Baumgartner. Paul Auster

Baumgartner. Paul Auster


Paul Auster a annoncé par l’intermédiaire du Guardian que Baumgartner serait son dernier roman. Si les critiques le concernant ne sont pas unanimes, j’ai, pour ma part, trouvé ce livre touchant et un peu déroutant. Paul Auster se montre facétieux en explorant les pistes de la métafiction. Seymour (Sy) Baumgartner, son héros, lui ressemble beaucoup mais il n’est pas tout à fait son alter ego. Ancien professeur de philosophie à Princeton, spécialiste de phénoménologie, le narrateur septuagénaire écrit un ouvrage consacré à Kierkegaard. Il est veuf depuis que son épouse Anna s’est noyée à Cape Code, une décennie plus tôt. L’essentiel de l’intrigue se déroule sur une seule journée dans la maison du narrateur. Je me suis d’ailleurs fait la réflexion que le livre pourrait être adapté au théâtre. Le rideau du premier acte s’ouvrirait sur un homme vieillissant, assis à son bureau. 

Au début de ce roman, donc, le narrateur travaille sur son dernier livre. Puis, surviennent une série d’accidents domestiques (une casserole qui brûle, une chute du héros dans l’escalier…) qui sont autant d’interrupteurs rallumant les lumières du passé. Le héros convoque les souvenirs des jours heureux avec son épouse, brossant l’émouvant portrait de son amour perdu, une femme indépendante et talentueuse, qui a partagé sa vie pendant 40 ans. Elle porte le même nom que l’héroïne d’un autre roman de Paul Auster (Le voyage d’Anna Blume, Actes Sud, 1987). Encore un petit clin d’œil de l’auteur, sans doute pour apporter un peu de légèreté à ce roman sur la vieillesse et le deuil. 

Baumgartner est solitaire mais pas seul. Quelques personnages entrent en scène successivement. Il y a d’abord la pétillante livreuse de colis, dont les visites égayent notre héros au point qu’il commande des ouvrages dont il n’a cure. Puis apparait Ed Papadopoulos, l’électricien au grand cœur, venu relevé le compteur d’eau.  D’autres seront simplement évoqués, plus ou moins longuement, comme le mari de la femme de ménage qui s’est sectionné deux doigts avec une scie circulaire ou encore Judith Feuer, la nouvelle amoureuse (pas si amoureuse), et Beatrix Coen, la doctorante prometteuse qui veut exhumer l’œuvre d’Anna. De fil en aiguille, le narrateur en vient à évoquer ses parents et ceux de son épouse défunte dont la mère et le grand-père étaient des Auster. Ces réminiscences d’histoire familiales nous entraînent jusqu’à Ivano-Frankivsk, une ville qui a été alternativement polonaise, ukrainienne ou austro-hongroise selon les évènements politiques. Le narrateur s’y est rendu en 2017, à l’occasion d’un séminaire en Europe de l’Est, pour y rencontrer un rabbin que n’avait finalement pas grand-chose à lui apprendre sur ses ancêtres.

Le dernier roman de Paul Auster n’est donc pas qu’une histoire de retraité triste dont l’esprit (pas encore sénile) vagabonderait de souvenirs fictifs en faits empruntés à la biographie de son créateur. Il y a effectivement, dans ce texte condensé, des pages pleines de nostalgie mais aussi des possibilités de recommencement et un brin de dérision. 

📚Une lecture commune avec La petite liste.

📌Baumgartner. Paul Auster, traduit par Anne-Laure Tissut. Actes Sud, 208 pages (2024)

La théorie des ondes. Pascale Chouffot

La théorie des ondes. Pascale Chouffot


J’ai découvert Pascale Chouffot dans le cadre de la 20e édition du festival Quais du polar. Non, je n’ai pas eu la chance de la croiser puisque je ne suis pas allée à Lyon… mais j’ai visité le site Internet du festival ! Ce n’est pas une maigre consolation puisque j’y ai déniché cet excellent polar. 

La théorie des ondes m’a fait voyager jusqu’en Bourgogne dans la bonne ville de Chalon-sur-Saône. Cette virée romanesque m’a permis de découvrir son carnaval, son ancienne usine Kodak, ses notables, ses chômeurs, ses jolies filles et leur assassin. Nous faisons également la connaissance de Catherine Gauthier, une ex-flic très tourmentée, qui travaille comme enquêtrice au sein d’un cabinet d’avocat. Maître Pierson, son employeur, traîne aussi quelques casseroles dont une vieille histoire d’homicide. Il s’agissait de la meilleure amie de sa fille, violée et tuée plusieurs années plus tôt sans que son meurtrier ne soit jamais retrouvé. D’où le sentiment de culpabilité de Pierson qui n’a pas su élucider le crime. 

Le supplice d’une autre jeune fille, dont le corps est découvert le lendemain des premières festivités carnavalesques, incite l’avocat à exhumer les dossiers d’autres victimes dont les meurtres non jamais été résolus. Il faut contacter leurs parents pour les convaincre de mener une action collective afin de rouvrir les enquêtes de police. Catherine, sa détective, doit négocier avec Jean-Pierre Renaud, commissaire de la brigade criminelle, pour accéder à la scène de crime et obtenir des informations sur cette nouvelle affaire. Leur collaboration s’avère plus fructueuse que prévue même si chacun suit sa propre piste. 

J’ai été impressionnée par l’habilité avec laquelle l’autrice est parvenue à lier différents pans du passé chalonnais à son intrigue policière. Elle exhume l’histoire des Petits Paris du Morvan, ces centaines de milliers d’orphelins envoyés en Bourgogne du début du 19ème siècle jusqu’aux années 1970. Malheureusement, ils n’étaient pas toujours bien traités par leurs familles d’accueil, souvent exploités et violentés. L’un des personnages de ce roman est le descendant du directeur de l’Institut de l’assistance publique, au début du 20ème siècle.  Pascale Chouffot évoque, par ailleurs, la fermeture de l’usine Kodak en 2006 puis sa destruction par implosion entre décembre 2007 et février 2008. Avant que la photo numérique n’entraîne la faillite de l’entreprise, la société américaine a employé jusqu’à 3000 châlonnais. On imagine le choc des salariés, ainsi que les répercussions économiques et sociales de son dépôt de bilan. 

