Fantômes et Monstres dans la fiction japonaise

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 Si la fête d’Halloween n’appartient pas à la tradition japonaise, l’esprit des morts est néanmoins honoré lors des commémorations d’O-bon qui se déroulent chaque année à la mi-août (ou mi-juillet selon les régions). A cette période, les Kaidan (contes ou histoires d’horreur et de fantômes) permettent de transmettre les vieilles superstitions mais aussi de divertir les amateurs du genre. Ainsi, les Yōkai (esprits, spectres, fantômes et revenants) et les Oni (Ogres, démons, diables et trolls) nourrissent-ils largement les œuvres de fiction japonaises. Parmi les Yōkai, on distingue les Yurei, c’est-à-dire les défunts ayant quitté le monde terrestre de manière brutale et n’ayant pas trouvé la paix. Ces créatures surnaturelles reviennent tourmenter les vivants. Durant le festival annuel de Setsubun (début février), les Japonais jettent des haricots ou des graines de soja à l’extérieur des maisons pour faire fuir les Oni. Les Kaijū, quant à eux, sont des montres très populaires mais beaucoup plus récents. Contrairement aux Yōkai, ils ne sont pas issus des mythes et légendes ancestrales mais de la culture populaire contemporaine, relayée par l’industrie du divertissement, et en particulier le « cinéma de monstre » (kaijū eiga). Le meilleur exemple est Godzilla dont le premier film (celui d’Ishirō Honda) est sorti en 1954. Plusieurs ouvrages consacrés au thème des Yōkai et des Kaijū sont parus au cours de cette année. J’ai sélectionné une bande dessinée (La Fête des ombres de Cécile Brun & Olivier Pichard), un manga (Kaiju No. 8 de Naoya Matsumoto), un recueil de contes (Yokai manga de Lafcadio Hearn, Inko Ai Takita et Sean Micheal Wilson) un roman (Godzilla de Shigeru Kayama) et un essai dédié aux fictions cinématographiques (L'apocalypse selon Godzilla de Nicolas Deneschau & Thomas Giorgetti). Pour s’y retrouver dans tout ce bazar, il y a aussi une encyclopédie illustrée (Mononoke de Matthew Meyer) et un livre dédié à la peinture fantasmagorique (Yokai : monstres, fantômes et démons dans les chefs-d'œuvre de l'ukyio-e). Cette sélection est complétée par quelques suggestions de titres plus anciens. 

La Fête des ombres de Cécile Brun & Olivier Pichard chez Issekinicho, 2 Vol. (2021)

La Fête des ombres de Cécile Brun & Olivier Pichard chez Issekinicho, 2 Vol. (2021)

Les deux volumes de la Fête des ombres sont parus cette année, l’un en juillet et l’autre en octobre. Les auteurs, Cécile Brun & Olivier Pichard (qui forme un duo de mangakas occidentaux sous le nom d’Atelier Sento) n’en sont pas à leur coup d’essai. En effet, leur première bande dessinée, intitulée Onibi : Carnets du Japon invisible (Éditions Issekinicho, 2016) a déjà rencontré un succès d’estime en France et au Japon puisqu’elle a été récompensée par le Japan International Manga Award en 2018 et sélectionnée au Festival de la BD d’Angers en 2017.  La fête des ombres met en scène Naoko, une jeune femme vivant dans un petit village montagnard au Nord du Japon. Chaque été, sa communauté organise un Matsuri, un festival local dédié aux esprits des défunts qui n’ont pas trouvé la paix et reviennent hanter les vivants. Naoko a le don de vision. Elle fait partie d’un cercle de villageois chargé d’aider ces fantômes à retrouver leurs identités et les raisons de leurs tourments. Il s’agit de favoriser leur voyage vers l’au-delà avant la prochaine fête des ombres sinon leurs âmes seront perdues pour l’éternité. Notre héroïne est plutôt novice si on la compare aux autres passeurs (ayant tous atteint un âge canonique). Elle confie à son ami d’enfance, Katsu, qu’elle a échoué l’année précédente et qu’elle s’inquiète pour son nouvel hôte. En effet, dorénavant, elle accueille chez elle un être évanescent dont elle ignore tout. Si elle veut l’aider à rejoindre le monde des morts, elle va devoir mener sa petite enquête. (Voir la recension ici)

