Le sarcophage des âmes. Le Tendre & Boutin-Gagné

Le sarcophage des âmes. Le Tendre & Boutin-Gagné

Je découvre les éditions Drakoo à travers ce "one-shot". La maison d'édition, dédiée aux mondes de l'imaginaire, est dirigée par Christophe Arleston, ancien rédacteur en chef de Lanfeust Mag. 

Le sarcophage des âmes s'inscrit dans le genre horrifique et les références aux sorcières de Salem sont impossibles à ignorer. On les trouve, par exemple dans les toponymes : Shaalem et Brostown. En revanche, un glissement dans le cadre chronologique nous conduit près de 300 ans après le fameux procès en sorcellerie, soit à la fin du 19ème siècle. Le choix de l’ère victorienne reste propice à un récit empreint d’ésotérisme et permet d’introduire une pointe de vaudouisme grâce au personnage d’Olivia Newton, descendante d’esclaves. Cette jeune veuve, qui souhaite réaliser des fouilles archéologiques dans le cimetière, ne fait pas l’unanimité dans le comté. Un soir d’hiver, le fossoyeur convainc un groupe d’individus alcoolisés de forcer la porte d’Olivia et d’incendier sa maison. Abbie, son amie, parvient à s’échapper de justesse. Elle entraîne avec elle Mercy, la fille d’Olivia.  Le juge Taylor, informé des évènements, décide de confier la fillette à sa propre femme et de clore l’affaire sans investigations complémentaires. Quelques jours plus tard, Olivia Newton réapparait miraculeusement. Elle a deux idées en tête : récupérer son enfant et exhumer les reliques d’un puissant nécromancien avant que les adeptes du mal ne s’en emparent.


Le sarcophage des âmes. Le Tendre & Boutin-Gagné. P8-9

Serge Le Tendre, le scénariste de cet album, entraîne son lecteur dans une intrigue particulièrement haletante au risque de s’essouffler un peu. Pour ma part, je refermé la bande dessinée avec un léger sentiment de frustration. Quelques pages supplémentaires n’auraient pas nui au récit. Ce rythme effréné se retrouve dans les planches de Patrick Boutin-Gagné qui multiplie les cases étroites. Ses personnages ont souvent des traits acérés ou brouillés, selon les circonstances et l’intention du dessinateur. 

La fin de l’album suggère qu’une suite est envisageable, transformant ce one shot en série avec ses personnages récurrents. Il me semble en effet que les protagonistes principaux pourraient être développés. En ce qui me concerne, je me suis beaucoup interrogée sur leur passé. Qui était vraiment le mari défunt d’Olivia ? Comment Abbie est-elle devenue une macrelle à la tête d'une maison close ? Dans quelle circonstance a-t-elle rencontré le colossal Hugo, son garde du corps ? J’espère trouver les réponses à ces questions dans de prochains épisodes. 


Le sarcophage des âmes. Le Tendre & Boutin-Gagné. P18-19

📌Le sarcophage des âmes. Serge Le Tendre (Scénariste) & Patrick Boutin-Gagné (Illustrateur). Drakoo, 48 pages (2022)

La maison allemande. Annette Hess

La maison allemande. Annette Hess


La maison allemande aborde le thème de l’holocauste par le prisme de la fiction. Son héroïne, Eva Bruhns est interprète allemand/polonais. Elle a l’habitude de traduire des modes d’emploi et des documents techniques pour les entreprises. C’est dans ce cadre qu’elle a rencontré son fiancé, Jürgen Schoormann, richissime héritier d’une société de vente par correspondance. Ses parents à elle sont restaurateurs dans un quartier populaire (mais du bon coté de la rue). Un remplacement de dernière minute et un concours de circonstances conduisent la jeune femme à travailler au tribunal pour donner voix aux survivants de la Shoah. Le 20 décembre 1963 débute en effet le second procès d'Auschwitz qui se tient à Francfort-sur-le-Main. Eva s’engage à assurer la traduction des témoignages contre l’avis de son futur mari et de ses parents. Le premier craint qu’elle n’y perde sa candeur, les seconds savent qu’elle risque d’exhumer un secret de famille. Mais Eva s’obstine envers et contre tous. 

Annette Hess s’est largement inspirée des documents d’archives. Elle restitue à merveille l’ambiance d’après-guerre en Allemagne, la condescendance des accusés qui se croient intouchables, la culpabilité d’un peuple qui refuse de regarder la vérité en face, le poids d’une faute portée par plusieurs générations et bien sûr l’horreur des camps de concentration et la douleur des survivants. Le sujet est loin d’être éculé et le roman l’aborde, certes de plein fouet, mais en nous épargnant trop de détails sur les atrocités commises par les Nazis. Les questions soulevées ici sont surtout juridiques et morales. 

J’ai beaucoup aimé le personnage d’Eva. Son coté un peu vieux jeu sans être rigide, sa naïveté et sa détermination en font un protagoniste très réaliste et humain. C’est une jeune femme emblématique d’une génération qui doit se frayer un chemin entre une histoire nationale très lourde et le mouvement presque universel d’une jeunesse qui se veut plus insouciante (mai 68 n’est pas loin). Chaque personnage semble porter sa propre ambiguïté : Annegret, la sœur d’Eva qui cherche à sa manière l’amour et la reconnaissance ; David Miller, jeune avocat Juif-Canadien qui se sent coupable à cause de l’exil de sa famille avant la guerre ; Jürgen qui cache ses propres démons… tous portent un lourd fardeau, une culpabilité collective que les survivants de l’Holocauste n’arrivent pas à pardonner. « Ils veulent qu’on les console » dit M. Jaschinsky, l’un des personnages, « je refuse, vous n’avez pas le droit de nous faire ça ». 