L’autrice a, non seulement créer un riche contexte autour de son intrigue policière, mais elle a su aussi donner corps à ses personnages. On comprend assez vite que son héroïne est un personnage récurrent. En effet, après quelques recherches, j‘ai constaté que Catherine Gauthier apparaissait déjà dans un roman intitulé Nitro (JC Lattès, 2008). 

📌La théorie des ondes. Pascale Chouffot. Editions du Rouergue, 432 pages (2024)


Le cœur en Islande. Makyo

Le cœur en Islande. Makyo

💪J’ai ressorti ce roman graphique de la bédéthèque familiale à l’occasion du Book Trip en mer organisé par Fanja et de l’activité Lire sur les Mondes du travail chez Ingannmic. Ce diptyque est peut-être l’œuvre la plus personnelle de Makyo. Il l’a incité à revenir au dessin alors qu’il avait abandonné au profit de son activité de scénariste. Il a notamment écrit les textes de Jérôme K. Jérôme Bloche et de Balade au bout du monde, deux séries qui m’ont offert de formidables heures de lecture. 

Le cœur en Islande est bel et bien un album de cœur. Il s’inspire de l’histoire familiale de Makyo, notamment celles de son père et de son grand-père, marins pêcheurs dunkerquois. Cependant, il ne s’agit bien d’une fiction et non d’une biographie. L’auteur a utilisé quelques anecdotes racontées par ses proches pour nourrir son récit. Les campagnes de pêche à la morue en Islande au début du siècle dernier étaient dures au point que ses participants étaient surnommés les "bagnards des mers". Les femmes restées seules pendant des mois avec une maigre avance sur le salaire de leurs époux devaient se débrouiller avec la marmaille. Quand la mélancolie les prenait, on disait qu’elles avaient "le cœur en Islande", auprès de leurs hommes. Certains ne revenaient pas car la mer les gardait en son sein après les naufrages. 


Le cœur en Islande. T01 - P26-27

Makyo s’est appliqué à restituer l’histoire collective de ces pêcheurs à travers le destin de son jeune héros. Moïse Halna n’a que 13 ans au début de ce récit et rêve de suivre Ernest, son père adoptif, dans son périple saisonnier vers l’Islande. Ernest est le capitaine de L’Hirondelle des mers, un navire affrété par Anthonin Worris. Le riche armateur prêtant être le vrai père de Moïse. Mais il n’est pas le seul à lui disputer la paternité de l’enfant ! Séraphin, le poète, assure qu’il était l’amoureux secret de sa mère. Le gamin est un peu perdu dans toute ces histoires d’adultes. Worris, qui n’a que des filles, souhaite en faire son héritier et l’envoyer étudier à Lille. Mais Moïse rêve de naviguer aux cotés d’Ernest. Clarisse, sa mère adoptive, ne supporte pas cette idée. Mais comment résister à un rêve d’enfant ?


Le cœur en Islande. T02 - P46-47

Il faut attendre la seconde partie de l’histoire pour embarquer enfin sur L'Hirondelle des mers dans le sillage de Moïse, devenu mousse sur le bateau de son père adoptif. Worris a imposé son neveu Hector Braxas dit Xas le tatoué comme second. Ernest n’avait pas les moyens de refuser mais le bonhomme est une source de conflits permanents sur le navire. Il est fourbe, cruel et cache lui aussi un secret embarrassant qui concerne Moïse. Mais, pour l’heure, le capitaine à d’autres préoccupations plus importantes. Son fils a contracté une maladie inconnue et il craint de le perdre. Il n’y a pas de docteur à bord, juste le « médecin de papier », un manuel qui permet d’identifier les maux les plus courants. Ernest hésite néanmoins à rejoindre les côtes de la baie d’Eskifjord car la pêche n’a jamais été aussi fructueuse que cette année. Il craint une mutinerie s’il y coupe cours prématurément. Les marins sont rémunérés en fonction de leurs prises qui sont strictement comptabilisées. 


Le cœur en Islande


Ce roman graphique a été réédité en version intégrale mais je possède l’édition en deux tomes. Elle est accompagnée d’un livret consacré à la genèse de l’album, les sources d’inspiration de Makyo et les problèmes techniques qu’il a rencontré pour les illustrations. D’une part, Il pensait avoir un peu perdu la main en matière de dessin et n’était pas certain d’arriver au bout de l’aventure. D’autre part, il lui fallait des modèles de navires de pêche datant de la fin du 19ème siècle ou du début du 20ème siècle. Pour les couleurs, il a fait appel à Jacky Robert qui a fait un travail remarquable. Les nuances de vert qui dominent cet album rendent bien compte de l’atmosphère générale. Le froid et les conditions de travail extrêmes. Mais tout n’est pas sombre dans cet album. Makyo montre aussi la solidarité des marins et les rapports de camaraderie qui les unissent. Il signe un album émouvant et riche d’informations historiques. 

📌Le cœur en Islande. Makyo. Dupuis, 128 pages (2005)





Holly. Stephen King

Holly. Stephen King


💪J’ai lu ce roman dans le cadre du challenge Lisez votre chouchou, organisé par Géraldine. Cette activité coïncide avec le cinquantième anniversaire de Carrie, le premier roman de Stephan King. L’écrivain américain est considéré aujourd’hui comme le maître de l’épouvante alors qu’il s’est largement affranchi des genres littéraires. En réalité, sur 70 romans et 12 recueils de nouvelles, moins de la moitié peuvent être considérés comme des récits d’horreur pures. Par exemple, Holly, le dernier titre paru à ce jour, est plutôt classé dans la catégorie des thrillers. On y retrouve un personnage déjà connu des lecteurs assidus de Stephen King. Il s’agit d’Holly Gibney, croisée pour la première fois en 2014, au côté de Bill Hodges, le détective à la retraite dans Mr. Mercedes. On la retrouve ensuite, parmi les personnages secondaires, des Carnets Noirs, de Fin de Ronde, de L’outsider et de la novella Si ça saigne (dans le recueil éponyme). 