Kaiju No. 8 de Naoya Matsumoto chez Kazé, 4 vol. (2021-2022)

Kaiju No. 8 de Naoya Matsumoto chez Kazé, 4 vol. (2021-2022)

La traduction de Kaiju No. 8 est arrivée en France début octobre. Ce manga de Naoya Matsumoto nous conduit dans un Japon futuriste où les monstres ont envahis l’espace. Le héros, Kafka Hibino, a toujours rêvé de les combattre mais il a échoué à l’examen d’entrée des forces spéciales. Il s’est donc résolu à travailler dans la brigade chargée de patrouiller dans les rues pour les débarrasser des cadavres des bestioles éliminées par ses collègues de la défense. Jusqu’au jour où…. Kafka Hibino et son jeune homologue, Reno Ichikawa, sont attaqués par une créature. Les deux hommes parviennent à s’en sortir mais terminent à l’hôpital. C’est là que tout bascule pour notre héros qui se transforme bientôt en une entité hybride : mi-homme, mi- monstre… incapable de maîtriser totalement ses périodes de transformation. Aidé de son fidèle ami Reno, Kafka va donc devoir se cacher. Dorénavant, son nom de code sera Kaiju n°8. Kaiju No. 8, qu’on peut traduire littéralement par « Monstre n°8 » est paru au Japon en juillet 2020 dans Shōnen Jump+, le magazine de prépublication de l'éditeur Shūeisha. Plus de 2 millions d’exemplaires se sont vendus en 8 mois alors que deux tomes seulement ont été publiés à ce jour. Naoya Matsumoto est déjà l’auteur de la série Pochi & Kuro (en 4 tomes), parue en France entre 2014 et 2017, et dont les héros sont deux démons facétieux. 

Yokai manga : histoires de fantômes japonais de Lafcadio Hearn, Inko Ai Takita et Sean Micheal Wilson chez Graph Zeppelin, 128 p (2021)

Yokai manga : histoires de fantômes japonais de Lafcadio Hearn, Inko Ai Takita et Sean Micheal Wilson chez Graph Zeppelin, 128 p (2021)

Ce livre présente sept histoires traditionnelles de fantômes japonais, recueillies par un des maîtres du genre, illustrées par une dessinatrice de mangas japonaise et mises au goût du jour par un scénariste écossais installé au Japon. Il s’agit donc de nouvelles sous forme de BD. Chez le même éditeur, on trouvera aussi les Contes macabres du Japon (2020). L’œuvre de Lafcadio Hearn (1850-1904) est en effet incontournable. Cet écrivain d’origine irlandaise a pris la citoyenneté japonaise, après son mariage en 1896, et adopté le pseudonyme de Koizumi Yakumo. Il s’est beaucoup intéressé aux histoires traditionnelles de fantômes et a publié plusieurs livres sur le sujet. On peut ainsi mentionner Kwaidan ou Histoires et études de choses étranges, paru en 1904. Cet ouvrage a été édité chez nous par Mercure de France en 1998. Il est actuellement disponible chez José Corti (réédition de 2018). On peut aussi se procurer Fantômes du Japon (éditions Motifs, 2007) et son adaptation en bande dessinée : Histoires de fantômes du Japon de Lafcadio Hearn & Benjamin Lacombe (illustrations) chez Soleil (2019).

Godzilla de Shigeru Kayama chez Ynnis ed., 280 p. (2021)

Godzilla de Shigeru Kayama chez Ynnis ed., 280 p. (2021)