📚D'autres avis que le mien : Anne-yes, KathelFabienne, Krol, Dominique

📌La maison allemande. Annette Hess. Babel, 400 p. (2021)

La chose. John W. Campbell

La chose. John W. Campbell

Lors d’une expédition au pôle sud, une équipe de scientifiques exhume un vaisseau spatial de la banquise et le cadavre d’un extra-terrestre qui semble avoir tenté de s’échapper des décombres. Selon les premières estimations, le corps serait enfoui sous les glaces de l’Antarctique depuis plus de 20 millions d’années. Lors d’un long débat, les membres de la base scientifique tentent d’évaluer les risques encourus en cas de décongélation de la chose, une sorte de monstre pourvu de trois yeux rouges et d’un nid de tentacules bleues en guise de cheveux. S’il apparait peut probable que l’Alien revienne à la vie, il faut déterminer dans quelle mesure son réchauffement pourrait libérer les microorganismes qu’il aurait transportés avec lui, lâchant par la même occasion une maladie inconnue du genre humain et un fléau épidémique sans précédent. Le commandant Garry décide finalement de s’en remettre à l’opinion de Blair et Cooper, respectivement biologiste et médecin de l’expédition. Selon eux, une résurrection de "la chose" ou une infection inter espèces seraient hautement improbables. Son transport hors du milieu polaire posant un sérieux problème de logistique, il apparait plus judicieux d’étudier le spécimen sur place, au sein même du laboratoire de la base scientifique. En attendant son dégel, le bloc de glace emprisonnant le corps du monstre sera donc placé à l’abri dans une réserve et sous la garde d’un certain Connant.

Cette Novella de science-fiction horrifique, dont le titre original est Who Goes There? en V.O.,  date de 1938. Elle est parue pour la première fois dans le magazine Astounding Stories dont John W. Campbell était le directeur depuis peu mais sous le pseudonyme de Don A. Stuart. En France, elle est traduite pour la première fois en 1955 sous le titre de La Bête d’un autre monde. Elle est ensuite publiée dans un recueil de nouvelles intitulé Le ciel est mort et édité par Denoël dans la fameuse collection Présence du futur. Considérée comme un classique de la SF, l’œuvre de John W. Campbell a inspiré trois adaptations cinématographiques : The Thing from Another World (La Chose d'un autre monde) de Christian Nyby en 1951, The Thing de John Carpenter en 1982 et un prequel de Matthijs van Heijningen Jr. en 2011. La traduction proposée par Pierre-Paul Durastanti pour les éditions du Bélial’ ne tient pas compte du manuscrit découvert en 2018 par le biographe américain Alec Nevala-Lee dans les rayons de la bibliothèque de Harvard. Il s’agit d’une version plus longue de La chose intitulée Frozen Hell. Le traducteur français a préféré conserver les coupes décidées par l’auteur lui-même. 


The Thing de John Carpenter

Si l’œuvre de John W. Campbell s’inscrit bien dans le contexte du début du 20ème siècle, fasciné par l’exploration polaire, le récit ne souffre pas trop de son âge. J’imagine que la nouvelle version a été expurgée du vocabulaire trop désuet. Par ailleurs, le vernis scientifique qui habille l’intrigue m’a semblée tenir la route (du moins pour une néophyte en la manière). S’il y avait un bémol, je dirais que j’ai eu du mal à me repérer parmi les différents personnages dont aucun ne semble se détacher vraiment du lot. J’ai l’impression aussi que les coupes dans le texte original ont été un peu trop radicales. Il m’a fallu parfois revenir en arrière car je pensais avoir raté un paragraphe. 

📝Le huis clos sur la banquise n’est certes pas une idée nouvelle mais elle fonctionne parfaitement, participant à créer une atmosphère à la fois glaçante et étouffante. On pense bien sûr à l’œuvre de H. P. Lovecraft et en particuliers à ses Montagnes hallucinées. Pour information, l’adaptation de cette nouvelle par le mangaka Gou Tanabe est une réussite. 

📌La chose. John W. Campbell. Le Belial’, 130p. (2020)


La longue marche des dindes. Karr & Bischoff

La longue marche des dindes. Karr & Bischoff

Simon Green, orphelin de 12 ans, vit chez son oncle Lucas et sa tante Maybelle dans la petite ville d’Union dans le Missouri. A l’été 1860, son institutrice, Mme Rogers, lui explique qu’il est temps pour lui de voler de ses propres ailes. L’adolescent est un bon petit gars mais il n’est pas très doué pour les études. Simon a redoublé plusieurs classes mais il n’est pas stupide pour autant. Une discussion avec un éleveur du coin lui fait prendre conscience qu’il y a de l’argent à gagner grâce aux dindes. S’il parvient à les conduire jusqu’à Denver (la ville champignon « aux rues pratiquement pavées d’or »), il pourra les revendre une fortune. L’entreprise nécessite évidement un peu d’organisation et une mise de départ. Son institutrice ayant acceptée de lui avancer l’argent, Simon réclame son héritage (un charriot, des mules et du maïs), engage Bidwell Peece (un alcoolique notoire qui accepte de se sevrer) et achète le cheptel de Mr. Buffey. Les problèmes logistiques enfin réglés, notre jeune héros est prêt à quitter le nid pour se rendre dans l’ouest via le Kansas et le Colorado… Un voyage initiatique qui va changer sa vie !


