Pour mourir, le monde. Yan Lespoux

Pour mourir, le monde. Yan Lespoux


Roman historique et épopée maritime, ce livre nous conduit aux quatre coins du monde où une série de personnages affrontent mille dangers. Le titre est tiré d’une citation du prêtre jésuite portugais, Antonio Vieira (1608-1697) : « Un lopin de terre pour naître ; la Terre entière pour mourir. Pour naître le Portugal ; pour mourir, le Monde. ». 

Le récit débute en janvier 1627, par le terrible naufrage d’un riche navire portugais sur les côtes du Médoc. Quelques années plus tôt, un jeune garçon nommé Fernando Texeira quitte Lisbonne à bord d’un bateau en partance pour les Indes, sous les ordres du capitaine Manuel de Meneses. A bord, notre héros fait la connaissance de Simão Couto dont il devient vite inséparable. Une suite d’évènements conduit nos deux soldats au large des côtes africaines où ils font naufrage, puis à Goa où ils espèrent faire fortune avant de renier la religion catholique et de s’engager comme mercenaires au service du sultan de Bijapur. A l’autre bout du monde, à Salvador de Bahia exactement, un second duo composé de Diogo Silva, orphelin de parents juifs portugais, et d’Ignacio, jeune Indien Tupinamba, fuient la ville assiégée par une armada hollandaise. Lorsque la cité est enfin libérée, ils suivent l’escadre lusitano-espagnole en partance pour le continent européen, sous le patronage de Dom Manuel de Meneses (rescapé de son aventure africaine). De l’autre coté de l’Atlantique, sur une terre de landes et de marais, Marie cherche une vie meilleure que celle à laquelle elle est promise au sein de sa famille. Elle se rend à Bordeaux où l’expérience tourne au drame et la force à rentrer dans son village natal pour échapper aux forces de l’ordre. Ses parents décident de la mettre à l’abri en la confiant à son oncle Louis, de l’autre côté des marécages, au bord de la mer.  L’homme règne cruellement sur un monde de déshérités constitué de résiniers, de Costejaires, et de vagants. 

Un coup d’œil sur les remerciements à la fin de l’ouvrage nous apprend que l’auteur s’est inspiré d’un fait réel dont il a eu connaissance dans un recueil de textes réunis par Jean-Yves Blot et Patrick Lizé (Le naufrage des Portugais sur les côtes de Saint-Jean-de-Luz et d’Arcachon, éditions Chandeigne, 2000). Sa documentation repose beaucoup sur ce type de récits dont il s’est abreuvé avec délectation. Ce plaisir est communicatif et l’auteur nous le transmet à travers une écriture enlevée, emblématique des grands romans d’aventures. Le talent de Yan Lespoux ne s’arrête pas à celui du conteur inspiré. L’écrivain met en lumière les grandes disparités sociales, les luttes d’influence et les enjeux financiers de la conquête maritime. Les destins humains semblent bien dérisoires face à l’immensité des océans et des territoires (et des richesses attendues).     

💪Cette lecture commune me permet d’ajouter une participation au Book Trip en mer sur le Blog Lecture sans frontières

📚D’autres avis que le mien chez Ingannmic, Keisha, FanjaClaudialucia et Kathel

📌Pour mourir, le monde. Yan Lespoux. Agullo, 432 pages (2023)

Book Trip en mer


Les grands cerfs. Gaétan Nocq

Les grands cerfs. Gaétan Nocq


Pamina, l’héroïne de cette bande dessinée est écrivaine. Elle a choisi de vivre en retrait de l’agitation humaine, dans les Vosges, avec son époux Nils. Ils habitent les Hautes-Huttes, une ancienne métairie, située au cœur de la forêt, en haut d'une vallée, au-dessus de Colmar. Léo, un photographe animalier, leur apprend que leur terrain est le lieu de passage des grands cerfs. Il souhaite y construire une cabane d’affût pour les observer. Non seulement Pamina donne son accord mais elle décide d’utiliser aussi la construction pour observer les animaux. Grâce aux conseils de Léo, elle apprend différentes techniques d’affût et se promène régulièrement dans la forêt pour voir les cervidés. Elle découvre comment les reconnaître et peut bientôt les appeler par leurs noms (Apollon, Géronimo, Wow, Pâris…) 


Les grands cerfs de Gaétan Nocq P94-95


La narratrice sait déjà que les cerfs seront au cœur de son prochain roman. Ses recherches l’incitent à rencontrer les agents de l’ONF (l’Office National des Forêts) et les adjudicataires, c’est à dire les représentants de la Confédération des chasseurs. Les deux camps effectuent le comptage statistique des espèces animales et décident de la régulation des populations, c’est-à-dire combien d’animaux seront tirés (tués) chaque année.  Or, les grands cerfs mangent des conifères et la politique veut que l’industrie du bois soit préservée même au détriment des cervidés. Pamina découvre, par ailleurs, que Léo est plus ambivalent qu’elle ne le pensait et qu’il accepte un certain nombre de compromissions morales pour continuer de pratiquer son hobby (la photographie) et d’exercer son métier (ouvrier dans une papeterie). 


Les grands cerfs de Gaétan Nocq P100-101


J’ai tout de suite été attirée par les illustrations de ce roman graphique : les tonalités de bleus et de rouges, qui alternent selon le caractère positif ou négatif des évènements qui se succèdent ou encore les contours imprécis, à la manière du Sfumato, qui renforce l’atmosphère feutrée de ce huis clos. Cette réédition de l’ouvrage contient un livret final avec des aquarelles de Gaétan Nocq et des notes de travail. Le dessinateur évoque notamment à quelle occasion il a découvert le roman éponyme de Claudie Hunzinger dont il s’inspire. Le discours de l’écrivaine, dans l’émission L’Heure Bleue de Laure Adler sur France Inter, son hymne à la nature, sa volonté de se faire porte-parole des animaux, ont séduit Gaétan Nocq. Il s’est rendu, chez elle, dans les Vosges, pour étudier le terrain. Car il s’agit d’une autofiction dont l’héroïne est l’alter ego de Claudie Hunzinger. Son expérience avec les grands cerfs est sublimée par l’adaptation de Gaétan Nocq. J'ai été émue par cette histoire et scandalisée par la loi tacite qui privilégie toujours le profit à la sauvegarde de la nature. 

📚Keisha, Manou et Le bouquineur ont lu le roman de Claudie Hunzinger, tandis que Géraldine a lu la BD.

📌Les grands cerfs. Gaétan Nocq. Editions Daniel Maghen, 240 pages (2023)


Journal d'un vide. Emi Yagi

Journal d'un vide. Emi Yagi


💪L’activité littéraire proposée cette année par Ingannmic, autour des mondes du travail, m’a permis de découvrir une nouvelle écrivaine japonaise.  Son Journal d’un vide été récompensé en 2020 par le prestigieux prix Osamu-Dazai du meilleur premier roman japonais. Il a ensuite été traduit dans plusieurs langues dont l’Anglais, l’Espagnol, l’Allemand, l’Italien ou le Danois.  

