Le mage du Kremlin. Giuliano da Empoli
Le narrateur se rend en Russie pour travailler sur un projet de réédition d’un célèbre roman d’Evgueni Zamiatine. Il échange plusieurs messages à ce sujet sur les réseaux sociaux, suit les rares tweets d’un certain Nicolas Brandeis puis accepte de le rencontrer à Moscou. Or derrière le profil de l’étudiant en littérature, se cache en réalité l’ancien conseiller de Vladimir Poutine, l’énigmatique Vadim Baranov. La conversation entre les deux hommes va se prolonger jusqu’aux dernières heures de la nuit, dévoilant un pan entier de l’histoire politique russe, depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir au tournant du 21ème siècle jusqu’à la démission du "Spin doctor" au début des années 2010. Au cours de ce huis-clos, celui qui fut l’éminence grise du "Tsar" évoque son parcours personnel et familial : l’héritage politique et culturel transmis par son père et son grand-père, descendants d’aristocrates sous l’ex-URSS des Apparatchiks, puis ses années d’études artistiques sous le régime corrompu de Boris Eltsine. Le chemin de Vadim Baranov croise successivement celui du PDG de Ioukos (Mikhaïl Khodorkovski), du patron de la chaîne de télévision ORT (Boris Berezovsky) et du directeur du FSB (Vladimir Poutine). Il explique comment il a participé à l’avènement du Président de la fédération de Russie puis la mise à l’écart des anciens oligarques. Il parle enfin des grands évènements qui ont marqué les premières années de mandat de Vladimir Poutine comme la guerre en Tchétchénie ou les Jeux Olympiques de Sotchi. Vadim Baranov donne en fait une leçon de politique russe selon les grands principes de Vladislav Sourkov, (le personnage dont il s’inspire en partie), depuis le concept de "verticale du pouvoir" en passant par celui de "démocratie souveraine". Le personnage est à la fois intelligent et cynique sans être manichéen.
Le Grand Prix du Roman de l’Académie française 2022 est un excellent cru. Giuliano da Empoli nage avec élégance dans les eaux troubles du pouvoir et c’est captivant. Il faut dire que le romancier sait de quoi il parle puisqu’il a été le conseiller de l’homme politique italien, Francesco Rutelli, entre 2006 et 2008. Outre ses cours de politique comparée à Sciences Pô Paris, il a publié en 2019 un essai consacré aux "Spin doctors" nationaux populistes (Les Ingénieurs du chaos chez JC Lattès).
Extrait :
« Quand j’arrivai à Moscou quelques années plus tard, le souvenir de Baranov planait comme une ombre vague qui, affranchie d’un corps par ailleurs considérable, était libre de se manifester ici et là, chaque fois qu’il semblait utile de l’évoquer pour illustrer une mesure particulièrement obscure du Kremlin. Et, étant donné que Moscou – indéchiffrable capitale d’une époque nouvelle dont personne ne réussissait à définir les contours – s’était trouvé de façon inattendue sur le devant de la scène, l’ancien mage du Kremlin avait ses exégètes même parmi nous, les étrangers. Un journaliste de la BBC avait tourné un documentaire dans lequel il attribuait à Baranov la responsabilité de l’importation en politique des artifices du théâtre d’avant-garde. Un de ses collègues avait écrit un livre dans lequel il le décrivait comme une espèce de prestidigitateur qui faisait apparaître et disparaître personnages et partis d’un simple claquement de doigts. Un professeur lui avait consacré une monographie : « Vadim Baranov et l’invention de la Fake Democracy ». Tout le monde s’interrogeait sur ses activités les plus récentes. »
📌Le mage du Kremlin. Giuliano da Empoli. Gallimard, 288 pages (2022)
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