La longue marche des dindes. Karr & Bischoff. P10-11

Il s’agit ici d’une adaptation en bande dessinée du roman éponyme de Kathleen Karr paru à L’école des loisirs en 1999 et souvent plébiscité par les enseignants. Le roman comme la BD s’adressent aux jeunes lecteurs à partir de 11 ans. Pour ma part, j’ai eu beaucoup de plaisir à lire la seconde version. Tous les codes du western sont respectés et l’intrigue permet d’aborder en douceur l’histoire de la conquête de l’ouest avec ses thématiques délicates comme la spoliation des terres indiennes, la dureté du mode de vie des pionniers, l’esclavage, l’omniprésence des hors-la-loi, etc. L’atmosphère n’est pas plombée pour autant et le récit insuffle un sentiment de bienveillance. 


La longue marche des dindes. Karr & Bischoff. P100-101

Les illustrations de Léonie Bischoff rendent un bel hommage à l’Amérique des grands espaces avec des tonalités de jaune et d’orangé pour les scènes diurnes, ainsi que du vert, du bleu et de violet pour la nuit. Le trait a la fraîcheur des albums pour la jeunesse. J’aime bien l’idée qu’a eu la dessinatrice d’insérer des morceaux de cartes géographiques. Cela permet aux jeunes lecteurs de se repérer dans l’espace et de suivre les différentes étapes du voyage de Simon. Pour moi, cette version graphique de La longue marche des dindes est une réussite totale. Il faut dire que Léonie Bischoff n’en est pas à son coup d’essai en la matière. Elle a déjà adapté plusieurs œuvres romanesques dont deux polars de Camilla Läckberg. 


La longue marche des dindes. Karr & Bischoff. P38-39

📌La longue marche des dindes. Kathleen Karr (scénario) & Léonie Bischoff (dessin et couleur). Editions Rue de Sèvres, 144 p. (2022)


La leçon du mal. Yûsuke Kishi

La leçon du mal. Yûsuke Kishi

Yûsuke Kishi nous invite dans le huis clos d’un lycée privé à Machida dans la banlieue de Tokyo. C’est un microcosme où chacun doit savoir trouver sa place et respecter les règles établies à l’instar de la société traditionnelle japonaise. Seiji Hasumi y enseigne l’anglais et assure parallèlement la fonction de professeur principal de la classe de 1ère 4. L’enseignant, fraîchement débarqué dans l’établissement après un parcours atypique, a su se rendre indispensable auprès du proviseur. Il semble, par ailleurs, régner sur une petite cour d’élèves soumis et de professeurs peu investis dans leur mission éducative. Pour autant, il ne fait pas totalement l’unanimité. Plusieurs protagonistes, plus clairvoyants ou plus intuitifs que les autres, ont compris que quelque chose clochait sous le masque avenant du collègue ou du pédagogue.


Lesson of the Evil

Etiqueté sous le label de "Light Novel" (roman destiné aux jeunes adultes), La leçon du mal n’est pas sans rappeler les jeux de "Battle Royale" où l’objectif des participants est d’être le dernier encore en vie à la fin de la partie ! Le roman a été adapté en manga (Lesson of the Evil, éditions Kana) ce qui n’est pas surprenant tant il semble avoir été calibré dans cet objectif. Les personnages manquent tellement de profondeur et de subtilité qu’on imagine facilement leurs visages sous des traits caricaturaux de bande dessinée. L’intrigue et les dialogues sont à l’avenant si bien que je suis passée complètement à coté de ce roman, dont je n’étais pas la cible visée. Je l’ai refermé avec une légère pointe d’agacement et un grand soulagement.  

📌La leçon du mal. Yûsuke Kishi. Belfond, 544p. (2022)


Journal inquiet d’Istanbul, T.01. Ersin Karabulut

Journal inquiet d’Istanbul, T.01. Ersin Karabulut

📝Né en 1981 à Istanbul, Ersin Karabulut a débuté sa carrière comme caricaturiste dans la presse satirique turque. En France, il n’est pas tout à fait inconnu puisqu’il a déjà publié deux albums chez Fluide glacial. Abandonnant les touches fantastiques des Contes ordinaires d'une société résignée et de Jusqu'ici tout allait bien..., il nous livre cette fois une autobiographie pleine d’humour qui n’en évoque pas moins un long pan de l’histoire contemporaine de son pays.

