La littérature birmane est-elle en voie de disparition ?

Pascal Khoo Thwe, Une odyssée birmane

L’ex-Birmanie (République de l’Union du Myanmar depuis 1989) est riche d’une littérature remontant aux premiers royaumes, soit à partir du XIème siècle. Il semblerait pourtant que sa survie soit menacée, depuis une soixantaine d’années, par une censure implacable. Ce pays est devenu indépendant du Royaume-Uni le 4 janvier 1948, avec pour nom officiel République de l'Union de Birmanie. Il a connu depuis une série de coups d’état et de dictatures militaires, dont celui du 1er février 2021 qui a mis fin à une décennie de transition démocratique. Ce territoire de plus de 670 000 km2 (donc plus grand que la France métropolitaine) partage ses frontières avec la Chine au nord-nord-est, le Laos à l'est, la Thaïlande au sud-sud-est, le Bangladesh à l'ouest et l'Inde au nord-nord-ouest. Il bénéficie, dans sa partie méridionale, d’une façade sur la mer d'Andaman. Sa population est d’environ 55 millions d’habitants, ce qui lui octroie la 25ème place au rang mondial (pour comparaison, la France est en 20ème position pour l’ensemble de son territoire).  Pour autant, le pays ne peut pas vraiment se targuer de produire de nombreux écrivains de renommée mondiale. En France, on ne connait guère que Mya Than Tint, l’auteur de Sur la route de Mandalay, et Pascal Khoo Thwe, l’auteur d’Une odyssée birmane. Néanmoins, et en dépit des lourdes menaces qui pèsent sur eux, les gens de lettres birmans n’ont pas renoncé à défendre leur liberté d’écrire et de penser.

La littérature birmane est-elle en voie de disparition ? Les coups d’Etat militaires successifs ont-ils balayé tout espoir de liberté d’expression et de publication ? Les intellectuels birmans peuvent-ils résister encore et trouvé d’autres voix pour s’exprimer en dépit des répressions systématiques dont ils sont victimes ? Telles sont les questions qui s’imposent après six décennies de censure quasi-continues, entraînant l’appauvrissement de la vie culturelle au Myanmar.

Si plusieurs langues coexistent au Myanmar, le Birman est la langue maternelle de 65 % des locuteurs du pays tandis que 20 à 25% de la population la pratique en seconde langue. Par ailleurs, elle est la seule à avoir développé une véritable tradition écrite. Ses premières traces remontent au XIIème siècle, Dans le Royaume de Pagan, puis les textes originaux du XIVème siècle mêlent la prose à une forme de versification. C’est à partir du XVème siècle que se développe la poésie de cour, à la faveur du rayonnement des trois royaumes (Arakan à l’ouest, Ava au centre et Ramanadesa autour de l’actuelle ville de Bago). C’est un genre réservé à une élite instruite. Le théâtre apparaît au XVIIIe siècle mais la littérature classique birmane disparait sous la colonisation britannique. L’Anglais est enseigné à l’école et la littérature traditionnelle cède la place aux romans et nouvelles importés d’Occident. Ainsi, de la fin du 19ème au milieu de 20ème siècle, les écrivains birmans s’attachent à traduire et imiter les œuvres anglosaxonnes avant de trouver une voie originale dans les récits d'inspiration réaliste. La poésie se diversifie également en abandonnant les formes classiques. La fin de la période coloniale se traduit par une montée des auteurs nationalistes et le style évolue encore. En fait, chaque changement de régime entraîne un changement radical dans le mode d’expression de la littérature birmane. Son déclin débute sous l’ère Ne Win (1962-1981) suite à la création d’un organe de censure.

