Charlie Chan Hock Chye, une vie dessinée. Sonny Liew

Charlie Chan Hock Chye, une vie dessinée. Sonny Liew


Gros coup de cœur pour ce roman graphique ! Je suis très impressionnée par la performance de l’auteur, tant du point de vue de l’intrigue et de la narration, que du graphisme. Sonny Liew est capable de changer son trait et d’adopter le style de ses illustrateurs préférés mais aussi de multiplier les supports (dessins, photos, articles de journaux…) ou les techniques (Huile sur toile, croquis, strip…). L’album est un véritable pavé, très dense mais absolument passionnant. C’est un chef d’œuvre qu’il faut lire sans se presser par doses homéopathiques. Le seul bémol tient à la police, parfois un peu petite (du fait des superpositions de documents) et donc difficile à déchiffrer.

Charlie Chan Hock Chye est un auteur fictif de bande dessinée. Au prétexte de faire revivre les 50 ans de carrière de ce personnage, Sonny Liew revisite l’histoire officielle de la cité-État de Singapour, depuis la colonisation britannique jusqu’au développement économique fulgurant des dernières décennies, en passant par l’occupation japonaise pendant la seconde guerre mondiale, la naissance du P.A.P (Parti d’action populaire) en 1954, l’échec de l’intégration à la fédération de Malaisie en 1963-64, l’indépendance en 1965, etc. 


Charlie Chan Hock Chye, une vie dessinée. Sonny Liew. P6-7


Né en 1938 dans la communauté chinoise de Singapour, Charlie Chan Hock Chye est le fils d’un épicier de Geyland Road. Il vit avec sa famille élargie (parents, frères, sœurs, oncles et cousins) dans une "shophouse" traditionnelle. Le quartier de son enfance a bien sûr beaucoup changé et les collines qui servaient d’aires de jeux ont disparu sous les buildings ultra-modernes. Charlie a toujours aimé dessiner. A l’âge de 16 ans, il crée une première BD s’inspirant des évènements du 13 mai 1954, les émeutes anti-service national des élèves du lycée chinois Chung Cheng. Il s’agit bien sûr d’un pastiche pour éviter la censure coloniale. Ses histoires sont publiées dans la revue littéraire Forward qui ne tire qu’à 300 exemplaires. 

Dix-huit mois plus tard, le narrateur fait la connaissance de Bertrand Wong avec lequel il s’associe pour les scénarios. Les deux adolescents dégotent un imprimeur (l’oncle de Bertrand) qui accepte de les publier pour un temps. C’est un nouvel échec mais les partenaires ne baissent pas les bras pour autant. Ils décident de créer des maquettes et des épisodes pilotes, s’inspirant des plus célèbres mangakas et auteurs de comics. Chaque BD trouve sa source dans les grands évènements qui frappent les habitants de la cité-État. Il faut déjouer la censure et captiver un lectorat assez large en dépit d’un public d’autant plus restreint que chaque communauté de Singapour à sa propre langue. L’Anglais et le Mandarin cohabitent avec le Hokkien, le Tamoul et le Malais. 


Charlie Chan Hock Chye, une vie dessinée. Sonny Liew. P18-19


Notre duo de bédéistes ne percera jamais. Bertrand laissera tomber quelques années plus tard pour se marier et fonder une famille. Il deviendra entrepreneur. Charlie Chan Hock Chye, quant à lui, résiste à toutes les pressions (familiales, financières, esthétiques et idéologiques) et poursuit son œuvre dans l’anonymat et parfois même l’absence de publication. A l’automne de sa vie, en 2014, il reste néanmoins persuadé d’être le plus grand auteur de BD de Singapour. Il n’a jamais renoncé à sa passion ni à ses convictions. Son pays s’est transformé. Son père fondateur, Lee Kuan Yew, meurt en 2015. Son ennemi, le grand orateur Lim Chin Siong, leader du parti d’opposition Barisan Sosialis, a été muselé définitivement après ses années de détention puis l’opération Coldstore en 1963. Il est parti en exil au Royaume-Uni et décédé en 1996 des suites d’une crise cardiaque. 