Godzilla ?  Ne s’agit-il pas du Dai-kaiju (grand monstre) le plus connus au monde ? Plus de 30 films lui sont dédiés. Mais savez-vous qu’il existe une genèse à l’origine des œuvres cinématographiques d’Ishiro Honda (Godzilla, 1954) et de Motoyoshi Oda (Le retour de Godzilla, 1955) ? C’est ce scénario original de Shigeru Kayama, inédit en France, que les éditions Ynnis publient aujourd’hui sous forme romanesque. La première version était intitulée Katei niman mairu karakita no dai-kaiju (Le grand monstre venu de 20 000 lieues sous les mers). Le recueil est constitué de deux nouvelles : Godzilla et Le retour de Godzilla. L’histoire débute au large de la petite île d’Ôto où un bateau nommé Eikô Maru fait naufrage à cause d’étranges lumières semblant sortir des fonds marins. Lorsque l’équipage envoyé à son secours disparait aussi, les habitants s’affolent. On évoque une vieille légende, celle de Godzilla ou Gojira, une créature antédiluvienne. D’aucuns pensent qu’elle aurait été réveillée par des essais nucléaires dans le Pacifique. Dès lors, il s’agit de freiner la progression du monstre et de protéger Tokyo de ses attaques destructrices.

L'apocalypse selon Godzilla: Le Japon et ses monstres de Nicolas Deneschau & Thomas Giorgetti chez Third Ed., 312 p. (2021)

L'apocalypse selon Godzilla: Le Japon et ses monstres de Nicolas Deneschau & Thomas Giorgetti chez Third Ed., 312 p. (2021)

L'apocalypse selon Godzilla, sous-titré Le Japon et ses monstres, est un essai de Nicolas Deneschau & Thomas Giorgetti. Il tombe à point nommé avec la sortie en France des novellas originales de Shigeru Kayama (Godzilla, éd. Ynnis, 2021) et surtout du film d’Adam Wingard, Godzilla vs. Kong (2021). Ce livre dédié au « roi des monstres » se présente sous la forme d’un essai composé de sept chapitres. Il y a une brève présentation historique et sociologique, qui remonte jusqu’aux origines du Pays du Soleil Levant et de son folklore, puis une partie plus analytique consacrée aux œuvres cinématographiques. Godzilla, nous disent les auteurs, est avant tout un lanceur d’alerte dans un Japon traumatisé par les bombes nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki. Pour comprendre le mythe, il faut donc s’arrêter au milieu de l’ère Showa : en 1954 très exactement, date de sortie du premier film. Depuis, la légende n’a cessé d’évoluer et d’influencer la culture nipponne avant d’aller conquérir Hollywood. L’ouvrage fourmille d’informations passionnantes et d’anecdotes de tournages. On y évoque, par exemple, les effets spéciaux. A la fin du livre, un index permet de retrouver toutes les œuvres citées. 

Mononoke : Au temps des esprits malfaisants de Matthew Meyer chez Nuinui, 287 p. (2021)

Mononoke : Au temps des esprits malfaisants de Matthew Meyer chez Nuinui, 287 p. (2021)

L’illustrateur américain Matthew Meyer apparait comme un spécialiste des Yōkai, bêtes mythiques et autres créatures surnaturelles. Il a déjà publié Chez Nuinui trois ouvrages sur le sujet :   Yōkai : La parade nocturne des 100 démons (2020), Le livre du Hakutaku : Histoires de monstres japonais (2020) et Mononoke : Au temps des esprits malfaisants (2021). Ce troisième volume de la série est dédié aux Mononoke ou esprits-vengeurs. Il se présente comme les précédents, à savoir une créature avec son illustration présentée sur chaque double page. Les dessins, qui s’inspirent de gravures anciennes de l’époque d’Edo, sont complétés par une fiche d’identité détaillée de chaque esprit malfaisant. Le triptyque de Matthew Meyer constitue une véritable encyclopédie des Kami (esprits). Selon lui, il y en a plus de 8 millions au Japon si on compte les Bakemono, Chimimōryō, Ayakashi, Obake et autres Yōkai. La collection permet donc d’aborder simplement le folklore japonais avec ses mythes et ses légendes. Matthew Meyer vit actuellement au Japon. Il a publié un quatrième ouvrage intitulé The Fox’s Wedding. Paru cette année en anglais, il n’a pas encore été traduit dans notre langue. L’illustrateur a également créé le site yokai.com, une base de données illustrée consacrée au folklore japonais.