Dans ce livre estampillé à son nom, notre héroïne a été promue au rang de protagoniste principal. Bill Hodges lui a légué l’agence de détectives Finders Keepers et Pete, son partenaire, est forcé au repos pour cause de covid-19. C’est donc seule qu’Holly devra résoudre une affaire de disparition inquiétante et traquer un couple de serial killers hors-normes. L’essentiel de l’intrigue se déroule en 2021, soit quelques mois après l’assaut du Capitol par les partisans de Donald Trump, et dans une ambiance apocalyptique de fin de crise sanitaire. Les "antivax" crient au complot, les réactionnaires refusent de porter le masque et le souvenir des dernières bavures policières terrifie la communauté afro-américaine. Holly, quant à elle, est encore perturbée par la mort de sa mère, qui a succombé à la pandémie, et n’a pas d’autre choix que d’assister aux funérailles via un logiciel de réunion à distance. Charlotte était une femme autoritaire et une mère abusive mais Holly a encore du mal à s’émanciper de son emprise psychologique néfaste. Elle s’applique néanmoins à retrouver une forme d’assurance pour honorer la confiance que son mentor défunt, Bill Hodges, avait placée en elle.  

En dépit (ou à cause) de son deuil, Holly accepte une nouvelle affaire, sachant qu’elle devra enquêter en solo, avec l’aide erratique de ses amis Barbara et Jerome Robinson.  Engagée par Penelope Dahl, Holly doit retrouver sa fille, Bonnie, disparue début juillet. Des indices fugaces la conduisent sur une voie inattendue. Holly découvre que 4 autres personnes ont disparu dans le même périmètre au cours des 9 dernières années : Jorge Castro en 2012, Cary Dressler en 2015, Ellen Craslow et Peter Steinman en 2018. L’enquêtrice peine à croire que des personnes aussi différentes aient pu être les victimes d’un même agresseur mais les similitudes dans le mode opératoire sont troublantes. A ce stade, le lecteur connait l’identité des meurtriers mais pas toute les clés de l’énigme. Aussi, Stephen King s’attache-t-il à autopsier les mécanismes de l’acte criminel plutôt que ses victimes et à disséquer la psyché des assassins, selon une chronologie des faits un peu bouleversée. 

Ma dernière lecture de Stephen King datait justement de la période du premier confinement en 2020. Il s’agissait de L’outsider, un roman effrayant qui m’avait tenu en haleine de bout en bout. Holly est aussi terrifiant mais avec la dose de fantastique en moins. J’ai aimé la précision chirurgicale avec laquelle l’auteur dénoue les fils de l’intrigue entrainant son lecteur toujours plus loin dans les tréfonds de l’âme humaine. Stephen King est un écrivain aussi populaire que prolifique et j’ignore encore vers lequel de ses romans je me tournerai ensuite.  Son prochain roman, You Like It Darker, est prévu pour le 21 mai 2024 dans les pays anglophones. 

📚Un autre avis que le mien chez Livr’escapades 

📝Voir aussi : 

📌Holly. Stephen King, traduit par Jean Esch. Albin Michel, 528 pages (2024)

Challenge Lisez votre chouchou


Une saison pour les ombres. R.J. Ellory

Une saison pour les ombres. R.J. Ellory


Jack Devereaux est enquêteur pour une société d’assurances à Montréal. Il mène une vie solitaire, sans femme ni enfant et n’a pratiquement aucun ami en dehors son collègue Ludo. Lorsqu’un agent de la Sûreté du Québec l’appelle pour le prévenir de l’arrestation de son frère Calvis, accusé d’avoir brutalement agressé un habitant de Jasperville, c’est tout son passé qui lui revient à la figure. 

A la fin des années 60, dans l’espoir d’une vie meilleure, la famille de Jack a déménagé à la frontière du Québec et de la Province de Terre-Neuve-et-Labrador, dans une ville minière fondée par la Canada Iron. Lorsque les Devereaux débarquent dans le Nord-Est, ils découvrent une bourgade isolée où le climat particulièrement rude vient à bout des meilleures volontés. Jack et sa sœur aînée semblent s’acclimater tant bien que mal à leur nouvel environnement même si leur grand-père maternel perd un peu la boule et leur raconte des histoires terrifiantes inspirées des légendes locales. La famille fait son nid dans une maison solide à défaut d’être coquette, le père obtient un poste mieux rémunéré et un troisième enfant vient couronner le bonheur d’une sécurité domestique et financière retrouvée. 

Les choses se gâtent au début des années 70, lorsque le corps martyrisé d’une jeune fille est retrouvé à l’orée du village. C’est la fille des aubergistes. A-t-elle été attaquée par une bête sauvage après une mauvaise chute sur le sol gelé ? L’enquête n’ira pas plus loin, faute d’indices et de moyens d’investigation. Des drames similaires vont se succéder à plusieurs années d’intervalle, sans que les habitants de Jasperville ou les autorités provinciales ne réagissent vraiment. La peur s’installe pourtant dans la communauté et les esprits commencent à dérailler. C’est cette ambiance délétère que notre héros a choisi de fuir dès qu’il en a eu l’occasion, à l’âge de 19 ans, abandonnant sur-place, les êtres qui lui étaient chers. Vingt-cinq ans plus tard, lorsque le destin l’oblige à revenir sauver son frère, Jack comprend qu’on n’échappe pas à son passé.  

La construction de ce roman est largement centrée sur le lieu de l’intrigue et la psyché des protagonistes. En réalité, le décor est un personnage à part entière. R.J. Ellory a choisi un lieu difficile d’accès, claustrophobique et hostile où le soleil ne se lève pas pendant des mois. Le froid s’insinue jusqu’au cœur des foyers, s’empare les âmes sensibles et entrave les volontés. A l’instar des personnages, le lecteur a la sensation de s’engluer dans ce huis clos glacial et pesant. Ce n’est pas un reproche fait à l’auteur, bien au contraire, car c’est ce talent d’évocation qui est la force de ce thriller.

NB : Je pense que l’auteur s’est inspiré de Schefferville, une ville emblématique du développement minier au Québec. Située à 500 km au nord de Sept-Îles, elle a été fondée au milieu des années 50 par la compagnie Iron Ore du Canada (IOC). 