La narratrice est une jeune célibataire trentenaire qui a quitté son précédent job en intérim pour échapper au harcèlement sexuel. Elle occupe désormais un poste de gestionnaire de production dans une entreprise fabricant des mandrins en carton. Ces tubes servent de supports à dérouler pour divers matériaux. Il s’agit d’un univers exclusivement masculin et ses collègues trouvent normal que la seule femme du bureau s’acquitte de toutes les corvées subsidiaires (faire du café, vider les cendriers, ranger la salle de réunion, réapprovisionner l’encre de l’imprimante ou distribuer les goodies).  Rien n’est imposé en théorie, mais ces messieurs tournent ostensiblement la tête vers elle lorsque ses tâches n’ont pas été exécutées. Lassée des heures supplémentaires que cette seconde charge de travail occasionne, notre héroïne va trouver un moyen inattendu de s’en débarrasser. Pour s’émanciper des règles patriarcales, elle choisit d’utiliser le système contre lui-même. Elle prétexte une grossesse ! Une idée géniale, certes, mais un peu schizophrène et pas toujours facile à assumer dans la pratique.

La construction du roman semble inspirée du boshi techō, le fameux livret que les services de santé japonais distribuent aux femmes enceintes depuis 1947.  Elles y enregistrent leur parcours de grossesse jusqu’à l’accouchement, et continuent même de l’alimenter après la naissance de l’enfant (visites médicales, régime alimentaire, vaccination du nouveau-né, etc).  Les différentes parties du livre sont autant d’entrées (comme pour un journal intime) qui s’articulent sur une période de plusieurs mois, depuis la 5ème semaine d’aménorrhée jusqu’à l’accouchement. Il s’achève par un épilogue intitulé Un an plus tard. La narratrice utilise, par ailleurs, une application dédiée qui lui permet de suivre la croissance du fœtus (dont la taille est comparée à des fruits ou des légumes) sur son smartphone. Elle se prend tellement au jeu de cette grossesse fictive que le lecteur finit par s’interroger sur un éventuel déni de grossesse ou un syndrome de couvade. Car la jeune femme prend du poids et se comporte vraiment comme si elle attendait un bébé. Elle décide de manger plus sainement, cuisine des bentos maison pour le boulot, s’inscrit à un cours d’aérobic prénatal, et passe des heures à étudier les sites de vêtements d’occasion pour enfants. Son "état" officiel lui permet de quitter le travail plus tôt. Mais comment occuper tout ce temps libre, ce vide existentiel qui afflige notre mythomane esseulée ? 

Ce court roman est loin d’être superficiel. Il questionne la place de la femme dans la société japonaise contemporaine à travers le prisme de la situation professionnelle, du statut matrimonial et de la maternité.  D’autres sujets sont discrètement abordés, comme ceux de la solitude et de la surconsommation, mais le texte n’est pas dénoué d’humour pour autant. C’est une belle découverte pour moi.

📚D'autres avis que le mien via Babelio et Bibliosurf

📌Journal d'un vide. Emi Yagi, traduit par Mathilde Tamae-Bouhon. Robert Laffont, 224 pages (2023) / Editions 10/18, 216 pages (2024)

Les mondes du travail


Un bref instant de splendeur. Ocean Vuong

 Un bref instant de splendeur. Ocean Vuong


« Si la vie d’un individu, comparé à l’histoire de notre planète, est infiniment courte, un battement de cils, comme on dit, alors être magnifique, même du jour de votre naissance au jour de votre mort, c’est ne connaître qu’un bref instant de splendeur. »

Le narrateur de ce livre, à l’évidence l’alter ego d’Ocean Vuong, écrit une lettre à sa mère analphabète. Il s’agit de répondre à la question qu’elle lui a posée un jour : c’est quoi être écrivain. Mais la vraie question ici c’est plutôt : ça ressemble à quoi la vie d’un jeune américain d’origine vietnamienne, pauvre, homosexuel et qui porte les stigmates de deux autres générations traumatisées par la guerre ? 

A coup de flashs back et de circonvolutions, l’auteur évoque son enfance dans le Connecticut entre sa mère parfois violente et sa grand-mère schizophrène. Toutes les deux portent des noms de fleurs Hong (Rose) et Lan (Orchidée) comme pour conjurer la laideur ambiante. Lan, la grand-mère du narrateur, le surnomme affectueusement (si, si) Little Dog. Elle lui explique que sa mère le frappe parce qu’elle est malade (elle souffre). L’enfant ne semble pas tenir rigueur à sa mère de ses accès de colère. Du père de Little Dog, en revanche, nous ne saurons pas grand-chose à part qu’il fait de la prison et qu’il violentait son épouse. Rose travaille dans un salon de manucure où elle est exposée toute la journée aux vapeurs de produits chimiques et doit céder aux exigences des clientes. Elle ne parle pas bien Anglais et ne sait pas écrire. Au Vietnam, elle n’a guère été à l’école, si bien que même son vietnamien reste rudimentaire. Elle est la fille, trop blanche selon ses compatriotes, d’un soldat américain posté au Vietnam pendant la guerre.  Lan, sa mère, l’avait rencontré dans un bar où elle se prostituait. La seconde partie du roman est surtout dédiée à la relation amoureuse que le narrateur a entretenue avec Trevor, son premier amour rencontré à l’occasion d’un job d’été dans une plantation de tabac. Le moins qu’on puisse dire c’est que son amoureux est un jeune homme perturbé. 

J’ai lu des critiques dithyrambiques au sujet de cet ouvrage et je dois dire que je ne partage pas cet enthousiasme. Il y a effectivement de belles phrases, très poétiques (même si je ne les trouve pas toujours intelligibles). La chronologie est décousue mais ce n’est pas ce qui m’a le plus gênée. Il me semble que l’auteur insiste beaucoup (trop) sur son initiation charnelle, nous abreuvant inutilement de passages crus sur ses relations sexuelles avec Trevor. Néanmoins, le roman d’Ocean Vuong reste très intéressant car il évoque de nombreux sujets comme la recherche identitaire, l’amour filiale, l’exil, la pauvreté, le racisme ou le deuil.