 

Journal inquiet d’Istanbul, T.01. Ersin Karabulut. P30-31


Ersin Karabulut raconte son enfance avec sa sœur aînée et ses parents, tous deux enseignants et kémalistes convaincus. Ils vivent les faubourgs modestes d’Istanbul où le radicalisme religieux est plus prégnant que dans les districts de la rive européenne du Bosphore comme le quartier bobo de Beyoğlu. Le garçon s’évade à travers les aventures de ses courageux héros de papier : Astérix, Tintin, Popeye, Superman, Lucky Luke, etc. En grandissant, il se rêve auteur de bande dessinée à l’image de ses dessinateurs favoris. Son père craint les représailles politiques et le convainc de changer d’orientation. Le jeune homme suit des cours privés et prépare le concours d’ingénieur sans grande conviction. Parallèlement à ses études, il commence à publier des dessins (à ses frais) dans divers magazines populaires. Un choix de carrière va s’imposer à lui au moment où le climat social et religieux devient de plus en plus oppressant. Un certain Recep Tayyip Erdoğan, ancien maire d’Istanbul (1994-1998), fonde l’AKP, le parti de la justice et du développement, puis devient premier ministre avant de gagner les élections présidentielles. Son discours se fait de plus en plus inquiétant pour les citoyens démocrates et laïcs comme Ersin et sa famille.  


Journal inquiet d’Istanbul, T.01. Ersin Karabulut. P44-45

Ce Journal inquiet d’Istanbul est destiné, semble-t-il, à devenir une trilogie. Ersin Karabulut, qui a déjà publié de nombreuses compilations de BD dans son pays, reprend en fait des séquences de sa rubrique "Sandık içi" ("Du fond du cœur") publiée dans l’hebdomadaire turc Penguen, à partir de 2002.  Son travail n’est pas sans rappeler celui de Marjane Satrapi dans Persépolis ou de Riad Sattouf dans L’Arabe du futur. Pour ma part, j’ai adoré les saynètes à hauteur d’enfant. Celles, par exemple, où il s’imagine que tous les adultes dessinent chez eux le soir en rentrant du boulot ou lorsqu’à l’adolescence, il fantasme sur le métier d’illustrateur. . Il y a également un passage très drôle où il raconte comment les éditeurs turcs adaptaient les BD occidentales au format désiré en allongeant les cases et en complétant les blancs ainsi créés.


Journal inquiet d'Istanbul T1- P10-11

Ersin Karabulut m’a semblé sincère et honnête dans cette biographie car il ne cache ni ses défauts, ni ses peurs ni ses erreurs. Les illustrations sont plutôt rafraîchissantes. J’adore le portrait qu’il fait de lui : un gamin aux yeux globuleux avec les oreilles décollées et des dents en dentelle. Il n’est pas plus flatteur lorsqu’il se représente à l’aube de la quarantaine, un peu bedonnant et le cheveu clairsemé ! Son analyse sur l’histoire politique et religieuse de son pays m’a semblée plutôt clairvoyante. Son roman graphique est une manière plus légère (que l’essai) d’aborder l’histoire contemporaine turque. Vivement la suite !


Journal inquiet d’Istanbul, T.01. Ersin Karabulut. P6-7

 

📌Journal inquiet d’Istanbul, T.01. Ersin Karabulut. Dargaud, 152 p. (2022)


L’île haute. Valentine Goby

 L’île haute. Valentine Goby


L’île haute est un roman de confinement. Tout d’abord, Valentine Goby l’a écrit pendant la crise sanitaire de Covid-19 alors que nombreux éléments de son univers habituels lui étaient devenus inaccessibles. Ensuite, une partie de l’intrique se déroule dans le huis clos d’un village montagnard pendant la période hivernale alors que les habitants sont coupés du reste du monde. C’est un roman à hauteur d’enfant, un parcours initiatique dans le contexte de la seconde guerre mondiale et de la Shoah. En janvier 1943, Vadim Pavlevitch, petit juif asthmatique du quartier des Batignolles à Paris, doit quitter ses proches pour se réfugier à Vallorcine près de Chamonix. A la sortie du train, en montant le dernier col vers la demeure de sa famille d’accueil, il devient Vincent Dorselles, officiellement en convalescence à la montagne pour soigner sa maladie pulmonaire. Pour notre héros, la montagne est un choc : un paysage comme il n’en n’a jamais vu auparavant et un mode de vie aux antipodes de celui des citadins. A Vallorcine, il fait la connaissance de Moinette, fillette issue d’une si grande fratrie qu’on la « prête » aux voisins pour des tâches ménagères. Elle sera le guide de Vadim/Vincent dans ce nouvel univers. Notre petit héros découvre ainsi les joies du ski, de la luge et des batailles de boules de neige. Surtout, il rencontre des personnes de cœur prêtent à l’accueillir, l’instruire, le consoler et le protéger de tous les dangers. 

L’île haute est un beau roman qui, en dépit de son contexte, donne du baume au cœur. J’ai beaucoup apprécié de style d’écriture de Valentine Goby et ses longues descriptions des paysages de Haute-Savoie. Il n’est pas difficile de s’attacher au jeune héros de 12 ans et aux personnages qui l’entourent. Blanche, Albert et Eloi, les membres de sa famille d’accueil, sont des Justes. D’autres protagonistes apparaissent au fil du récit, comme le maître d’école ou le curé. Chacun participe à donner vie à ce village isolée. Le quotidien est à la fois dure et simple dans cette petite communauté. Les difficultés d’accès, la rudesse du climat et la pauvreté du sol nécessitent forcément l’entraide. Même l’occupant italien est plus sympathique que les Nazis. La réalité de l’époque finira bien sûr par rattraper notre héros dans ce cocon éphémère mais il en gardera, à n’en pas douter, un souvenir attendri. 