📚Lecture commune avec Ingannmic et Sunalee dont on peut lire les avis sur leurs blogs respectifs. Voir aussi ceux d'Aifelle et d'Athalie qui ont lu ce polar avant nous.

📌Une saison pour les ombres. R.J. Ellory, traduit par Étienne Gomez. Sonatine, 408 pages (2023) / Le Livre de Poche, 480 pages (2024)


La Longue-vue. Elizabeth Jane Howard

 La Longue-vue. Elizabeth Jane Howard


Je n’ai pas lu les "Cazalet" d’Elizabeth Jane Howard parce que je ne suis pas grande amatrice de sagas qui s’étendent sur plusieurs volumes. Aussi, lorsque les éditions du Quai voltaire ont décidé de rééditer également La Longue-vue, le second roman de l’autrice britannique, j’ai pensé que c’était le bon moment pour découvrir son œuvre. Pour avoir lu la critique sur le blog Livr’escapades je savais déjà qu’il serait question d’un mariage au sein de la bourgeoisie anglaise du 20ème siècle. Ce n’est pas l’un de mes thèmes de prédilection mais il faut savoir sortir de sa zone de confort de temps en temps. L’ouvrage a été écrit en 1956, et reflète, non sans ironie de la part de la romancière, le contexte et le mode de pensée de l’époque. 

« Mais à ce moment les messieurs firent leur entrée, ayant terminé leurs mystérieux conciliabules techniques sur l’argent, le sexe, les instincts meurtriers des Nord-Coréens – terminé de discuter de problèmes fondamentaux de manière aussi superficielle que, dans le salon, les dames avaient traité de manière fondamentale de questions superficielles. Les deux parties s’efforcèrent maladroitement de se mêler l’une à l’autre, et au bout d’une demi-heure la soirée s’acheva. Mr Fleming ne montra aucun signe de vouloir se débarrasser des invités, mais joua ostensiblement les hôtes en les raccompagnant jusqu’à la porte, laissant Mrs Fleming dans le salon. »

L’héroïne, Antonia Fleming, vit dans le quartier huppé londonien de Campden Hill Square. Elle donne un dîner pour les fiançailles de son fils Julian avec la candide June Stocker. Cet évènement est l’occasion pour cette séduisante quadragénaire de prendre un peu de recul par rapport à son passé et d’ausculter son propre mariage avec Conrad Fleming. L’un des intérêts de ce roman résulte dans le fait que l’autrice a choisi de présenter les faits selon une chronologie à rebours. Partis de ce fameux soir de fête de 1950, nous remontons le temps, par étapes, jusqu’aux années 20. Antonia était alors une jeune fille ingénue, découvrant l’amour, ses pièges, ses trahisons et ses blessures.  Avant cela, la romancière nous a donné à voir la déliquescence des liens qui unissent Antonia à Conrad. En remontant encore plus loin dans le passé du couple, elle montre que le bonhomme a fait tomber le masque dès le soir de sa lune de miel, se révélant autoritaire et egocentrique, le rôle attendu de son épouse étant celui de simple faire-valoir.

« Combien de fois, à cette même table, n’avait-elle pas fait obstruction aux sorties de son mari – un peu trop tôt, et il lui en voulait ; un peu trop tard, et les invités en pâtissaient ; le bon moment était peut-être le pire, celui où, comme pour relever le défi, il attaquerait avec plus d’habileté et de méchanceté encore, s’en prenant toujours à ceux qui n’auraient pas l’à-propos ou l’assurance nécessaires pour lui renvoyer la balle (qu’il attendait). Elle avait un jour menacé de le démasquer mais, sans même envisager qu’une telle chose soit possible, il l’avait réduite au silence en disant qu’ils étaient bien placés pour connaître le coût de l’équilibre conjugal, et que le moins qu’ils puissent faire était d’en préserver les autres. Elle n’avait pas exactement peur de lui, mais en vingt-trois ans, il l’avait épuisée et c’est pourquoi elle ne s’était pas risquée à le confondre en public. »

J’ai aimé l’atmosphère très british de ce roman, l’humour caustique de l’écrivaine et sa capacité à effeuiller psychologiquement ses personnages jusqu’à la mise à nu leurs personnalités profondes. En revanche, j’ai trouvé quelques longueurs dans ce texte. Une fois qu’il était démontré la goujaterie de Conrad, les dialogues et l’autoanalyse de la narratrice m’ont paru parfois redondants. De fait, en dépit des grandes qualités littéraires de ce roman et de savoureux passages, je l’ai terminé en lisant en diagonale.

📚D’autres avis que le mien via Babelio et Bibliosurf

📌La Longue-vue. Elizabeth Jane Howard, traduite par Leïla Colombier. Quai Voltaire, 452 pages (2024)

A la ligne. Joseph Ponthus

A la ligne. Joseph Ponthus


Comment exprimer l’aliénation mentale et la fatigue physique du travail en usine ? Joseph Ponthus répond à cette question à travers le récit de son expérience dans l’industrie de la conserverie et au sein des abattoirs bretons. J’ai été surprise, au premier abord, par ce texte en vers libres. Puis, je m’y suis faite et j’en ai apprécié la poésie. Le rythme n’est pas uniforme mais pas hachuré non plus et se lit même avec une remarquable fluidité.

« J’écris comme je pense sur ma ligne de production / Divaguant dans mes pensées seul déterminé / J’écris comme je travaille / À la chaîne / À la ligne »

Joseph Ponthus, ou Baptiste Cornet de son vrai nom, est né à Reims. Il a fait des études littéraires et a travaillé dans le secteur social, en région parisienne, avant de rencontrer sa compagne, originaire de l’île de Houat. L’amour a donc conduit notre bonhomme à un autre bout de la France où, en dépit de ses diplômes et de ses états de service, il ne trouve pas de travail. Lassé de l’oisiveté, il s’inscrit dans une agence d’intérim et enchaîne les missions sans rapport avec son métier d’origine. Son livre est un témoignage sincère mais distancié (sans concession mais pas revanchard non plus) de cette période difficile au cœur du monde ouvrier. Les mots défilent à toute vitesse, sans ponctuation, et se heurtent parfois à l’indicible ou à la pudeur de leur auteur. C’est qu’il pèse et ordonne ses mots pendant tout son temps de labeur puis les couche sur le papier après la débauche quand il n’est pas trop cassé.