📚D’autres avis que le mien : chez Kathel et via Bibliosurf 

💪Lecture dans le cadre du challenge dédiée à l'Asie du sud-est, organisé par Sunalee

📌Un bref instant de splendeur. Ocean Vuong, traduit par Marguerite Capelle. Gallimard, 304 pages (2021) / Folio, 336 pages (2022)

Littératures d'Asie du Sud-Est


Mexican Gothic. Silvia Moreno-Garcia

Mexican Gothic. Silvia Moreno-Garcia


💪Je poursuis mon escapade littéraire au Mexique dans le cadre mois latino organisé par Ingannmic. Après L'Hacienda d’Isabel Cañas, je passe la limite du fantastique pour plonger carrément dans l’horreur. Avec Mexican Gothic, Silvia Moreno-Garcia nous propose en effet une relecture des codes du genre, lui insufflant un brin de modernité et une petite touche latina.  Ainsi, dans un manoir hanté, au cœur de l’état d’Hidalgo, cohabitent de pimpantes jeunes femmes de la haute bourgeoisie mexicaine avec de ténébreux aristocrates anglais et leur valetaille apathique. Il y a, comme il se doit, des portes qui grincent, un système électrique défaillant nécessitant l’usage de bougies, une météo déplorable avec un brouillard persistant, des sorties nocturnes dans le cimetière familial, et une ambiance plombée par le poids des traditions. 

Nous sommes dans les années 50 à Mexico. Notre héroïne est une jeune et insouciante citadine appelée Noemí Taboada. Etudiante à l’université Nationale, elle change sans cesse d’orientation et s’étourdie de fêtes mondaines. Ses parents, qui ne cautionnent pas son comportement, souhaiteraient plutôt qu’elle s’emploie à trouver le mari idéal comme l’exigent les convenances. Son père la convoque un soir, interrompant un énième bal masqué où Noemi s’était rendue secrètement avec son flirt du moment. Il a reçu une inquiétante lettre de sa cousine Catalina, récemment (et précipitamment) mariée à Virgil Doyle. Le riche industriel pense faire une pierre deux coups en envoyant sa bouillonnante fille au chevet de sa cousine souffrante. Le lundi suivant, en dépit de ses réticences, Noemi prend donc le chemin de la bourgade d’El Triunfo, près de Pachuca dans l’État d'Hidalgo. Dès son arrivée, elle est frappée par les paysages mornes et l’état de délabrement des maisons. Les mines d’argent qui ont fait la fortune du lieu sont fermées depuis la Révolution, trois décennies plus tôt. A la gare, elle est accueillie par le jeune homme évanescent, Francis, cousin germain de Virgil Doyle et résidant permanent de High Place, le domaine familial. L’accueil au manoir est plutôt froid. Noemi est "invitée" à respecter de nombreuses règles très contraignantes : interdiction de fumer, impossibilité d’ouvrir les fenêtres et de tirer les rideaux, de parler à table, d’écouter de la musique… et surtout de voir Catalina quand elle le souhaite. Sa cousine passe ses journées alitée dans sa chambre et recluse dans un état de semi-conscience. Le docteur Cummins, ami et médecin de la famille, prétend qu’elle est atteinte de tuberculose.  Noemi entre rapidement en conflit avec Florence, la mère de Francis, véritable cerbère de la maisonnée. Howard Doyle, le patriarche agonisant, abreuve Noemi de théories eugénistes qui ne le rendent guère sympathique. Même Virgil, l’époux de Catalina, cultive un charme inquiétant. Heureusement, notre héroïne se lie d’amitié avec Francis, jeune homme doux et poli, qui deviendra un précieux allié dans ce huis clos cauchemardesque. 

Selon l’éditeur de Silvia Moreno-Garcia, H.P. Lovecraft et Emily Brontë seraient les principales sources d’inspiration de l’autrice mexicano-canadienne. Il est clair qu’elle puise ses références dans la littérature gothique mais, pour ma part, j’ai plutôt pensé à Bram Stocker, pour les classiques, et Anne Rice pour les contemporains.  Je suis friande de ce type de littérature et j’ai trouvé que Mexican Gothic tenait ses promesses. J’ai été happée par l’intrigue et l’atmosphère presque asphyxiante du roman. Il y a quelques passages perturbants, mais ce sont surtout les descriptions peu ragoutantes du mal affligeant le manoir anglais et ses habitants qui m’ont marquée. 

Mexican gothique est le premier roman traduit en Français de Silvia Moreno-Garcia mais Bragelonne a également édité La Fille du docteur Moreau (2023) et Les Dieux de jade et d'ombre (2024). L’autrice a publié une dizaine d’autres ouvrages (romans et nouvelles) en Anglais. Elle a reçu plusieurs prix littéraires dont le Locus et le British Fantasy du meilleur roman d'horreur pour Mexican Gothic en 2021.

Pour information, l’œuvre de Silvia Moreno-Garcia a été l’objet d’un article universitaire de Patrick Bergeron, paru dans la revue canadienne Les Cahiers Anne Hébert (Les filles de la nuit. Le fantastique féminin de Silvia Moreno-Garcia, Numéro 17, 2021, p. 184–202). 

📚Un autre avis que le mien chez Fanja 

📌Mexican Gothic. Silvia Moreno-Garcia, traduit par Claude Mamier. Bragelonne Poche, 360 pages (2022)

Le mois latino 2024


Lune de papier. Mistuyo Kakuta

Lune de papier. Mistuyo Kakuta


Ce roman n’est pas un thriller à proprement parler mais la tension monte crescendo et le lecteur se sent de plus en plus oppressé. On sait dès le début qu’une certaine Rika a fait une grosse bêtise. Elle a volé des centaines de milliers de yens avant de se réfugier en Thaïlande. Quelles raisons l’ont poussée à détourner l’argent des clients de la banque dans laquelle elle travaillait ? Avait-elle un amant comme le prétendent les tabloïds ? Était-il complice de l’escroquerie ? Comment la jeune femme a-t-elle passé la frontière ? Autant de questions qui titillent les gens qui l’ont fréquentée à un moment ou à un autre de sa vie. Un ex-petit ami et ses amies de lycée ou d’université prennent tour à tour la parole, tels des témoins de sa bonne moralité. Or, au fil des pages, il apparait qu’ils ont tous un problème avec l’argent. Ce rapport malsain brise leurs vies d’une manière ou d’une autre. La version de Rika s’intercale dans ce chœur assourdissant et le lecteur découvre peu à peu le fil des évènements qui l’ont conduite à se mettre en danger puis à fuir à l’étranger. Il est difficile d’en dire davantage sans divulgâcher le roman.

📚Je découvre la romancière japonaise Mistuyo Kakuta grâce à cette lecture commune en compagnie de Sunalee et Fanja et je dois dire que je ne suis pas déçue. L’intrigue est habilement construite et tient son lecteur en haleine jusqu’au bout. Le sujet traité pose beaucoup de questions. Il me semble qu’il n’est pas abordé si souvent dans la fiction romanesque ou, en tout cas, pas de cette façon. Les personnages sont très justes dans leurs comportements et leurs manières de penser. L’autrice ne semble pas les juger. Elle constate les failles du comportement humain dans une société de consommation conduisant à une dictature des apparences. 