Charlie Chan Hock Chye, une vie dessinée. Sonny Liew. P236-237


La biographie de Charlie Chan Hock Chye est à ce point bluffante que je me suis demandée si le personnage avait réellement existé. Sonny Liew use d’une série de mises en abyme, mixant habillement les différents supports, avec des documents aux couleurs jaunies sensés provenir des archives officielles. Les œuvres fictives de son héros empruntent tantôt aux codes du manga, tantôt à l’esthétisme des comics et même à la BD franco-belge. Pour la création de Roachman, l’une des œuvres imaginaires de Charlie, Sonny Liew mélange les styles de Steve Ditko, de Wally Wood et de Yoshihiro Tatsumi. Ailleurs, il rend hommage à Astro Boy d'Osamu Tezuka, Pogo de Walt Kelly et The Dark Knight Returns de Frank Miller. Il se met lui-même en scène sur certaines planches, intervenants pour expliquer un dessin ou une référence à un évènement ou interpellant son lecteur pour lui rappeler qu’il y a des notes documentaires à la fin de l’ouvrage. La vie dessinée de Charlie Chan Hock Chye fourmille d’informations, de trouvailles, d’astuces et de références en tous genres. Il faut prendre son temps pour la lire et en tirer la substantifique moelle. C’est un travail remarquable qui a été récompensé, à juste titre, par de prestigieux prix, dont trois Eisner Awards en 2017 (du meilleur auteur, de la meilleure maquette et de la meilleure édition américaine d'une œuvre internationale) et une sélection officielle à Angoulême en 2018.  

Sonny Liew est d’origine malaisienne. Il a grandi et vit toujours à Singapour et publie en langue anglaise. Son éditeur français recommande l'album à partir de 12 ans mais ça me paraît difficile pour un public si jeune. Cette lecture s'inscrit dans le cadre de l'activité autour des pays d'Asie du sud-Est, organisée par Sunalee.

Charlie Chan Hock Chye, une vie dessinée. Sonny Liew. Urban Comics, 328 pages (2017)


Littératures d'Asie du Sud-Est



Commentaires

  1. Merci d'avoir proposé des pages pour voir. Hélas, rien à la bibli!!!

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    1. Ah zut, c'est dommage ! Mais il y a peut-être d'autres trésors au catalogue. tu as le don pour les dénicher

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  2. Tu as le chic pour me faire noter des titres vers lesquels je en me serais jamais tournée (hum, pas très bon pour ma pile, tout ça, dont je me disais encore ce matin qu'il faudrait vraiment que je l'étête....).

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    1. Merci, je suis ravie lorsque j'arrive à convaincre d'autres bloggeurs de s'intéresser à mes coups de cœur. Je note beaucoup de choses chez toi et sur d'autres blogs que je fréquente. C'est le hasard, mais hier, je suis tombée sur des articles concernant la nécessité d'actions radicales lorsque les PAL deviennent trop dangereuses et les astuces pour ranger plus de livres dans sa bibli, grâce aux boîtes d'œufs !
      - https://www.slate.fr/story/252336/livres-donnez-jetez-echangez-bibliotheque-espace-personnalite
      - https://www.femmeactuelle.fr/deco/maison-pratique/rangement-lastuce-ingenieuse-quand-on-a-beaucoup-de-livres-2165120

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    2. Oui, la grande histoire du tri...c'est difficile ! De temps en temps, j'arrive à me débarrasser de 20, 30 livres, que je donne à une association mais je remplis ma bibliothèque tellement plus vite que je ne la vide .. pour le rangement, j'ai tout un tas d'astuces, j'empile, j'alterne horizontalité et verticalité, je mets les poches dans des étagères à salle de bain (https://www.manomano.fr/p/etagere-pour-salle-de-bain-bambou-4-niveaux-25-x-h-88-cm-14546239) que je dispose ici et là. Et les caisses de vins, en bois, sont parfaites pour les beaux livres, BD et romans graphiques.