"L'usine bouleverse mon corps / Mes certitudes / Ce que je croyais savoir du travail et du repos / De la fatigue / De la joie / De l'humanité"

Baptiste Cornet a emprunté son pseudo à un lointain ancêtre, pour le patronyme, et au saint-patron des travailleurs manuels et des artisans, pour le prénom.  Il décrit tous les rouages de la précarité : l’incertitude du lendemain, les mauvaises conditions de travail, les journées harassantes, la fatigue morale et les blessures du corps, le rituel du café/clopes pendant la pause et la solidarité ouvrière qui permettent de tenir le coup.

Ce roman m’a beaucoup émue. J’ai appris, avant de le terminer (et avant d’avoir lu les quelques lignes dans lesquelles l’auteur évoque le premier diagnostic de sa maladie) qu’il est décédé en février 2021, à l’âge de 42 ans, « à l’issue d’un combat acharné contre le cancer ». 

Je ne suis bien sûr pas la seule à avoir été profondément touchée par cette chronique intime et sociale. A la ligne a obtenu de nombreuses récompenses dont le Grand Prix RTL/Lire 2019. Par ailleurs, Une adaptation scénique rock a vu le jour quelques mois après la parution de l’ouvrage à l’initiative du trio formé par Michel Cloup, Pascal Bouaziz et Julien Rufié. Une collaboration avec Annaïg Le Naou et Laurène Pailler a vu évoluer le projet en concert "chansigné" avec plusieurs dates en Bretagne mais aussi à Paris, Lyon, Limoges, Chartres… Le comédien et metteur en scène Mathieu Létuvé s’est également emparé du texte de Joseph Ponthus pour l’adapter au théâtre

📚Les avis de Violette, DasolaGéraldine, AlexAifelle et Livr'escapades

📌A la ligne, Feuillets d’usine. Joseph Ponthus. La Table ronde, 272 pages (2019) / Folio, 288 pages (2020)

Lire le monde ouvrier et les mondes du travail


Voyage aux îles de la Désolation. Emmanuel Lepage

Voyage aux îles de la Désolation. Emmanuel Lepage


Saviez vous qu’Emmanuel Lepage est le premier auteur de BD a avoir été nommé peintre officiel de la marine en 2021 ? Il doit ce titre à ses missions sur les TAAF (Terres australes et antarctiques françaises). Le dessinateur en fait le récit dans plusieurs albums dont Voyage aux îles de la Désolation et La Lune est blanche. Les éditions Casterman les ont rassemblés et réédités en versions intégrales sous les titres d’Australes (2014) et d’Antarctique (2015). Le second volume a été réalisé en collaboration avec François Lepage, le frère d’Emmanuel. 

En février 2010, à l’heure du petit déjeuner, Emmanuel Lepage reçoit un coup de téléphone de son frère. Un désistement de dernière minute lui offre l’opportunité de participer à un reportage sur les TAAF. Il a une demie heure pour se décider. Sa décision sera prise en un quart d’heure, le temps de se remémorer quelques rêveries maritimes remontant à l’enfance et inspirées des personnages de Pierre Joubert, Hergé, Jules Verne, Robert Louis Stevenson ou John Meade Falkner. Non, décidément, un voyage du côté des 40ème et 50ème rugissants, ça ne se refuse pas ! 


Voyage aux îles de la Désolation. Emmanuel Lepage. P8

Trois semaines plus tard, le dessinateur breton atterrit à l’aéroport Roland Garros de Saint-Denis de La Réunion. Il est accompagné de son photographe de frère et de Caroline Britz, journaliste à l'hebdomadaire Le Marin. C’est elle qui est l’initiative du projet documentaire. L’appareillage du "Marion Dufresne", un navire ravitailleur des bases scientifiques subantarctiques, est prévu trois heures plus tard. Le bateau doit son drôle de nom à l’explorateur français Marc Joseph Marion du Fresne. Parmi les passagers, il y a les chercheurs de l’Institut polaire français Paul-Emile Victor qui vont remplacer leurs collègues en mission sur les terres australes. Quarante marins et le préfet des TAAF se trouvent également à bord du navire, ainsi le personnel logistiques et les ouvriers spécialisés qui partent en hivernage sur les bases. A l’instar des 18 touristes embarqués sur le Marion Dufresne, « les journalistes » comme Emmanuel Lepage, effectueront un circuit de 6 semaines dont les étapes sont l’archipel de Crozet, l’archipel de Kerguelen, l'île Saint-Paul, l'île Amsterdam et l'Île Tromelin.

Une grève des entrepôts pétroliers de La Réunion va quelque peu chambouler la feuille de route et compromettre les possibilités de ravitaillement des bases. En effet, les conditions météorologiques peuvent se détériorer très rapidement. Chaque jour qui passe étant un jour perdu, le commandant décide de partir tout de suite pour Tromelin, étape qui était prévue en fin de rotation, puis de revenir faire le plein à La Réunion avant de repartir pour faire la tournée de ravitaillement. Emmanuel Lepage, lui, s’est déjà attelé à sa tâche. Son travail se présente sous la forme d’un carnet de bord illustré. Il ramènera de nombreux portraits mais aussi des illustrations mettant en scène les conditions de travail extrêmes du personnel de bord, les difficultés liées au ravitaillement des bases scientifiques, etc. Croquer la faune et la flore des TAAF s’avère plus compliqué que prévu à cause de la pluie et du froid.


Voyage aux îles de la Désolation. Emmanuel Lepage. P20-21

Les planches de cet album sont le reflet des difficultés rencontrées par Emmanuel Lepage dans la réalisation des illustrations. Du coup, les croquis bruts réalisés sur place, alternent avec les dessins à l’aquarelle ou à la gouache qui ont été finalisées après le retour sur la terre ferme. Les planches sépia permettent de distinguer les pages dédiées à l’histoire de ces territoires australes, tandis que les cases en noir et blanc sont réservées au reportage sur le terrain. La multiplicité des techniques utilisées fait de cette bande dessinée un véritable chef d’œuvre du genre. L’auteur regrette néanmoins la difficulté de se fondre dans le paysage, ou de s’imprégner sérieusement de l’histoire et de la vie quotidienne des îles subantarctiques. La brièveté du voyage a imposé cette distance qu’il lui a tant pesée. 