« Quand elle marchait dans ce vacarme et cette lumière diffuse, convaincue que personne ne la retrouverait, elle se sentait tellement exaltée qu’elle avait envie de crier : “Je peux tout faire, aller n’importe où, obtenir tout ce que je désire. Non, ce n’est pas ça, j’ai déjà tout ce que je veux.” Rika se souvenait d’avoir déjà eu cette impression dans un passé qui n’était pas très lointain. Elle avait vraiment cru ne craindre rien ni personne. Mais ce qu’elle éprouvait maintenant était bien plus fort. Cela lui paraissait étrange. Avait-elle ce sentiment parce qu’elle avait obtenu quelque chose ? Ou au contraire parce qu’elle avait perdu quelque chose ? »

📚D'autres avis que le mien via Babelio, Bibliosurf et bien sûr chez Sunalee et Fanja

📌Lune de papier. Mistuyo Kakuta, traduit par Sophie Refle. Actes Sud, 336 pages (2021)


L'inventeur. Miguel Bonnefoy

L'inventeur. Miguel Bonnefoy


💪Je découvre Miguel Bonnefoy à la faveur du Mois latino, organisé par Ingannmic. L’inventeur n’est certes pas le livre le plus exotique de l’écrivain franco vénézuélien mais c’est son dernier paru à ce jour. Il s’agit d’une biographie romancée de l’inventeur français Augustin Mouchot (1825-1912). Vous n’avez jamais entendu parler de lui ? C’est normal. L’homme a réellement existé mais il manquait de charisme et son histoire personnelle s’est perdue dans les méandres de la grande histoire. L’auteur fait de lui un portrait assez cruel qui fait imaginer un être souffreteux, monomaniaque et peu séduisant en dépit d’un génie certain. Il est en effet l’un des premiers chercheurs à s’être intéressé à l’énergie solaire. 

Augustin Mouchot est le rejeton d’un serrurier de Semur-en-Auxois. De faible constitution, il aurait passé quasiment les trois premières années de sa vie dans un lit et en aurait gardé des séquelles durables. Une anecdote (j’ignore si elle est réelle ou inventée par Miguel Bonnefoy) rapporte que l’inventeur, sujet aux malaises intempestifs, se promenait toujours avec un papier dans sa poche où il avait écrit : « Bien que j'en aie l'air, je ne suis pas mort. ». La seule photo du bonhomme qui soit arrivée jusqu’à nous trahit en effet un physique fragile et banal : minceur extrême, joues creuses, front dégagé et grande moustache perpendiculaire au menton. Néanmoins, sa mère comprend très vite que l’enfant a une intelligence hors du commun et décide qu’il ira à l’école, contrairement au reste de la fratrie qui doit travailler à l’atelier. 

Augustin décroche son baccalauréat en 1845 et devient maître d’études. Après avoir occupé ce poste dans différentes villes et établissements, il est nommé professeur suppléant de mathématiques au lycée d'Alençon. Nous sommes en 1860. Il loue l’appartement de feu le colonel Buisson et profite largement de sa bibliothèque scientifique. Il y découvre la première marmite solaire, une machine décrite par un physicien genevois. Augustin Mouchot vient de rencontrer son destin, un objet sur lequel concentrer tout son génie, sa capacité de travail et son abnégation. Cet homme solitaire et timide se lance donc à corps perdu dans ses expériences sur l’énergie solaire, reproduisant et améliorant sans cesse la fameuse marmite. Il dépose le brevet de l'héliopompe en 1861 et fait une première démonstration (qui tourne cours à cause du mauvais temps) dans la cour de son lycée. Cette présentation n’aura cependant pas été vaine puisque ses travaux ont éveillé la curiosité d’un militaire influant qui en fait part à Napoléon III. L’armée s’intéresse effectivement à cette marmite qui permettrait aux troupes de cuire leurs aliments sans se faire repérer de l’ennemi à cause des feux trahissant leur présence. 


Crédit : BNF via Wikipédia
Le concentrateur parabolique d'énergie solaire de Mouchot à l'Exposition universelle de 1878


Après une démonstration devant l’empereur à la Villa Eugénie à Biarritz puis à l'Exposition universelle de Paris en 1878, s’ouvre pour notre héros une période relativement faste qui sera néanmoins freinée par les insurrections de la Commune de Paris en 1871, la mort de Napoléon III en 1873 et le développement de l'industrie houillère. Au tournant des 19ème et 20ème siècle, la modernité c’est le charbon. Pour développer les applications industrielles de son moteur solaire, Auguste Mouchot s’associe à l’ingénieur Abel Pifre. Ce centralien, né dans une famille aisée, a toutes les qualités qui font défaut à Mouchot :  le charisme, la séduction et l’esprit d’entreprise.  Il finira par dépouiller son mentor de ses brevets et de la gloire dont le pâle inventeur à toujours rêvé. Auguste Mouchot terminera sa vie au 56 rue de Dantzig à Paris, dans le dénouement le plus total et pratiquement aveugle.

Si Miguel Bonnefoy s’appuie sur des personnages et des faits réels, la matière concernant la vie personnelle d’Augustin Mouchot manque cruellement. Il a donc brillement comblé les vides grâce à la fiction. Ses reconstituions sont si bluffantes que le lecteur s’interroge sans cesse sur la part de vérité et de romanesque dans son roman. Je pense en particulier à la biographie de certains personnages secondaires comme cet ouvrier qui aurait prêté sa force de travail à l’inventeur avant de dépenser sa prime dans la boisson, de s’endormir dans un cargo et de se réveiller en Amérique latine affligé d’une gueule de bois colossale. C’est tout le talent de l’écrivain franco vénézuélien d’entrelacer le vrai et le faux pour redonner vie à un personnage tombé dans les oubliettes du passé. Certes, il ne nous l’a pas rendu très attachant ni sympathique mais son histoire captive et inspire une certaine empathie. Le roman est court et très fluide. Il m’a donné envie de lire les autres livres de Miguel Bonnefoy.

📚D’autres avis que le mien chez Athalie, La petite liste et Luocine. On peut aussi consulter les recensions d’Anne sur Sucre noir (Rivages, 2017) et de Fabienne sur Héritage, (Rivages, 2020)

📌L'inventeur. Miguel Bonnefoy. Rivages Poche, 208 pages (2023)

Le mois latino 2024

Les Naufragés du Wager. David Grann

Les Naufragés du Wager. David Grann


Après les meurtres des Indiens Osage dans l’Oklahoma au cours des années 1910-1930 (La note américaine, Éditions Globe 2018), David Grann s’intéresse à l’épopée dramatique d’un vaisseau de la Royal Navy au 18ème siècle. Si cet ouvrage a la fluidité d’un roman d’aventure maritime, il s’agit bien d’un essai historique. L’ex journaliste du New-Yorker, nous conte avec brio le naufrage du HMS Wager, un bateau de ligne de la couronne britannique qui avait appareillé en mai 1740 à la suite de l’escadre du Commodore George Anson. Celle-ci comptait 6 navires de guerre dont le Centurion, le Gloucester, le Severn et le Wager. Ils avaient pour mission de s’emparer du « galion de Manille ». Ce bateau espagnol traversait l'océan Pacifique une ou deux fois par an avec un véritable trésor dans sa cale. 

