinaire, quand brusquement, toute la salle tendit l’oreille. Le silence se fit. Les lycéens se turent. Le vétéran venait soudain de dire ce qu’il n’était pas censé dire. »

Un fils perdu. Sacha Filipenko. Editions Noir sur Blanc, 192 p. (2022)


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