Extrait :

« Évidemment, Vadim n’a pas vu la plaine du Chedde. Il n’a pas vu la chaîne des Aravis. Il n’a pas vu les dômes, crêtes, aiguilles, sommets insoupçonnables au-delà des nuages. Il a vu des galeries compactes d’épicéas enserrer le train dans la montée, la rame luttait contre la pente et les branches ployées, lourdes de neige, rayaient la vitre du wagon comme des chevelures trempées. Il a vu un tunnel, un boyau plus obscur que l’air. Il n’a pas vu le viaduc arqué par-dessus l’Arve verte. Il n’a pas vu les clochers, les calottes neigeuses en surplomb, les glaciers écroulés, il n’en a pas idée. Le front appuyé à la fenêtre, au ras des rails il a vu des branches hérissées dans le blanc avec des feuilles au bout, il a imaginé des bras étiques hurlant au secours depuis le sous-sol gelé. Il n’a pas entendu l’annonce de l’avalanche, à ce moment-là il déchiffrait un panneau planté sur le quai, intrigué par les sonorités familières en ce lieu complètement étranger : Chamo-nix. »

📌L’île haute. Valentine Goby. Actes Sud, 288 p. (2022)


Le Dossier Thanatos. Seiter & Thouard

Le Dossier Thanatos. Seiter & Thouard

Cette bande dessinée est un polar sombre qui nous plonge dans les coulisses de l’ère victorienne, avec ses pauvres hères et ses châteaux hantés. Nous sommes à Édimbourg, ville natale de Sir Arthur Conan Doyle. Le médecin et écrivain écossais fait d’ailleurs une brève apparition dans l’intrigue, en compagnie de son mentor le professeur Joseph Bell. Sherlock Holmes n’étant pas encore né de l’imagination de son créateur, c’est l’inspecteur principal Clayton McRae qui mène l’enquête. En cette année 1877, en effet, une série de morts suspectes attirent son attention. Il s’agit de riches Gentlemen. Le premier est découvert dans une maison du quartier de Cowgate. Les indices convergent en direction de l’institution Sainte-Marie Madeleine, une œuvre charitable gérant un workhouse réservé aux femmes indigentes et aux prostituées. Dans cette histoire, il sera également question de spiritisme et de fantômes vengeurs.


Le Dossier Thanatos. Seiter & Thouard . P4-5

Roger Seiter et Jean-Louis Thouard semblent cultiver une prédilection pour l’univers gothique. Ils ont d’ailleurs commis ensemble une adaptation des Histoires extraordinaires d'Edgar Poe (Casterman, 2012). On reconnait bien la patte de Jean-Louis Thouard dans les dessins et les couleurs. Ses illustrations plongent le lecteur dans un univers inquiétant, sans cesse dans la pénombre. Les décors sont floutés à escient. Le scénario de Roger Seiter, teinté de couleurs surnaturelles, est parfaitement bien ficelé et nous surprend agréablement avec une petite touche féministe. Le personnage du détective est un peu évanescent mais c’est au profit de l’intrigue.  Il ne faut donc pas s’attendre à un héros qui serait l’alter ego de Sherlock Holmes ou du chevalier Auguste Dupin. Le Dossier Thanatos devrait néanmoins ravir les amateurs du genre.


Le Dossier Thanatos. Seiter & Thouard. P20-21

📌Le Dossier Thanatos. Roger Seiter (scénario) & Jean-Louis Thouard (dessin & couleur). Robinson (2022)

L'écluse. Pelaez & Aris

L'écluse. Philippe Pelaez (Scénario) & Gilles Aris (dessins & couleurs)


L’écluse est un polar rural qui conduit le lecteur dans le petit village de Douelle dans le Lot. A quelques semaines d’intervalle, les corps martyrisés de trois jeunes femmes ont été retrouvés près de l’écluse. Les soupçons se portent rapidement sur Octave. Ce jeune éclusier, qui souffre d’un handicap physique et intellectuel, est depuis longtemps le bouc émissaire d’une bande de voyous locale. Leur chef, Alban, est le plus virulent. Les inspecteurs Lanoix et Mollinier arrivent de Cahors pour résoudre l’enquête et éviter que la situation ne dégénère. L’intrigue se déroule dans les années 60 mais une série de flashbacks suggère qu’il pourrait y avoir un lien avec un évènement survenu au lendemain de la seconde guerre mondiale.


L'écluse. Philippe Pelaez (Scénario) & Gilles Aris (dessins & couleurs). P6-7

📝J’ai connu Philippe Pelaez à travers des scénarii un peu moins sombres que celui-ci. Je pense en particuliers à Automne en Baie de Somme en collaboration avec Alexis Chabert, publié chez le même éditeur. L’écluse est également un one-shot avec une enquête qui trouve sa résolution à la fin de l’album.  Pour ma part, j’ai touché du doigt la clé de l’énigme à plusieurs reprises mais sans jamais démêler complètement l’écheveau. 