Les travaux d’Emmanuel et François Lepage ont fait l’objet de plusieurs expositions grand format de photographies et planches de BD. J’ai eu la chance de voir l’exposition en plein air de Moëlan-Sur-Mer en Bretagne, durant l’été 2019. Par ailleurs, François Lepage a publié, en collaboration avec Caroline Britz, un ouvrage intitulé Marion Dufresne, ravitailleur du bout du monde (Marines Éditions). Dès 2012, les frères Lepage sont repartis en reportage en Antarctique, du côté de la Terre Adélie. Cette mission est racontée dans l'album La Lune est blanche.


Voyage aux îles de la Désolation d'Emmanuel Lepage. Les pages 94 et 95

💪Je remercie Fanja du blog Lectures sans frontières qui m’a incitée à ressortir cette bande dessinée magistrale de ma bibliothèque familiale dans le cadre du Book Trip en mer qu’elle organise cette année. Sur la même thématique, je recommande vivement Ar-men et Les voyages d’Ulysse, deux albums que j’ai lus avant ce challenge de lecture.

📚On peut voir ici d'autres planches de la BD et l'avis de Violette sur le blog Doucettement.

📌Voyage aux îles de la Désolation. Emmanuel Lepage. Futuropolis, 160 pages (2011)

Book Trip en mer

Bivouac. Gabrielle Filteau-Chiba

Bivouac. Gabrielle Filteau-Chiba


Le 12 avril prochain, l’autrice engagée Gabrielle Filteau-Chiba sera présente au Festival du livre de Paris dont le Québec est l’invité d’honneur cette année. J’ai profité de cette occasion pour lire le dernier volet de sa trilogie romanesque consacrée à la nature. Bivouac peut néanmoins se lire indépendamment des autres tomes, Encabanée (Le Mot et le reste, 2021) et Sauvagines (Stock, 2022). 

Le triptyque s’inspire largement de la vie de l’autrice. En 2013, Anouk (l’alter ego de G.F.-C.) décide d’abandonner la vie trop trépidante de Montréal pour s’installer au vert, dans une cabane de bucheron. Elle passe trois ans au cœur de la forêt, dans la région du Haut-Kamouraska au Québec, sans eau courante ni électricité. Le second roman, qui est en cours d’adaptation audiovisuel, raconte le combat de Raphaëlle, agente de protection de la faune et amoureuse d’Anouk, menacée par un braconnier. Nous retrouvons les deux femmes dans le troisième volet. Elles vivent dans la yourte de Raphaëlle en Gaspésie.

Bien que je n’ai pas lu les précédents livres de Gabrielle Filteau-Chiba, je n’ai pas eu de mal à suivre l’intrigue. Celle-ci débute dans la neige, à la frontière du Maine, où un militant écologiste tente de passer discrètement la frontière. Riopelle / Robin (notre Eco Warrior vit dans la clandestinité et doit changer régulièrement d’identité) est réceptionné par un groupe d’activistes américano-canadien. L’opération précédente s’est mal terminée mais il faut déjà préparer une nouvelle mission de sauvetage. Son code ? Bivouac. Son but est d’empêcher la construction d’un oléoduc et le saccage d’une forêt renommée pour sa biodiversité dans la région du Bas-Saint-Laurent. 

Parallèlement à ces évènements, Anouk et Raphaëlle quittent leur refuge en Gaspésie pour rejoindre la communauté de la ferme Orléane où elles participent aux différents travaux d’élevage et d’agriculture. Malheureusement un froid s’instaure entre les deux amoureuses dès leur arrivée sur les lieux. Elles sont logées dans des locaux séparés de plusieurs kilomètres. Raphaëlle a compris qu'Anouk avait besoin d’espace tandis qu’Anouk se languie de sa cabane dans les bois. Et puis, elle pense toujours à ce militant écologiste, Riopelle, qu’elle a hébergé quelques mois plus tôt dans son refuge. 

Il était logique que la romance entre Anouk et Raphaëlle, puis au triangle polyamoureux formé par les 3 personnages, prennent beaucoup de place dans l’intrigue mais ce ces passages ne sont pas ceux qui m’ont le plus intéressée. J’ai été littéralement captivée, en revanche, par toute la partie concernant la lutte écologique, l’organisation de la ZAD (Zone à Défendre) et les modèles de vie alternatifs. Le combat mené par la narratrice est admirable de sincérité et d’abnégation. Pour autant, Gabrielle Filteau-Chiba ne perd pas de vue les risques d’un extrémisme militant et prône toujours le pacifisme. La brutalité, rappelle-t-elle, ne peut en aucun cas servir l’action. Elle ne fait que l’entacher. Mais, dans cette histoire, la violence se trouve de l’autre côté. Celui des partisans de la « pétrolière », de l’oléoduc et des coupes à blanc qui nuisent au paysage forestier et à l’écosystème. Le lecteur devine qu’un drame se prépare. 

📚Aifelle (Le goût des livres) et Eimelle (Tours et culture) ont lu toute la trilogie et en parlent sur leurs blogs respectifs. 

📌Bivouac. Gabrielle Filteau-Chiba. Bibliothèque Québécoise, 376 pages (2023) / Stock, 368 pages (2023) / Folio, 432 pages (2024)


Crossroads. Jonathan Franzen

Crossroads. Jonathan Franzen


J’ai raté la parution de tous les livres de Jonathan Franzen : La 27e Ville (The Twenty-Seventh City, 1988), Phénomènes naturels (Strong Motion, 1992), Les Corrections (2001), Freedom (2010), Purity (2015) et Crossroads (2021)*. Il était donc largement temps de rattraper mon retard. L’occasion s’est présentée grâce à une proposition de lecture commune d’Ingannmic. Je découvre donc l’écrivain américain par l’intermédiaire de son 6ème roman. Il s’agit d’une fresque familiale, un grand roman social américain comme je les aime.  