L’expédition, maintes fois reportée, s’est avérée compromise dès le départ par le manque de marins et la difficulté d’en recruter dans le contexte de "guerre de l’oreille de Jenkins" (1739-1748). Il faut aller chercher les candidats jusqu’à l’hospice des Invalides de Chelsea. Autant dire que certains n’étaient ni très en forme ni très compétents. A ce stade, David Grann nous explique pourquoi le Wager, un "Indiaman" (ancien navire commercial de la Compagnie des Indes orientales), est resté bloqué pendant plusieurs mois dans un chantier naval avant d’être réparé et converti en navire de guerre. Ensuite, de violents vents contraires maintiennent l'escadre en rade. Lorsque tous ces problèmes météorologiques et logistiques sont réglés, les bateaux peuvent enfin larguer les amarres et prendre le large en direction du Pacifique. 

Au départ de Portsmouth, le Wager est sous les ordres du capitaine Dandy Kidd mais celui-ci meurt avant d’atteindre le Cap Horn et George Anson désigne David Cheap pour le remplacer. La suite est une succession quasi ininterrompue de désastres, maladies (typhus et scorbut), tempêtes phénoménales et luttes de pouvoir. Le mauvais temps disperse les navires qui se perdent de vue au large de la côte du Chili. Le 13 mai 1741, le Wager entre dans une baie inexplorée. Le lendemain, le bateau heurte des rochers, brise son gouvernail et se trouve partiellement inondé. Les hommes valides parviennent à rejoindre la terre, une île déserte dans l’archipel Guayaneco qui sera appelée plus tard l’île Wager. Parmi les survivants, il y a le capitaine Cheap, qui est blessé, ainsi que l’enseigne John Byron (grand-père du poète) et le canonnier John Bulkeley. Les mois qui suivront seront un véritable cauchemar. Le climat très rude, les maladies et la famine conduisent les hommes à renier le code de la marine et à fomenter des complots. Il faut récupérer ce qui peut l’être dans l’épave, construire des abris, rationner la nourriture et l’alcool. Les incidents se succèdent jusqu’à la mutinerie et au meurtre. Un groupe de Kawésqars venu porter secours aux naufragés finit par fuir le campement en catimini. 

Il faudra encore plusieurs mois avant que les naufragés ne parviennent à construire une embarcation de fortune pour échapper à l’enfer de l’île Wager puis débarquer sur les côtes de l’Amérique du Sud et rentrer enfin au pays. En réalité, suite à une nouvelle série de drames, de mutineries et d’aventures, plusieurs groupes réapparaitrons successivement au Brésil puis en Angleterre.  Ainsi, le 28 janvier 1742, une première chaloupe de fortune accoste sur la côte brésilienne avec trente rescapés en haillons. C’est le canonnier John Bulkeley qui les a conduits jusqu’ici via le détroit de Magellan. Plus tard, un autre groupe, encore plus piteux, refait surface après un passage mouvementé par le Cap Horn. Finalement, le capitaine David Cheap, le lieutenant Thomas Hamilton et le jeune enseigne de vaisseau John Byron, débarquent au port de Douvres en mars 1746, soit plusieurs années après les premiers miraculés. Or, les témoignages des groupes de rescapés sont loin d’être cohérents. Les hommes se contredisent et s’accusent mutuellement de trahison, de mutineries ou de meurtres. Le procès engagé frileusement par l’Amirauté se garde bien de faire la lumière sur les évènements. 

David Grann a mené de minutieuses recherches dans les archives de la Royal Navy. Il a lu le journal de bord de John Bulkeley, puis le livre qu’il a co-signé avec John Cummins. Ses sources s’appuient également sur le récit a postériori de John Byron et dans une moindre mesure, la version officielle du Voyage de George Anson autour du Monde, rédigée par le chapelain du Centurion, Richard Walter. Il s’attache également à documenter le contexte du conflit opposant les empires anglais et espagnol et apporte de nombreuses précisions sur l’état de la Royal Navy, la construction des bateaux, la vie quotidienne des marins à bord des navires de guerre, etc. C’est un travail remarquable de précision.

Remarquables également sont les qualités de conteurs de l’écrivain américain. Car, dans cet ouvrage, rien n’est inventé, ni interprété. L’auteur ne prend parti ni pour un clan ni pour l’autre. Il s’attache au factuel…. Mais avec quel talent ! David Grann se distingue dans un genre que les Anglosaxons nomment "narrative non fiction", ou "narration non fictionnelle" (baptisée aussi "littérature du réel"). Et c’est absolument captivant. Le plaisir de lecture est intact par rapport à La note américaine qui m’a permis de découvrir l’auteur et incitée à lire ce nouvel ouvrage.

Un film intitulé The Wager et réalisé par Martin Scorsese, devrait sortir dans les salles obscures en 2025. Le réalisateur a déjà adapté Killers of the Flower Moon (La note américaine) en 2023, avec dans les rôle principaux Leonardo DiCaprio et Robert De Niro. 

Pour information, l’histoire des naufragés du Wager a inspiré un autre livre : The Unknown Shore (Rupert Hart-Davis & W.W. Norton, 1959) de Patrick O'Brian. Ce roman maritime n’est pas traduit en français.

💪Cette lecture s’inscrit dans le cadre du Book Trip en mer, organisé par Fanja

📚D’autres avis que le mien: Claudialucia, Electra, FanjaLe bouquineur, SunaleeSandrine et Ingannmic 

📌Les Naufragés du Wager. David Grann, traduit par Johan-Frédérik Hel Guedj. Editions du sous-sol, 448 pages (2023)

Book Trip en mer chez Fanja

Charlie Chan Hock Chye, une vie dessinée. Sonny Liew

Charlie Chan Hock Chye, une vie dessinée. Sonny Liew


Gros coup de cœur pour ce roman graphique ! Je suis très impressionnée par la performance de l’auteur, tant du point de vue de l’intrigue et de la narration, que du graphisme. Sonny Liew est capable de changer son trait et d’adopter le style de ses illustrateurs préférés mais aussi de multiplier les supports (dessins, photos, articles de journaux…) ou les techniques (Huile sur toile, croquis, strip…). L’album est un véritable pavé, très dense mais absolument passionnant. C’est un chef d’œuvre qu’il faut lire sans se presser par doses homéopathiques. Le seul bémol tient à la police, parfois un peu petite (du fait des superpositions de documents) et donc difficile à déchiffrer.