Les illustrations de Gilles Aris servent plutôt bien l’intrigue. Certaines planches sont composées de bulles étroites qui renforcent la sensation d’oppression. A la fin de chaque chapitre, une case unique accompagnée d’une citation (généralement un extrait de dialogue) se présente comme une réminiscence d’un passé brutal, un fragment de mémoire qu’on tente de repousser. 


L'écluse. Philippe Pelaez (Scénario) & Gilles Aris (dessins & couleurs). P10-11

L’ensemble trouve sa cohérente en conclusion de l’album. Il suffit de reprendre la bande dessinée depuis le début pour comprendre que rien n’est laissé au hasard et que chaque détail compte. L’écluse a reçu le prix du Meilleur One-Shot BD du Festival Polar de Cognac en 2022.

📌L'écluse. Philippe Pelaez (Scénario) & Gilles Aris (dessins & couleurs). Grand Angle, 64 p. (2022)

Body Snatchers : L'Invasion des profanateurs. Jack Finney

Body Snatchers : L'Invasion des profanateurs. Jack Finney

En octobre 1976, la paisible ville de Mill Valley en Californie voit son destin basculer dans la paranoïa. Tout commence lorsque Becky Driscoll, amie du jeune docteur Miles Boise Bennell, lui confie une étrange affaire. Sa cousine Wilma Lentz prétend que l’oncle Ira n'est pas vraiment l’oncle Ira. Il ressemble au bonhomme, agit exactement comme lui mais son regard trahit une absence totale d’émotions. Miles, qui n’a rien remarqué de suspect chez l’oncle Ira, suggère à Wilma de consulter le docteur "Mannie" Kaufman, psychiatre au Marin General Hospital. Au fil des jours, d’autres patients viennent se plaindre des mêmes symptômes avant de faire marche arrière et de se récuser. S’agit-il d’une hallucination collective doublée d’un syndrome de Capgras (un délire d'illusion des sosies) ? En tant que scientifique rationnel, Miles penchent pour cette option… jusqu’au jour où Jack et Théodora Belicec lui demandent de se rendre d’urgence à leur domicile. Une découverte glaçante dans leur garage pourrait bien imposer la thèse d’une invasion extra-terrestre…

Body Snatchers est un classique la littérature de science-fiction horrifique, souvent comparé aux Marionnettes humaines de Robert A. Heinlein. Publié pour la première fois en 1955, il a été traduit à plusieurs reprises, expurgé et révisé à la fin des années 70 par l’auteur lui-même. Il a procédé, par exemple, à un glissement de l’action de l’été 1953 à l’automne 1976. Par ailleurs, une partie des remarques sexistes et les références au tabagisme ont été supprimés.  En France, le livre est paru pour la première fois 1977 sous le titre de Graines d'épouvante dans la collection Azimut des éditions Guénaud. Il a été réédité plus tard chez Denoël sous le titre de L'Invasion des profanateurs. Cette traduction, qui n’est pas sans évoquer les résurrectionnistes de l’ère victorienne, a été largement critiquée. Il semblerait que le titre original s’inspire en fait d’un roman de Robert Louis Stevenson The Body Snatcher (Le Voleur de cadavres), paru en 1884. 


L'Invasion des profanateurs de sépultures. Don Siegel


Le roman de Jack Finney a fait l’objet de plusieurs adaptations cinématographiques (parfois très libres et plus ou moins réussies). Pour les cinéphiles, on peut mentionner les films de Don Siegel (L'Invasion des profanateurs de sépultures, 1956), Philip Kaufman (L'Invasion des profanateurs, 1978), Abel Ferrara (Body Snatchers, l'invasion continue, 1993), Oliver Hirschbiegel (Invasion, 2007) et Justin Jones (Invasion of the Pod People, 2007). Il faut reconnaître que l’intrigue se prête assez bien aux exigences du 7ème art.

Body Snatchers a les qualités de ses défauts et vice versa. D’aucuns lui ont reproché ses stéréotypes, notamment féminins. C’est vrai ! Mais l’auteur se joue aussi de ce type de caricatures. Les femmes ne sont pas si fragiles et passives qu’on veut bien le croire dans les années 50 (ainsi que le prouve Becky dans une scène de violence) et les extra-terrestres ne sont pas forcément anthropomorphes (ainsi que le signale l’un des personnages du roman). Body Snatchers est certes bien ancré dans son époque (l’usage des opératrices téléphoniques, par exemple, y est récurrent) mais cette caractéristique lui insuffle un charme suranné que de nombreux lecteurs apprécient. Les thématiques abordées (la déshumanisation, la normalisation, etc) restent des sujets d’actualité. Pour le reste, Jack Finney use des nombreux ressorts de l’inconscient collectif, ces peurs irraisonnées que nous aimons tant mettre à l’épreuve. De fait, la mayonnaise prend très bien.  

L’ouvrage est agrémenté d’une postface érudite de Sam Azulys, philosophe et professeur de cinéma à New York University à Paris. C’est une explication de texte très utile et passionnante pour les néophytes comme moi. Pour ma part, j’utilise une liseuse et j’apprécie particulièrement la démarche des éditions du Belial’ qui proposent des fichiers dépourvus de dispositifs de gestion des droits numériques (DRM) visant la limitation de l’utilisation et de la copie des fichiers. En clair, il est possible de prêter cet ebook à ses proches, à l’instar d’un livre papier. 