Mya Than Tint, Sur la route de Mandalay

Après le coup d’Etat de Ne Win en 1962, le pouvoir militaire promulgue une loi d’enregistrement des imprimeurs et des distributeurs en vertu de laquelle tous les livres, périodiques, chansons et films doivent être préalablement soumis à l’approbation du Département de surveillance et d’enregistrement de la presse (PSRD) du ministère de l'Information. Cet organisme de censure est chargé d'examiner toutes les publications et de prohiber ce qui serait contraire "aux intérêts des travailleurs et du socialisme". Ce dispositif est complété par la loi du 6 août 1964 qui obligent les rédacteurs en chef et les journalistes à respecter la déontologie de leur profession. Dès lors, ils doivent s’assurer que les informations qu’ils rapportent ne portent pas atteinte à la sécurité nationale ni à la dignité de l’Etat. Par ailleurs, le contenu éditorial des journaux doit toujours se conformer à une liste de 16 obligations dictées par le pouvoir en place. Avant la publication de n’importe quel document écrit, il faut donner une biographie détaillée qui doit porter des informations sur toute la famille, du côté de l’auteur et du côté de son épouse (grands-parents, enfants et petits-enfants) avec les dates de naissances et les adresses de chaque personne. Les textes sont ensuite examinés en détail pour détecter tout ce qui peut concerner "la politique". Par exemple, si l’orthographe est différente du dictionnaire édité par la Junte, elle doit être corrigée, sinon c’est un acte de dissidence. A partir des années 1970, la censure se renforce. Lorsque les livres ne sont pas interdits, les pages censurées sont badigeonnées de peinture. Même les traductions d’ouvrages étrangers sont frappées par la censure. Il est rare de pouvoir les éditer intégralement sous forme de livre et les traducteurs birmans doivent les publier en feuilletons dans les magazines. En 2004, enfin, la loi sur l’électronique, est venu compléter cet arsenal liberticide, empêchant les intellectuels de recourir à Internet pour s’exprimer et diffuser leurs travaux. Tint Swe, chef de la censure entre 2009 et 2012, est à ce point zélé que les écrivains Birmans le surnomme le “bourreau de la littérature”.

On comprend pourquoi de nombreux auteurs se sont exilés dans les pays anglo-saxons ou en Thaïlande où ils peinent à trouver un lectorat. C’est le cas, par exemple de Aung Zaw (né en 1968) rédacteur en chef et membre fondateur du magazine indépendant The Irrawaddy. Le journal cesse ses publications en version papier en 2016, faute de moyens financiers. Les écrivains restés sur place, quant à eux, s’autocensurent ou se réfugient dans les traductions de romans étrangers. A l’inverse les traductions du Birman vers d’autres langues se font rares. En France, elles émanent essentiellement des chercheurs de l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales). Après le coup d’état de 18 septembre 1988, par exemple, aucun livre d’histoire n’a été écrit sur ces événements. Ceux qui prennent le stylo risquent gros, ainsi que toute leur famille, voire une génération entière car ils seront tous traqués par la Junte. Le contrôle de l’édition a donc incité les écrivains à se tourner vers la poésie et la nouvelle, deux genres littéraires adaptés à des supports de publications plus souples comme les magazines ou les anthologies. Ce système permet de limiter les frais en cas d’interdiction des œuvres. Une partie de la production littéraire est distribuée à la sauvette, sous le manteau ou par l’intermédiaire de médias étrangers. Par ailleurs, certains écrivains parviennent à tromper le censeur grâce à la pratique de l’allusion ou de la métaphore. C’est ainsi qu’une vie littéraire parvient à se maintenir au Myanmar, notamment à Yangon, le centre névralgique de la vie intellectuelle. Les petites maisons d’éditions, les imprimeries privées et les librairies indépendantes se concentrent dans le centre-ville, et en particulier dans la 37ème rue. Les cercles littéraires se réunissent dans les salons de thé où se développe un commerce prospère de livres interdits. Ces institutions sont apparues dans les années 1980. Le plus connu est Lay Htan Kone. Le nom de l’enseigne est une référence au roman d’Emily Brontë, Les Hauts de Hurlevent. Le salon de thé a ouvert ses portes en 1984. Il a été fréquenté par les écrivains, journalistes et éditeurs jusqu’en 2014, date de fermeture de l’établissement. L’écrivaine américaine Emma Larkin y aurait écrit son livre A mots couverts : Sur les traces de George Orwell en Birmanie. Les gens de lettres birmans organisent également des séminaires dans différents endroits du pays. L’évènement annuel est la Fête de la Littérature, créée en 1944 par l'Union des écrivains birmans. Elle se tient en novembre-décembre, et décernent plusieurs prix littéraire chaque année.