Charlie Chan Hock Chye est un auteur fictif de bande dessinée. Au prétexte de faire revivre les 50 ans de carrière de ce personnage, Sonny Liew revisite l’histoire officielle de la cité-État de Singapour, depuis la colonisation britannique jusqu’au développement économique fulgurant des dernières décennies, en passant par l’occupation japonaise pendant la seconde guerre mondiale, la naissance du P.A.P (Parti d’action populaire) en 1954, l’échec de l’intégration à la fédération de Malaisie en 1963-64, l’indépendance en 1965, etc. 


Charlie Chan Hock Chye, une vie dessinée. Sonny Liew. P6-7


Né en 1938 dans la communauté chinoise de Singapour, Charlie Chan Hock Chye est le fils d’un épicier de Geyland Road. Il vit avec sa famille élargie (parents, frères, sœurs, oncles et cousins) dans une "shophouse" traditionnelle. Le quartier de son enfance a bien sûr beaucoup changé et les collines qui servaient d’aires de jeux ont disparu sous les buildings ultra-modernes. Charlie a toujours aimé dessiner. A l’âge de 16 ans, il crée une première BD s’inspirant des évènements du 13 mai 1954, les émeutes anti-service national des élèves du lycée chinois Chung Cheng. Il s’agit bien sûr d’un pastiche pour éviter la censure coloniale. Ses histoires sont publiées dans la revue littéraire Forward qui ne tire qu’à 300 exemplaires. 

Dix-huit mois plus tard, le narrateur fait la connaissance de Bertrand Wong avec lequel il s’associe pour les scénarios. Les deux adolescents dégotent un imprimeur (l’oncle de Bertrand) qui accepte de les publier pour un temps. C’est un nouvel échec mais les partenaires ne baissent pas les bras pour autant. Ils décident de créer des maquettes et des épisodes pilotes, s’inspirant des plus célèbres mangakas et auteurs de comics. Chaque BD trouve sa source dans les grands évènements qui frappent les habitants de la cité-État. Il faut déjouer la censure et captiver un lectorat assez large en dépit d’un public d’autant plus restreint que chaque communauté de Singapour à sa propre langue. L’Anglais et le Mandarin cohabitent avec le Hokkien, le Tamoul et le Malais. 


Charlie Chan Hock Chye, une vie dessinée. Sonny Liew. P18-19


Notre duo de bédéistes ne percera jamais. Bertrand laissera tomber quelques années plus tard pour se marier et fonder une famille. Il deviendra entrepreneur. Charlie Chan Hock Chye, quant à lui, résiste à toutes les pressions (familiales, financières, esthétiques et idéologiques) et poursuit son œuvre dans l’anonymat et parfois même l’absence de publication. A l’automne de sa vie, en 2014, il reste néanmoins persuadé d’être le plus grand auteur de BD de Singapour. Il n’a jamais renoncé à sa passion ni à ses convictions. Son pays s’est transformé. Son père fondateur, Lee Kuan Yew, meurt en 2015. Son ennemi, le grand orateur Lim Chin Siong, leader du parti d’opposition Barisan Sosialis, a été muselé définitivement après ses années de détention puis l’opération Coldstore en 1963. Il est parti en exil au Royaume-Uni et décédé en 1996 des suites d’une crise cardiaque. 


Charlie Chan Hock Chye, une vie dessinée. Sonny Liew. P236-237


La biographie de Charlie Chan Hock Chye est à ce point bluffante que je me suis demandée si le personnage avait réellement existé. Sonny Liew use d’une série de mises en abyme, mixant habillement les différents supports, avec des documents aux couleurs jaunies sensés provenir des archives officielles. Les œuvres fictives de son héros empruntent tantôt aux codes du manga, tantôt à l’esthétisme des comics et même à la BD franco-belge. Pour la création de Roachman, l’une des œuvres imaginaires de Charlie, Sonny Liew mélange les styles de Steve Ditko, de Wally Wood et de Yoshihiro Tatsumi. Ailleurs, il rend hommage à Astro Boy d'Osamu Tezuka, Pogo de Walt Kelly et The Dark Knight Returns de Frank Miller. Il se met lui-même en scène sur certaines planches, intervenants pour expliquer un dessin ou une référence à un évènement ou interpellant son lecteur pour lui rappeler qu’il y a des notes documentaires à la fin de l’ouvrage. La vie dessinée de Charlie Chan Hock Chye fourmille d’informations, de trouvailles, d’astuces et de références en tous genres. Il faut prendre son temps pour la lire et en tirer la substantifique moelle. C’est un travail remarquable qui a été récompensé, à juste titre, par de prestigieux prix, dont trois Eisner Awards en 2017 (du meilleur auteur, de la meilleure maquette et de la meilleure édition américaine d'une œuvre internationale) et une sélection officielle à Angoulême en 2018.  

💪Sonny Liew est d’origine malaisienne. Il a grandi et vit toujours à Singapour et publie en langue anglaise. Son éditeur français recommande l'album à partir de 12 ans mais ça me paraît difficile pour un public si jeune. Cette lecture s'inscrit dans le cadre du challenge Littératures d'Asie du Sud-Est.

📚D'autres avis que le mien chez Fanja et Sunalee

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📌Charlie Chan Hock Chye, une vie dessinée. Sonny Liew. Urban Comics, 328 pages (2017)

Littératures d'Asie du Sud-Est

L'Hacienda. Isabel Canas

L'Hacienda. Isabel Canas


L'Hacienda est un roman fantastique écrit par une autrice mexicaine de langue anglaise (Isabel Cañas vit actuellement aux Etats-Unis). Son intrigue nous conduit au lendemain de la guerre d’indépendance du Mexique (1810-1821) dans la région d’Apan dans l’état d’Hidalgo, au centre du pays. 

Beatriz, l’héroïne, vient d’épouser don Rodolfo Eligio Solórzano Ibarra, un riche Hacendado, partisan de la république et protégé de l’ancien général Guadalupe Victoria. La mère de Beatriz, issue d’une longue lignée d’aristocrates espagnols mais coupable de mésalliance, n’approuve pas du tout cette union. En effet, son époux défunt, a soutenu l’autre camp pendant la guerre. Il a été déclaré traître à la patrie après l’abdication d’Agustín de Iturbide et exécuté. La veuve et sa fille ont été recueillies par Sebastián Valenzuela, et tía Fernanda, son épouse, des cousins éloignés de la famille qui les traitent avec condescendance. Lasse d’être considérée comme une domestique, Beatriz accepte donc la demande en mariage de Rodolfo et insiste pour quitter Mexico. Son mari lui confie la gestion de l’Hacienda San Isidro avant de retourner à d’autres affaires dans la capitale. La mère de Beatriz, elle, refuse de suivre sa fille et s’enferme dans le silence.