📌Body Snatchers : L'Invasion des profanateurs. Jack Finney. Le Belial’, 272 p. (2022)



Bertille & Bertille, T 01. Eric Stalner

Bertille & Bertille, T 01. Eric Stalner

Bertille & Bertille, c’est d’abord, un nom, un prénom et une rencontre. Le matin du 3 avril 1927 à Saint roman du Palans, le commissaire Bertille et la jeune Bertille de Chavronnes des Argons assistent à un évènement extraordinaire qui va les inciter à se revoir. Le flic conduisait un malfrat sans envergure en prison et notre mondaine sortait d’une fête bien arrosée lorsqu’une énorme sphère rouge est tombée sur la terre. Le voyou en profite pour s’échapper, Bertille de Chavronnes est embarquée pour témoigner, les scientifiques sont alertés et le préfet s’énerve. Pour nos deux protagonistes principaux, c’est le début d’une collaboration improbable et réjouissante. L’enquête trouve sa conclusion à la fin de l’album mais j’ai le sentiment que d’autres épisodes suivront.  


Bertille & Bertille, T 01. P12-13

Le duo formé par le flic bougon et la jeune femme frivole est formidable. J’ai sincèrement envie d’en savoir un peu plus sur ces deux personnages et surtout de les retrouver dans d’autres aventures. L’histoire de la boule rouge, qui vient se greffer sur l’enquête, apporte une indéniable touche de fantaisie et de poésie. A la fin de l’album on ne doute pas que l’étrange sphère referra parler d’elle dans une potentielle suite. Nous pourrons dans ce cas évaluer la valeur réelle de sa contribution. 


Bertille & Bertille, T 01. Pages 46 et 47

En ce qui concerne les illustrations, je ne suis pas déçue. Le choix des années folles comme toile de fond est parfait. Eric Stalner excelle à représenter les petits troquets de l’entre-deux guerres, les pavillons de banlieue, les maisons bourgeoises et l’ambiance du mythique Quai des Orfèvres. La fameuse boule écarlate est prétexte à de superbes illustrations. Le rouge pimpant sur le fond sépia est du plus bel effet.

📌Bertille & Bertille. Vol. 01 - L'étrange boule rouge. Eric Stalner. Grand Angle, 104 p. (2022)


Le mage du Kremlin. Giuliano da Empoli


Le mage du Kremlin. Giuliano da Empoli

Le narrateur se rend en Russie pour travailler sur un projet de réédition d’un célèbre roman d’Evgueni Zamiatine. Il échange plusieurs messages à ce sujet sur les réseaux sociaux, suit les rares tweets d’un certain Nicolas Brandeis puis accepte de le rencontrer à Moscou. Or derrière le profil de l’étudiant en littérature, se cache en réalité l’ancien conseiller de Vladimir Poutine, l’énigmatique Vadim Baranov. La conversation entre les deux hommes va se prolonger jusqu’aux dernières heures de la nuit, dévoilant un pan entier de l’histoire politique russe, depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir au tournant du 21ème siècle jusqu’à la démission du "Spin doctor" au début des années 2010. Au cours de ce huis-clos, celui qui fut l’éminence grise du "Tsar" évoque son parcours personnel et familial : l’héritage politique et culturel transmis par son père et son grand-père, descendants d’aristocrates sous l’ex-URSS des Apparatchiks, puis ses années d’études artistiques sous le régime corrompu de Boris Eltsine. Le chemin de Vadim Baranov croise successivement celui du PDG de Ioukos (Mikhaïl Khodorkovski), du patron de la chaîne de télévision ORT (Boris Berezovsky) et du directeur du FSB (Vladimir Poutine). Il explique comment il a participé à l’avènement du Président de la fédération de Russie puis la mise à l’écart des anciens oligarques. Il parle enfin des grands évènements qui ont marqué les premières années de mandat de Vladimir Poutine comme la guerre en Tchétchénie ou les Jeux Olympiques de Sotchi.  Vadim Baranov donne en fait une leçon de politique russe selon les grands principes de Vladislav Sourkov, (le personnage dont il s’inspire en partie), depuis le concept de "verticale du pouvoir" en passant par celui de "démocratie souveraine".  Le personnage est à la fois intelligent et cynique sans être manichéen.

Le Grand Prix du Roman de l’Académie française 2022 est un excellent cru. Giuliano da Empoli nage avec élégance dans les eaux troubles du pouvoir et c’est captivant. Il faut dire que le romancier sait de quoi il parle puisqu’il a été le conseiller de l’homme politique italien, Francesco Rutelli, entre 2006 et 2008. Outre ses cours de politique comparée à Sciences Pô Paris, il a publié en 2019 un essai consacré aux "Spin doctors" nationaux populistes (Les Ingénieurs du chaos chez JC Lattès). 