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    3. C'est toute une organisation ! C'est ce problème de rangement qui m'a incitée à acheter une liseuse. En plus, je peux télécharger les livres de la bibli depuis chez moi même à minuit ! Il y a moins de choix qu'en version papier quand même. Sinon, j'ai donné beaucoup de livres aussi, à mes proches, aux biblis. Maintenant, j'utilise la boîte à livres près de chez moi.

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  3. Quelle belle participation ! je me doutais bien que je découvrirais des choses, mais comme je ne suis pas du tout la BD, c'est encore plus intéressant (et ça me donne envie de la lire). Même s'il est malais, je vais le classer à Singapour puisqu'il raconte l'histoire de la cité-état.

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    1. Oui, tu peux le classer à Singapour puisqu'il y vit depuis son enfance. Ah, ce n'est pas toujours facile de classer les livres et les auteurs. En Asie, avec les diasporas successives et les différentes communautés, c'est parfois difficile de s'y retrouver.

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  4. Je ne connais pas cet auteur et rien du tout à ce pays. Le graphisme ne me tente pas. Et pourtant, ton enthousiasme parvient à me donner envie de découvrir ce roman graphique !

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    1. Je suis ravie d'avoir attiré ton attention. Cet album est un coup de cœur pour moi mais je ne connais pas assez tes goûts pour t'assurer que cela te plaira. Il faut accepter le fouillis du graphisme et de la narration.

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  5. je suis toujours contente de découvrir une nouvelle région et je trouve que ce roman graphique est vraiment original. merci pour cette belle découverte.

    (PS je ne sais pas comment m'abonner à votre blog, il faut que je pense à aller sur votre blog à chaque fois que je vois un commentaire sur le mien, j'ai un peu peur de rater certains billets.
    Luocine)

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    1. On m'a déjà signalé ce problème. En fait, Blogger a supprimé le bloc qui permettait de s'abonner aux blogs

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    2. Coucou, il y a un autre moyen : dans blogger, Paramètres, Adresse e-mail, et Abonnés aux notifications d'articles = il suffit d'ajouter l'adresse mail de la personne qui souhaite recevoir les notifs à chaque publication d'article. C'est ce que j'ai fait pour Luocine :)

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    3. Ah, merci beaucoup pour l'info. Je viens de le faire.

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  6. il a l'air très bien réalisé en effet!

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    1. oui, j'ai été impressionnée par le travail de l'auteur, en particulier sur le graphisme (ou plutôt les graphismes).

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  7. Ouh, je me réjouis de cet excellent moment de lecture qui m'attend dans ma PAL... depuis bientôt 8 ans !! C'était chez Jacky Brown (qui ne blogue plus hélas) que je l'avais repéré à l'époque : http://monesie.canalblog.com/archives/2016/04/25/33721018.html. Oui, il y a des livres comme ça, je ne sais pas pourquoi j'attends, mais au moins j'ai le plaisir de les avoir sur mes étagères.😆

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    1. Ah oui, tu vas donc le savourer cet album ! En général, les BD, je ne les donne pas, les garde même quand je les ai lues. J'ai une petite collection de BD sur l'Asie à laquelle je tiens beaucoup. Merci pour le lien, je vais lire le billet.

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  8. Très tentant. Ca semble être dans l'air du temps de mêler différents styles graphiques dans un même album, là où au contraire, on exigeait auparavant l'unité. L'idée me séduit assez.

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    1. Cette capacité à mélanger les styles graphiques m'a beaucoup impressionnée. J'ai apprécié aussi cette façon de présenter l'histoire de Singapour de manière un peu détournée.

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  9. Alors, avant d'oublier : je veux bien être rajoutée manuellement dans les abonné(e)s moi aussi!
    Et je constate que tu as fait une nouvelle découverte passionnante en BD! Après Formose que j'ai lu avec intérêt et Et l'île s'embrasa que j'ai adorée, je vais me mettre en quête de celle-ci qui a l'air particulièrement riche.

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    1. Tu as lu Formose aussi ? ! Je n'ai pas trouvé ta chronique. Charlie Chan Hock Chye est beaucoup plus dense mais c'est vraiment intéressant. Pour l'abonnement, je viens de t'envoyer un MP.

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