Les Doigts coupés. Hannelore Cayre
Hannelore Cayre est connue pour ses polars et notamment Celui intitulé La Daronne qui a été porté à l’écran par Jean-Paul Salomé en 2020 avec Isabelle Huppert et Hippolyte Girardot dans les rôles principaux. Du coup, le lecteur s’attend sans doute à un roman policier, d’autant que la jaquette des Doigts coupés est sombre et que le bandeau de couverture annonce un roman noir préhistorique. Autant le dire tout de suite, dans cette histoire, il y a bien une scène de crime remontant à l’Âge de pierre mais le traitement de l’intrigue est bien plus original que prévu. L’autrice s’est offert une relecture drolatique et féministe de l’obscur Paléolithique.
Le lecteur est plongé dans le vif du sujet assez abruptement puisque le roman s’ouvre avec une conversation téléphonique qui fait tout de suite penser à un scénario de cinéma. Celle-ci nous permet d’assister en direct à la découverte d’une sépulture préhistorique sous le chantier d’une piscine privée en Dordogne. La première idée qui vient à l’esprit des ouvriers polonais est d’appeler un prêtre pour bénir les corps. Or, le religieux est l’ami d’Adrienne Célarier, une célèbre paléontologue qui prend toute suite en charge la logistique de la découverte. Il faut s’assurer que les fouilles ne seront pas confiées à un autre groupe de chercheurs et obtenir le soutien des médias pour attirer l’attention du grand public.
La tombe est située dans une grotte, ornée d’œuvres d’art rupestres. Il s’agit essentiellement de mains mutilées réalisées grâce à la technique du pochoir et quelques représentations d’organes génitaux féminins. Les deux individus qui y reposent n’ont pas été traités de la même manière. L’homme est resté dans la position initiale de sa mort, visiblement sans traitement funéraire particulier. Il présente d’ailleurs les signes d’une mort violente, sans doute portée par la main d’un autre être humain. Bref, il est la victime d’un crime vieux de 35 000 ans ! Sa compagne de sépulture, semble avoir vécu plus longtemps et subi un sort plus doux dans la mort. Des indices montrent qu’elle occupait une place importante au sein de son clan. Les chercheurs la surnomment la Dame de Winiarczyk, en référence au patronyme de l’ouvrier qui l’a découverte.
Un flashback dans le lointain passé Aurignacien nous apprend que le site mis à jour s’appelle en réalité "La grotte des femmes-ancêtres". Une jeune fille rebelle appelée Oli s’y rend parfois avec sa mère et sa sœur Wilma pour capter (sans grand succès) la voix de ses défuntes aïeules. Oli vit dans un clan rassemblant deux familles, soit un peu plus d’une quinzaine d’individus en comptant la nombreuse marmaille. Notre héroïne est d’ailleurs la seule adulte à ne pas avoir encore enfanté. Cela ne la chagrine pas beaucoup, au contraire ! Elle rêve d’accompagner les hommes à la chasse plutôt que de rester aux côtés des femmes à surveiller leur progéniture et à s’occuper de tâches jugées subalternes comme ramasser du bois ou entretenir le feu. Elle refuse également de subir les assauts sexuels des mâles même en échange de ressources vitales comme la viande. Car les hommes s’approprient systématiquement les morceaux de choix au prétexte qu’ils chassent. Les femmes, elles, doivent rester à leur place sous peine de subir de terribles punitions comme l’amputation de doigts. Selon Oncle-aîné, le chef du clan, cet ordre patriarcal rigide doit être maintenu sous peine de chaos et de mort.
La narration alterne ensuite entre la période contemporaine, à travers le compte-rendu d’un séminaire scientifique, et le paléolithique avec le récit de notre jeune Homo Sapiens, son cheminement vers une émancipation qui ne se fera pas sans heurts.
Hannelore Cayre explique, dans ses remerciements à la fin du roman, qu’elle s’est beaucoup inspirée des travaux de Paola Tabet (Les doigts coupés, une anthropologie féministe et La construction sociale de l’inégalité des sexes) et de Priscille Touraille (Hommes grands, femmes petites : une évolution coûteuse), deux voies singulières dans leurs spécialités respectives. Ces matériaux ont donné naissance à un roman absolument captivant et jouissif que je recommande vivement. Pour information, on trouve des représentations de mains mutilées dans les grottes Cosquer et Gargas. Les préhistoriens en ont proposé plusieurs interprétations (dont celle de l’amputation punitive) avec une préférence pour la "théorie des signaux".
Pour ma part, j’ai toujours été fascinée par la période préhistorique qui offre un champ de réflexions sociales infinies. Toutes les questions existentielles auxquelles nous sommes confrontées aujourd’hui ne trouvent-elles pas leurs sources à la naissance même de l’humanité ?
📚D’autres avis que le mien chez Dasola, Aifelle et Anne-yes
📌Les Doigts coupés. Hannelore Cayre. Editions Métailié, 192 pages (2024)
Commentaires
C'est un admirable roman noir ; j'en en ai fait, moi aussi, une chronique, là :
https://broblogblack.wordpress.com/2024/03/28/les-femmes-prehistoriques-sont-des-hommes-comme-les-autres/
Belle journée.
FB