Autres idées de lectures : 

  • Les classiques du genre : Parmi les auteurs classiques japonais qui se sont intéressés aux mythes et légendes de leur pays, Ueda Akinari (1734-1809) se distingue avec son recueil des Contes de pluie et de lune chez Gallimard. L’écrivain Kidō Okamoto (1872-1939) évoque également les superstitions de ses concitoyens dans ses nouvelles policières. Deux titres sont édités chez Picquier : Fantômes et Samouraïs et Fantômes et Kimonos. Ils se lisent moins pour les histoires de fantômes que pour les enquêtes de d’Hanshichi, une sorte de Sherlock Holmes nippon.
  • Les romans : Plus proche de nous, le romancier Yasutaka Tsutsui est bien connu pour ses romans de science-fiction. Sa nouvelle, La traversée du temps est devenue une œuvre culte de la littérature d'enfance et de jeunesse. Publiée en France par L’école des loisirs, elle a donné lieu à une adaptation en Anime et en manga. Ce qui nous intéresse davantage ici, c’est le roman de Yasutaka Tsutsui, intitulé Hell et paru chez Wombat en 2013. Sur les fantômes en particuliers, on peut mentionner trois autres livres, dont deux publiés chez Actes Sud. Il s’agit de la novella de d’Akira Yoshimura, La Jeune fille suppliciée sur une étagère (Babel, 2006) et du roman policier de Keigo Higashino, La maison où je suis mort autrefois (Babel, 2011). Celui-ci a été récompensé par le Prix du meilleur roman international au Festival Polar de Cognac en 2010. Le troisième livre est le roman d’Eiki Matayoshi, Histoire d’un squelette (Picquier, 2006). Récipiendaire du prestigieux prix Akutagawa en 1995, Eiki Matayoshi est originaire de l'archipel des Ryukyu. Il place ses intrigues dans sur l'île principale d'Okinawa. 
  • Les bandes dessinées : Coté BD et mangas, les références ne manquent pas. Pour ma part, je suggère Another de Yukito Ayatsuji chez Pika (Réed. 2016) et Nura le seigneur des yôkai d’Hiroshi Shiibashi chez Kana (2011-2016). On peut aussi mentionner le mangaka Shigeru Mizuki qui place les Yôkai au centre de son œuvre comme NonNonBâ (2006), À l’intérieur des yôkai (2018) ou encore la série des Kitaro (2007-2011). Toutes ses BD sont parues chez Cornelius. L’ouvrage de Nicolas de Crécy, intitulé Un monde flottant et sous-titré Yôkai & Haïkus chez (Soleil, 2016) se range un peu à part.  Je dirais que c’est une œuvre conceptuelle se présentant sous la forme d’un leporello (livre accordéon), rappelant l’emaki, ce rouleau japonais qui se déplie et raconte une histoire dessinée. L’illustrateur y rend hommage à la culture nippone à travers de courts poèmes et des dessins s’inspirant des estampes. (voir la recension ici)
  • Pour les enfants : Bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’un ouvrage de fiction, il faut souligner l’existence d’un excellent livre pour enfants chez Actes Sud Junior : Yôkai ! Le monde étrange des monstres japonais de Fleur Daugey & Sandrine Thommen (2017). Chaque monstre est présenté sur une double page avec des illustrations et des contes associés. On y parle même des Pokémon et des films d’animation des studios Ghibli. Cette encyclopédie peut être complétée par l’album de Romain Taszek, La nuit des yōkai (L'Apprimerie, 2020) ainsi que par la collection de Contes du Japon de Mukashi mukashi (Editions Issekinicho, 2019). Ces quatre volumes s’adressent aux enfants à partir de 5 ans.

Yokai : monstres, fantômes et démons dans les chefs-d'œuvre de l'ukyio-e

En guise de conclusion

Voici un dernier livre mais juste pour le plaisir des yeux car il ne s’agit pas d’une œuvre de fiction. Il s'agit de Yokai : monstres, fantômes et démons dans les chefs-d'œuvre de l'ukyio-e (Nuinui, 240 p., 2021). Le livre présente les créatures surnaturelles de l’imaginaire nippon à travers une centaine d’estampes de l'époque Edo (1603-1868). On y trouvera les œuvres de grands maîtres tels que Katsushika Hokusai (160-1849), Utagawa Hiroshige (1797-1858) et Utagawa Kuniyoshi (1798-1861).


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