Le domaine de San Isidro fournit de précieux revenus à la famille Solórzano, depuis plusieurs générations, grâce à la culture du maguey et la fabrication du pulque (boisson mexicaine à base de jus fermenté d'agave). Pourtant, la demeure est dans un état lamentable que l’antipathique Juana, la sœur de Rodolfo, justifie par les dégâts engendrés par la guerre. Elle-même préfère vivre dans une dépendance à l’écart de la bâtisse principale. Seuls les domestiques comme Ana Luisa, la gouvernante et sa fille Paloma, occupent une petite partie de l’hacienda. En réalité, elles restent souvent confinées dans la cuisine, où brûle de l’encens en permanence. Beatriz, quant à elle, se sent immédiatement très mal à l’aise dans cette grande maison abandonnée, traversée de courants d’air incessants, qui semble parfois gémir comme une femme malveillante. Lorsque les phénomènes bizarres s’accentuent au point de l’empêcher de dormir, la jeune femme décide de faire appel à l’Eglise pour pratiquer un exorcisme. Or, la démarche est compliquée dans ce pays où l’Inquisition sévit encore. Par chance, Beatriz fait la connaissance d’Andrés, un prêtre sorcier, qui connait très bien l’Hacienda San Isidro et ses habitants. 

L'Hacienda a tous les ingrédients du roman gothique traditionnel : une toile de fond 19ème siècle, des éléments surnaturels, une jeune femme en détresse et un brin de romantisme. Il est d’autant plus agréable à lire que l’intrigue se nourrit de nombreux éléments culturels et historiques.  Sur cette terre de l’ancien empire hispanique, la société de castes persiste. Les « Péninsulaires » (les riches colons nés dans la péninsule ibérique) et les Criollos (ceux nés en Amérique de parents Espagnols) détiennent toujours le pouvoir. Ils exploitent à la fois des Mestizos (littéralement les métis) et des Indios (Amérindiens). Ceux-ci constituent l’essentiel de la force de travail et sont généralement exclus des hautes fonctions.  Les Tlachiqueros, les ouvriers qui travaillent sur les terres, sont traités avec méfiance et dédain. Au travers du personnage d’Andrés, Isabel Cañas s’attarde aussi un peu sur les croyances ancestrales des Amérindiens. Cette partie est traitée trop rapidement pour moi mais j’imagine que c’est au profit du rythme et de la fluidité de l’intrigue. 

Isabel Cañas est également l’auteur d’un roman intitulé Vampires of El Norte, paru en version anglaise chez Berkley en 2023. 

💪Cette lecture s’inscrit dans le cadre du Mois latino, organisé par Ingannmic. 

📌L'Hacienda. Isabel Cañas, traduit par Leslie Damant-Jeandel. Bragelonne, 384 pages (2023)

Mois latino 2024


Alpinistes de Mao. Cédric Gras

Alpinistes de Mao. Cédric Gras


Au mitan du 20ème siècle dans les pays communistes, l’alpinisme est moins une pratique sportive qu’un enjeu politique. Dans son précédent livre, Cédric Gras a montré que pour les dirigeants de l’ex-URSS la conquête des sommets était un moyen comme un autre de prouver la supériorité de l’homo sovieticus alpinisticus (Cf Alpinistes de Staline). 

Dans la Chine de Mao, l’himalayisme s’inscrit dans le contexte de la conquête du Tibet. Il s’agit de montrer que ce territoire est maîtrisé et entièrement acquis à la Révolution. Après les exploits enregistrés par les représentants des empires capitalistes, l’échec n’est pas une option. Or, les Chinois sont loin d’être des alpinistes aguerris. Les volontaires sont choisis davantage pour leur fidélité au Parti que pour leurs qualités physiques et sportives. La quasi-totalité d’entre eux n’a aucune connaissance du terrain et n’a même jamais vu une montagne ! Les Maoïstes sont formés par leurs grands frères russes et sont envoyés à Moscou puis dans le Pamir pour s’entraîner. 

Les premières expéditions dans l’Himalaya sont organisées conjointement. Il s’agit d’ascensions de masse qui étaient la norme de l’ère communiste. Dans la course aux 8000 (dix des quatorze sommets de plus de 8000 mètres sont gravis les uns après les autres), le principal objectif de Mao est l’ascension du Qomolangma (Sagarmata pour les Tibétains), c’est-à-dire le Mont Everest. Il est prévu de le conquérir par le col Nord, côté tibétain. Les derniers qui ont tenté l’exploit sont les Britanniques George Mallory et Andrew Irvine en 1924. On ignore s’ils sont arrivés au sommet avant de redescendre. La découverte de la dépouille de Mallory à 8 290 mètres d'altitude, quelques décennies plus tard, relancera le débat. En 1953, les Anglais Edmund Hillary et Tensing Norgay sont les premiers grimpeurs à atteindre le sommet de l'Everest mais par le versant népalais. 

Une première tentative d’ascension sino-russe avorte en 1959 pour cause de révolte tibétaine. Après coup, le rapport officiel affirmera qu’il s’agissait d’un simple entraînement, les forces vives du communisme ne pouvant enregistrer un échec. L’année suivante, au moment où les Chinois prennent le départ au Tibet, une délégation indienne s’ébranle du coté népalais. Ces derniers seront contraints d’abandonner avant d’atteindre le sommet. En ce qui concerne le groupe Maoïstes (les Russes ont été évincés de cette expédition), il est difficile de faire la part du vrai et du faux. Selon le rapport officiel, trois hommes auraient atteint le sommet dans la nuit du 24 au 25 mai 1960, au prix d’actes héroïques incroyables portés par un idéalisme inébranlable. Les héros du jour, Qu Yinhua, Wang Fuzhou et Gonpo Dorje, ne font même pas partie du groupe de pionniers, formés en URSS. En effet, Xu Jing et Liu Lianman ont été forcé d’abandonner avant le sommet. 


The Climbers


 Dans les faits, rien ne prouve que les athlètes chinois soit arrivés en haut de l’Everest. L’exploit n’est pas documenté puisque, selon les protagonistes, l’appareil photo ne fonctionnait pas. Les expéditions suivantes ne retrouveront jamais le fameux buste de Mao qui aurait été porté au sommet de l’Everest en 1960. La saga himalayenne n’est donc pas terminée. Il faudra attendre le 26 mai 1975 pour voir flotter, sans contestation possible, le drapeau chinois sur le toit du monde. 