  

Extrait

« Quand j’arrivai à Moscou quelques années plus tard, le souvenir de Baranov planait comme une ombre vague qui, affranchie d’un corps par ailleurs considérable, était libre de se manifester ici et là, chaque fois qu’il semblait utile de l’évoquer pour illustrer une mesure particulièrement obscure du Kremlin. Et, étant donné que Moscou – indéchiffrable capitale d’une époque nouvelle dont personne ne réussissait à définir les contours – s’était trouvé de façon inattendue sur le devant de la scène, l’ancien mage du Kremlin avait ses exégètes même parmi nous, les étrangers. Un journaliste de la BBC avait tourné un documentaire dans lequel il attribuait à Baranov la responsabilité de l’importation en politique des artifices du théâtre d’avant-garde. Un de ses collègues avait écrit un livre dans lequel il le décrivait comme une espèce de prestidigitateur qui faisait apparaître et disparaître personnages et partis d’un simple claquement de doigts. Un professeur lui avait consacré une monographie : « Vadim Baranov et l’invention de la Fake Democracy ». Tout le monde s’interrogeait sur ses activités les plus récentes. »

📌Le mage du Kremlin. Giuliano da Empoli. Gallimard, 288 pages (2022)


La Loi des Sames. Lars Pettersson

La Loi des Sames. Lars Pettersson

Ce roman nous conduit sur le plateau du Finmark en Scandinavie. L’intrigue se déroule dans un triangle formé par les villes de Kautokeino et Karasjok près des frontières finlandaises, ainsi qu’Alta sur les rives de l'Altafjord à l’extrême nord de la Norvège. C’est une partie des terres ancestrales du peuple autochtones des Sames et de leurs troupeaux de rennes. L’héroïne de ce polar est Anna Magnusson, jeune substitut du procureur à Stockholm. Elle doit ses origines samies à sa mère qui a quitté sa patrie d’origine pour s’installer en Suède et devenir institutrice. Anna a répondu à un appel du clan familial réclamant son aide juridique dans une affaire de viol. Son cousin Nils Mattis est accusé d’avoir agressé Karen Margrethe lors d’une soirée bien arrosée. Bien que le chef de la police local ait refusé de procéder à une enquête, la victime a choisi de maintenir sa plainte. Anna est chargée de trouver un accord comme il est coutume de le faire dans ce type d’affaire. En effet, dans cet immense territoire où les conditions de vie sont rudes, les conflits sont souvent étouffés ou réglés entre-soi. 

Tout l’intérêt de cet ouvrage réside dans la partie ethnologique, la description du mode de vie des éleveurs de rennes et le rapport des Sames avec les autres membres de la société norvégienne. L’histoire de ce peuple autochtone est en effet marquée par Politique assimilationiste de Norvégianisation. L’auteur évoque par exemple le soulèvement de Kautokeino du 8 novembre 1852. Il s’agit d’une révolte d'éleveurs de rennes Sâmes laestadiens contre des notables norvégiens de Kautokeino. Lars Pettersson décrit très bien aussi le népotisme ambiant et les difficultés rencontrés par les petits éleveurs. La pression est immense dans les pâturages hivernaux, le labeur est ingrat et pas toujours rentable. Les familles se font pourtant un devoir de poursuivre le travail de leurs ancêtres. Ceux qui font le choix de partir sont souvent mal jugés.  

J’ai été moins convaincue par l’intrigue policière ou plutôt la manière dont Lars Pettersson a choisi de la traiter. Anna, qui a fait ses études de droit en Suède, n’est pas compétente en Norvège et doit donc mener une enquête de seconde main. Son travail d’investigation est toujours conduit de loin. Loin des gens, loin du commissariat, loin de son QG, dans des bars ou des hôtels. Les indices et les témoignages semblent toujours lui tomber dessus par hasard. Par ailleurs, il y a une multitude de personnages secondaires parmi lesquels j’ai eu du mal à me retrouver. Le comté de Troms et Finnmark est un rude territoire dont la superficie est équivalente au Danemark. C’est aussi le moins peuplé de Norvège et les moyens dédiés aux forces de police sont quasi inexistants. Lars Pettersson a voulu insister sur cet aspect particulier et, par la force des choses, son héroïne passe un temps fabuleux à sillonner les routes de la région en voiture. Ce que l’écrivain gagne en réalisme et en crédibilité, il le perd, me semble-t-il, en rythme de narration. L’intérêt du lecteur tend à s’émousser au fil du récit. 

📝Ce roman a souvent été comparé au Dernier lapon d'Olivier Truc qui inaugure une série dont les héros récurrents sont deux officiers de la Police des rennes. Je ne l’ai pas lu mais je sais que son auteur a été récompensé par de nombreux prix. Sur le même sujet, je peux recommander en revanche le roman de Petra Rautiainen, Un pays de neige et de cendres, et celui d’Ann-Helén Laestadius, Stöld. Ces deux ouvrages abordent la question des Sames de manière un peu différente mais tout à fait passionnante. 


Extrait :

« Le joïk. Une force étonnante, d’affirmation et de libération. Railleur, sarcastique, ironiquement provocant. Il n’avait encore jamais pensé à cela. Jamais ressenti cet aspect ludique. Cette légèreté. Jamais saisi ces intonations comme cette nuit-là. Quand cela ne ressemblait pas à des braillements d’ivrogne, c’étaient le plus souvent des numéros maladroits, arrangés pour les touristes. Des petits vieux et des petites vieilles en kolt de fête, qui psalmodiaient d’interminables descriptions de nature et de leurs petits-enfants tout en louchant nerveusement vers le public. »


📌La Loi des Sames. Lars Pettersson. Folio, 528 p. (2016)