L’essentiel de l’intrigue se déroule entre deux fêtes religieuses, soit Noël 1971 et Pâques 1972. Jonathan Franzen dissèque la psyché des cinq membres de la famille Hildebrandt à New Prospect, une banlieue cossue de Chicago (Illinois). D’une manière ou d’une autre, la vie de chacun d’entre eux est impactée par une association paroissiale pour la jeunesse appelée Crossroad. Sa grande affaire est l’organisation d’un voyage scolaire dans une réserve Navajo, à la frontière de l’Arizona et du Nouveau-Mexique, où les jeunes chrétiens favorisés devront participer à des tâches de construction pour les Indiens dont les terres ont été saccagées par l’activités industrielle des Blancs. A l’origine de ce projet, il y a Russ Hildebrandt, pasteur associé de l’Eglise de la First Reformed bien que né dans une communauté Mennonite de l’Indiana. On apprend au début du roman que Russ a été évincé de l’association à la demande de ses membres. Il en a gardé une rancœur tenace pour son ancien partenaire, Rick Ambrose, 25 ans, jugé plus progressiste (moins ringard) que lui. Ses propres enfants étaient soulagés de le voir exclu de Crossroad. 

Clem, l’aîné de la fratrie, ne fréquente plus l’association depuis qu’il est parti à l’Université. Il a rencontré  la (trop) petite Sharon. Sa relation avec la jeune fille lui a ouvert les portes du plaisir charnel et une fenêtre sur une autre vision du monde. Ces découvertes vont le pousser à reconsidérer le privilège de son exemption de la conscription militaire et donc son engagement dans la guerre du Vietnam. Becky, sa cadette, elle la pom-pom girl de service, celle dont tout le monde veut être l’ami. Elle a rejoint Crossroad pour se rapprocher de Tanner Evans, le séduisant guitariste des Bleu Notes (accessoirement en couple avec la chanteuse du groupe musical). Les motivations qui poussent Perry, le jeune frère âgé de 15 ans, à entrer dans l’association sont un peu plus nébuleuses. Le petit génie de la famille est bourré de névroses et abuse un peu trop des psychotropes même selon ses copains fumeurs d’herbe. Cet ado égocentrique éprouve au moins une tendresse sincère pour son petit frère Judson, unique membre de la famille Hildebrandt à conserver une intégrité morale du fait de son innocence juvénile. Marion, la mère, est en pétard contre son mari. Embrasé par le démon de minuit, celui-ci s’intéresse davantage aux qualités physiques de l’une de ses paroissiennes qu’aux bienfaits matériels et spirituels qu’elle pourrait apporter à la communauté. Aussi, pendant que Russ manigance pour participer au voyage en Arizona avec la belle Frances Cottrell, Marion pète les plombs au cours d’une séance extraordinaire chez sa psychanalyste.

Crossroad est un roman polyphonique et foisonnant. J’ai été complètement happée par les tribulations de cette famille américaine moyenne dans le contexte du début des années 70. C’était une époque charnière pour la libéralisation des mœurs, le renouveau religieux ainsi que la prise de conscience vis-à-vis des minorités Amérindiennes, de la lutte pour les droits civiques et de la guerre du Vietnam.  La conclusion du roman m’a semblée un peu abrupte mais j’ai découvert ensuite qu’il s’agit d’un cliffhanger voulu par l’auteur. Crossroad est en effet le premier volet d’une trilogie intitulée La Clé de toutes les Mythologies, une référence au manuscrit inachevé du révérend Edward Casaubon dans Middlemarch de George Eliot. Jonathan Franzen multiplie les clins d’œil culturels. Je pense, par exemple, au titre de ce roman, Crossroad, tiré d’une chanson de Robert Johnson, célèbre chanteur et guitariste de Blues. Les paroles de Cross Road Blues sont une métaphore évoquant un homme à la croisée des chemins, prêt à vendre son âme au diable en échange du succès. J’attends la parution du prochain volet de ce triptyque romanesque avec impatience. J’espère le lire avec Ingannmic, ma co-lectrice du jour, si elle est partante. En attendant, j’ai d’ores et déjà téléchargé Les corrections dans ma liseuse. 

* dates de parution des versions originales

📚D'autres avis que le mien via Babelio et Bibliosurf

📌Crossroads. Jonathan Franzen, traduit par Olivier Deparis . L’Olivier, 704 pages (2022) / Points, 792 pages (2023)


Neuf vies. Peter Swanson

 Neuf vies. Peter Swanson


Après Huit crimes parfaits, voici Neufs vies. Entre les deux, il y a eu Chaque serment que tu brises (Gallmeister, 2022), mais ce polar est dans une autre veine que ces deux-là. A l’instar de Neuf parfaits étrangers de Liane Moriarty, le nouveau roman de Peter Swanson fait référence au chef d’œuvre d’Agatha Christie désormais intitulé Ils étaient dix

Je sais bien qu’on s’y perd dans toutes ces références numériques et je pense qu’il vaut mieux se pencher sur l’intrigue. En effet, comme dans le livre d’Agatha Christie, les futures victimes reçoivent un courrier de leur assassin. Il ne s’agit pas d’une invitation dans une île déserte mais d’une liste de noms sans autres mentions. Les destinataires ne se connaissent pas et n’ont apparemment aucuns liens entre eux. 

La liste compte 6 hommes et trois femmes. Il y a deux septuagénaires, Frank Hopkins et Jack Radebaugh, les autres frôlant la quarantaine. Jessica Winslow, agente du FBI à Albany, en fait partie. Elle flaire immédiatement le danger et s’attache à localiser tous les récipiendaires de l’énigmatique courrier. Trop tard ! Frank Hopkins, le propriétaire d’un hôtel à Kennewick dans le Maine, est retrouvé noyé sur la plage. Visiblement, il ne s’agit pas d’un accident. Quelqu’un lui a fait boire la tasse après lui avoir remis la liste en mains propres. 