Une fois de plus, Cédric Gras a effectué un travail remarquable de recherche et de documentation. Toute la difficulté de l’exercice résidait dans la nécessité de séparer le bon grain de l’ivraie dans les documents de propagandes maoïstes. Ainsi que l’explique l’auteur, les archives sont rarement accessibles quand elles existent. Les rapports officiels des expéditions sont surchargés d’envolées lyriques à la gloire du Grand Timonier tandis que les informations de terrain sont lacunaires voire incohérentes. Il a donc fallu faire le tri, s’astreindre à une lecture critique, comparer le peu de sources disponibles. Un petit coup de pouce du hasard lui a permis de se procurer une biographie de Liu Lianman, un document un peu plus spontané.  La plupart des acteurs sont aujourd’hui décédés à l’exception de Gonpo, le sherpa tibétain qui aurait atteint en premier le sommet de l’Everest. Cédric Gras n’a pas pu l’interviewer mais, sachant que sa version n’a jamais changé, ce n’est pas très grave. Au regard du manque de preuves, la vraie question était de déterminer si les 3 himalayistes ont forgé un pacte mensonger pour éviter les représailles du Parti (l’échec de la mission étant exclu) ou s’ils ont menti sur ordre de leurs supérieurs. 

A l’instar d'Alpinistes de Staline, Alpinistes de Mao est un document précieux, sans doute le seul du genre consacré à la conquête de l’Everest par les Chinois. Pour autant, le livre de Cédric Gras n’est pas un texte aride, réservé à un public averti. C’est un travail d’historien réalisé par un romancier et un alpiniste. Il en a incontestablement les qualités. J’ai apprécié le fait que l’auteur explique sa démarche, les difficultés liées à ses recherches et à ses sources, ainsi que ses choix dans les versions qui lui étaient proposées. L’ouvrage reste néanmoins très fluide et se lit quasiment comme un roman d’aventure. 

Pour l’anecdote, il faut savoir que l’histoire de l’expédition de 1960 a été adaptée au cinéma en 2019 par Daniel Lee avec Jackie Chan. The Climbers est un blockbuster dédié exclusivement au public chinois et qui, selon Cédric Gras, manque clairement d’objectivité. 

📚J’ai lu Alpinistes de Mao dans le cadre d’une lecture commune avec Fabienne du Blog Livr’EscapadesMiss Sunalee aussi a lu ce livre.

📌Alpinistes de Mao. Cédric Gras. Stock, 300 pages (2023)


Nos mondes perdus. Marion Montaigne

 Nos mondes perdus. Marion Montaigne


Je découvre Marion Montaigne grâce à ce gros album et c’est un énorme coup de cœur. L’autrice, qui est à la fois scénariste et dessinatrice, s’intéresse à l’histoire des sciences… mais à sa manière un peu décalée. D’ailleurs, cette BD serait née de sa fascination un peu morbide pour Jurassic Park, le film de science-fiction de Steven Spielberg (qu’elle a vu plusieurs centaines de fois) et un penchant tout aussi singulier pour le dessin anatomique.

Nos mondes perdus n’est pas la première incursion de Marion Montaigne dans le genre. Si elle a débuté sa carrière d’illustratrice dans l’édition pour la jeunesse, elle s’est rapidement fait un nom dans le domaine de la vulgarisation scientifique. Certains connaissent peut-être son blog créé en 2008, Tu mourras moins bête (…mais tu mourras quand même). Les strips diffusés en ligne ont ensuite été réunis dans une série d’albums et publiés par Ankama Éditions (à partir de 2011) puis Delcourt (dès 2014). En 2016 et 2017, la dessinatrice a suivi le spationaute français Thomas Pesquet dans la préparation de la mission Proxima puis durant sa réadaptation à la vie terrestre. Elle a en a tiré une BD reportage intitulée Dans la combi de Thomas Pesquet (Dargaud, 2017).


Nos mondes perdus. Marion Montaigne. P36-37


Nos mondes perdus compte plus de 200 pages et l’ensemble est d’autant plus dense que l’illustratrice a favorisé les planches avec de petits dessins humoristiques assez détaillés. En dépit de cette apparence un peu foutraque, l’album s’appuie sur des recherches très pointues en paléontologie, en biologie et en historiographie. Le choix du média permet au lecteur de suivre parallèlement l’élaboration de la bande dessinée puisque l’autrice se met en scène dans ses dessins. 

Au commencement, nous rappelle Marion Montaigne, il y a la théorie créationniste. C’est donc un religieux (un archevêque irlandais en fait) qui, le premier, a eût l’idée de calculer l’âge de la terre. Il s’appelle James Ussher (1581-1656) et il s’appuie sur les données chronologiques de la Genèse dans la Bible. Il place ainsi très précisément la date de naissance de notre planète au 23 octobre de l'an 4004 av. J.-C. Le résultat semble validé par l’ensemble de la communauté chrétienne et il faut attendre les insolantes théories du comte de Buffon (1707-1788) pour voir l’âge canonique de notre planète remis en question. Sa méthode s’appuyait sur des hypothèses plus scientifiques évidemment. Dans un premier temps, le naturaliste français l’estime à 74 047 ans. Bien que ses calculs soient faux, ils contribuent à faire progresser les connaissances en la matière. Dans les années 1950, Clair Patterson estime finalement que la Terre s’est formée il y a 4,567 milliards d’années. Mais, avant que cette grande question soit réglée, d’autres controverses naturalistes sont nées autour des fossiles, puis des animaux et de la flore préhistoriques. 


Nos mondes perdus. Marion Montaigne. P156-157


Marion Montaigne montre l’évolution des sciences (y compris ses erreurs et ses reculs), les rivalités de ses représentants (dont les égos sont souvent démesurés), les tentatives de faire coller les découvertes officielles aux doctrines religieuses, les mensonges, les chausses trappes, etc. Elle nous apprend (ou nous rappelle) qui a inventé le mot dinosaure. Elle nous parle de personnages réels mais méconnus comme les Américains Edward Drinker Cope (1840-1897) et Othniel Charles Marsh (1830-1899). On croise encore bien d’autres célébrités comme l’anatomiste Georges Cuvier et même le troisième président des États-Unis, Thomas Jefferson. Tout cela, sous le divertissant patronage de Sigmund Freund. Bref, on ne s’ennuie jamais, bien au contraire.  

J’ai admiré la rigueur de l’autrice qui va, par exemple, jusqu’à dénicher un guide d'exposition du Crystal Palace de 1854 pour savoir si le mégalosaure de Richard Owen avait une bosse ou pas. J’ai surtout beaucoup apprécié ses traits d’humour. Certains passages sont même franchement hilarants.

Nos mondes perdus est une invitation à la découverte, une occasion de susciter la curiosité chez les jeunes et les moins jeunes. L’ouvrage ne s’adresse pas aux enfants mais à un public assez large quand même. 

📚Un autre avis que le mien chez Fanja

📌Nos mondes perdus. Marion Montaigne. Dargaud, 208 pages (2023)