Après les meurtres des Indiens Osage dans l’Oklahoma au cours des années 1910-1930 (La note américaine, Éditions Globe 2018), David Grann s’intéresse à l’épopée dramatique d’un vaisseau de la Royal Navy au 18ème siècle. Si cet ouvrage a la fluidité d’un roman d’aventure maritime, il s’agit bien d’un essai historique. L’ex journaliste du New-Yorker, nous conte avec brio le naufrage du HMS Wager, un bateau de ligne de la couronne britannique qui avait appareillé en mai 1740 à la suite de l’escadre du Commodore George Anson. Celle-ci comptait 6 navires de guerre dont le Centurion, le Gloucester, le Severn et le Wager. Ils avaient pour mission de s’emparer du « galion de Manille ». Ce bateau espagnol traversait l'océan Pacifique une ou deux fois par an avec un véritable trésor dans sa cale.
L’expédition, maintes fois reportée, s’est avérée compromise dès le départ par le manque de marins et la difficulté d’en recruter dans le contexte de "guerre de l’oreille de Jenkins" (1739-1748). Il faut aller chercher les candidats jusqu’à l’hospice des Invalides de Chelsea. Autant dire que certains n’étaient ni très en forme ni très compétents. A ce stade, David Grann nous explique pourquoi le Wager, un "Indiaman" (ancien navire commercial de la Compagnie des Indes orientales), est resté bloqué pendant plusieurs mois dans un chantier naval avant d’être réparé et converti en navire de guerre. Ensuite, de violents vents contraires maintiennent l'escadre en rade. Lorsque tous ces problèmes météorologiques et logistiques sont réglés, les bateaux peuvent enfin larguer les amarres et prendre le large en direction du Pacifique.
Au départ de Portsmouth, le Wager est sous les ordres du capitaine Dandy Kidd mais celui-ci meurt avant d’atteindre le Cap Horn et George Anson désigne David Cheap pour le remplacer. La suite est une succession quasi ininterrompue de désastres, maladies (typhus et scorbut), tempêtes phénoménales et luttes de pouvoir. Le mauvais temps disperse les navires qui se perdent de vue au large de la côte du Chili. Le 13 mai 1741, le Wager entre dans une baie inexplorée. Le lendemain, le bateau heurte des rochers, brise son gouvernail et se trouve partiellement inondé. Les hommes valides parviennent à rejoindre la terre, une île déserte dans l’archipel Guayaneco qui sera appelée plus tard l’île Wager. Parmi les survivants, il y a le capitaine Cheap, qui est blessé, ainsi que l’enseigne John Byron (grand-père du poète) et le canonnier John Bulkeley. Les mois qui suivront seront un véritable cauchemar. Le climat très rude, les maladies et la famine conduisent les hommes à renier le code de la marine et à fomenter des complots. Il faut récupérer ce qui peut l’être dans l’épave, construire des abris, rationner la nourriture et l’alcool. Les incidents se succèdent jusqu’à la mutinerie et au meurtre. Un groupe de Kawésqars venu porter secours aux naufragés finit par fuir le campement en catimini.
Il faudra encore plusieurs mois avant que les naufragés ne parviennent à construire une embarcation de fortune pour échapper à l’enfer de l’île Wager puis débarquer sur les côtes de l’Amérique du Sud et rentrer enfin au pays. En réalité, suite à une nouvelle série de drames, de mutineries et d’aventures, plusieurs groupes réapparaitrons successivement au Brésil puis en Angleterre. Ainsi, le 28 janvier 1742, une première chaloupe de fortune accoste sur la côte brésilienne avec trente rescapés en haillons. C’est le canonnier John Bulkeley qui les a conduits jusqu’ici via le détroit de Magellan. Plus tard, un autre groupe, encore plus piteux, refait surface après un passage mouvementé par le Cap Horn. Finalement, le capitaine David Cheap, le lieutenant Thomas Hamilton et le jeune enseigne de vaisseau John Byron, débarquent au port de Douvres en mars 1746, soit plusieurs années après les premiers miraculés. Or, les témoignages des groupes de rescapés sont loin d’être cohérents. Les hommes se contredisent et s’accusent mutuellement de trahison, de mutineries ou de meurtres. Le procès engagé frileusement par l’Amirauté se garde bien de faire la lumière sur les évènements.
David Grann a mené de minutieuses recherches dans les archives de la Royal Navy. Il a lu le journal de bord de John Bulkeley, puis le livre qu’il a co-signé avec John Cummins. Ses sources s’appuient également sur le récit a postériori de John Byron et dans une moindre mesure, la version officielle du Voyage de George Anson autour du Monde, rédigée par le chapelain du Centurion, Richard Walter. Il s’attache également à documenter le contexte du conflit opposant les empires anglais et espagnol et apporte de nombreuses précisions sur l’état de la Royal Navy, la construction des bateaux, la vie quotidienne des marins à bord des navires de guerre, etc. C’est un travail remarquable de précision.
Remarquables également sont les qualités de conteurs de l’écrivain américain. Car, dans cet ouvrage, rien n’est inventé, ni interprété. L’auteur ne prend parti ni pour un clan ni pour l’autre. Il s’attache au factuel…. Mais avec quel talent ! David Grann se distingue dans un genre que les Anglosaxons nomment "narrative non fiction", ou "narration non fictionnelle" (baptisée aussi "littérature du réel"). Et c’est absolument captivant. Le plaisir de lecture est intact par rapport à La note américaine qui m’a permis de découvrir l’auteur et incitée à lire ce nouvel ouvrage.
Un film intitulé The Wager et réalisé par Martin Scorsese, devrait sortir dans les salles obscures en 2025. Le réalisateur a déjà adapté Killers of the Flower Moon (La note américaine) en 2023, avec dans les rôle principaux Leonardo DiCaprio et Robert De Niro.
Pour information, l’histoire des naufragés du Wager a inspiré un autre livre : The Unknown Shore (Rupert Hart-Davis & W.W. Norton, 1959) de Patrick O'Brian. Ce roman maritime n’est pas traduit en français.
💪Cette lecture s’inscrit dans le cadre du Book Trip en mer, organisé par Fanja
📚D’autres avis que le mien: Claudialucia, Electra, Fanja, Le bouquineur, Sunalee, Sandrine et Ingannmic
📌Les Naufragés du Wager. David Grann, traduit par Johan-Frédérik Hel Guedj. Editions du sous-sol, 448 pages (2023)