Toute cette histoire a-t-elle un lien avec le lieu de ce premier crime ? Pour en savoir plus, il va falloir interroger les 8 survivants. Or, la police n’a pas encore identifié Alison Horne tandis que Jack Radebaugh refuse d’être placé sous la protection du FBI. Les autres cibles sont éparpillées aux quatre coins du pays, depuis la Californie jusque dans l’Etat de New-York en passant par le Michigan et le Massachussetts. Cela ne facilite pas la tâche des enquêteurs. Et puis, il faut ajouter les fausses pistes générées par les homonymes, dont Jay Coates, un mythomane habitant en Géorgie et qui prétend avoir reçu le funeste message. Qui sont les autres protagonistes, Matthew Beaumont, Ethan Dart, Caroline Geddes et Arthur Kruse ? Quels secrets entachent leurs passés respectifs ? 

Sans être mémorable, le roman de Peter Swanson est un polar de bonne facture, dont la lecture est fluide et rapide. L’écrivain américain applique une recette qui a fait ses preuves : des chapitres courts qui entretiennent un suspense permanent. La tension est d’autant plus palpable que la construction de l’intrigue repose sur une sorte de compte à rebours ponctué de morts. Le meurtrier aura-t-il le dernier mot ? Je vous laisse deviner ou lire le livre.

📚D'autres avis que le mien via Babelio et Bibliosurf

📌Neuf vies. Peter Swanson, traduit par Christophe Cuq. Gallmeister, 416 pages (2024)


Les Doigts coupés. Hannelore Cayre

Les Doigts coupés. Hannelore Cayre


Hannelore Cayre est connue pour ses polars et notamment Celui intitulé La Daronne qui a été porté à l’écran par Jean-Paul Salomé en 2020 avec Isabelle Huppert et Hippolyte Girardot dans les rôles principaux. Du coup, le lecteur s’attend sans doute à un roman policier, d’autant que la jaquette des Doigts coupés est sombre et que le bandeau de couverture annonce un roman noir préhistorique. Autant le dire tout de suite, dans cette histoire, il y a bien une scène de crime remontant à l’Âge de pierre mais le traitement de l’intrigue est bien plus original que prévu. L’autrice s’est offert une relecture drolatique et féministe de l’obscur Paléolithique.

Le lecteur est plongé dans le vif du sujet assez abruptement puisque le roman s’ouvre avec une conversation téléphonique qui fait tout de suite penser à un scénario de cinéma. Celle-ci nous permet d’assister en direct à la découverte d’une sépulture préhistorique sous le chantier d’une piscine privée en Dordogne. La première idée qui vient à l’esprit des ouvriers polonais est d’appeler un prêtre pour bénir les corps. Or, le religieux est l’ami d’Adrienne Célarier, une célèbre paléontologue qui prend toute suite en charge la logistique de la découverte. Il faut s’assurer que les fouilles ne seront pas confiées à un autre groupe de chercheurs et obtenir le soutien des médias pour attirer l’attention du grand public. 

La tombe est située dans une grotte, ornée d’œuvres d’art rupestres. Il s’agit essentiellement de mains mutilées réalisées grâce à la technique du pochoir et quelques représentations d’organes génitaux féminins. Les deux individus qui y reposent n’ont pas été traités de la même manière. L’homme est resté dans la position initiale de sa mort, visiblement sans traitement funéraire particulier. Il présente d’ailleurs les signes d’une mort violente, sans doute portée par la main d’un autre être humain. Bref, il est la victime d’un crime vieux de 35 000 ans ! Sa compagne de sépulture, semble avoir vécu plus longtemps et subi un sort plus doux dans la mort. Des indices montrent qu’elle occupait une place importante au sein de son clan. Les chercheurs la surnomment la Dame de Winiarczyk, en référence au patronyme de l’ouvrier qui l’a découverte. 

Un flashback dans le lointain passé Aurignacien nous apprend que le site mis à jour s’appelle en réalité "La grotte des femmes-ancêtres". Une jeune fille rebelle appelée Oli s’y rend parfois avec sa mère et sa sœur Wilma pour capter (sans grand succès) la voix de ses défuntes aïeules. Oli vit dans un clan rassemblant deux familles, soit un peu plus d’une quinzaine d’individus en comptant la nombreuse marmaille. Notre héroïne est d’ailleurs la seule adulte à ne pas avoir encore enfanté. Cela ne la chagrine pas beaucoup, au contraire ! Elle rêve d’accompagner les hommes à la chasse plutôt que de rester aux côtés des femmes à surveiller leur progéniture et à s’occuper de tâches jugées subalternes comme ramasser du bois ou entretenir le feu. Elle refuse également de subir les assauts sexuels des mâles même en échange de ressources vitales comme la viande. Car les hommes s’approprient systématiquement les morceaux de choix au prétexte qu’ils chassent. Les femmes, elles, doivent rester à leur place sous peine de subir de terribles punitions comme l’amputation de doigts. Selon Oncle-aîné, le chef du clan, cet ordre patriarcal rigide doit être maintenu sous peine de chaos et de mort. 

La narration alterne ensuite entre la période contemporaine, à travers le compte-rendu d’un séminaire scientifique, et le paléolithique avec le récit de notre jeune Homo Sapiens, son cheminement vers une émancipation qui ne se fera pas sans heurts. 

Hannelore Cayre explique, dans ses remerciements à la fin du roman, qu’elle s’est beaucoup inspirée des travaux de Paola Tabet (Les doigts coupés, une anthropologie féministe et La construction sociale de l’inégalité des sexes) et de Priscille Touraille (Hommes grands, femmes petites : une évolution coûteuse), deux voies singulières dans leurs spécialités respectives. Ces matériaux ont donné naissance à un roman absolument captivant et jouissif que je recommande vivement. Pour information, on trouve des représentations de mains mutilées dans les grottes Cosquer et Gargas. Les préhistoriens en ont proposé plusieurs interprétations (dont celle de l’amputation punitive) avec une préférence pour la "théorie des signaux". 

Pour ma part, j’ai toujours été fascinée par la période préhistorique qui offre un champ de réflexions sociales infinies. Toutes les questions existentielles auxquelles nous sommes confrontées aujourd’hui ne trouvent-elles pas leurs sources à la naissance même de l’humanité ? 

📚D’autres avis que le mien chez DasolaAifelleAnne-yes, Keisha et Géraldine

📌Les Doigts coupés. Hannelore Cayre. Editions Métailié, 192 pages (2024)