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A partir de 2003, la Junte (dont le nom officiel depuis 1997 est Conseil d’Etat pour la Paix et le Développement) doit céder face aux pressions internationales et se voit contrainte d’accompagner le processus de démocratisation. Selon la feuille de route officielle, un référendum est proposé, en 2008, ainsi que l’adoption d’une nouvelle constitution. Trois ans plus tard, la Junte est dissoute, durant l’intronisation du président de la république du Myanmar, Thein Sein. En Théorie, les militaires laissent la direction du pays aux civils. En réalité, les membres de l'ancien régime dirigent le pays jusqu’à l’organisation des élections en 2015. La principale opposante de la junte militaire, Aung San Suu Kyi, est libérée de prison et participe activement à la campagne électorale pour son parti la LND (Ligue nationale pour la démocratie). Une disposition constitutionnelle empêchant la candidate de devenir présidente de la République, elle est nommée ministre des Affaires étrangères, conseillère spéciale de l'État et porte-parole de la Présidence (soit l’équivalent d’un chef de gouvernement). La présidence de la République est assurée par Htin Kyaw, Myint Swe puis Win Myint. Cette période de transition démocratique apporte une relative bouffée d’air frais au monde de la presse et de l’édition birman.  

Dès le mois de mars 2011, on constate un assouplissement des dossiers les moins sensibles. Plusieurs journalistes sont libérés. En septembre, le contrôle sur Internet et levé et les sites auparavant interdits, comme ceux de la BBC et des médias birmans en exil, deviennent accessibles. Les Birmans ont désormais accès à Facebook, YouTube et à des sites d’actualités internationaux. On voit de nombreux cybercafés ouvrir leurs portes à Yangon. En août 2012, le Département de l'enregistrement et de la surveillance de la presse (PSRD) du ministère de l'Information annonce sur son site Internet qu’il autorise les journaux, dans la catégorie politique et religion, à publier sans envoyer au préalable leurs "brouillons". Entre 2013 et 2020, le Myanmar gagne ainsi plusieurs places au Classement de la liberté de la presse de l’organisation Reporters sans frontières (RSF), passant de la 151ème place à la 139ème sur 180 (il était classé 169ème sur 179 en 2012). Dès lors, sur les trottoirs de Yangon et d’ailleurs, il n’est pas rare de découvrir des étals de bouquinistes improvisés. Grâce à ce “printemps de l’édition”, des livres anciennement introuvables réapparaissent subitement. Celui de l’historien américain d’origine birmane, Thant Myint-U (petit-fils d’U Thant, ancien secrétaire général des Nations unies), intitulé La rivière des pas perdus est publié en avril 2012. Des ouvrages étrangers comme Une histoire birmane de Georges Orwell, trop onéreux pour les lecteurs birmans, sont photocopiés et vendus dans cette version. Dans les rayons de la prestigieuse librairie Bagan Book House ou chez New Vision, sur la 37ème rue, on trouve évidemment les livres de l’ancienne opposante au régime militaire et députée fraîchement élue, Aung San Suu Kyi. En février 2013, celle-ci parraine le festival littéraire international d'Irrawaddy. Cet évènement exceptionnel s'étale sur trois jours, rassemblant 120 poètes et écrivains birmans, ainsi que 25 auteurs étrangers (dont l’Indien Vikram Seth, le britannique William Dalrymple ou l’Anglo-chinoise Jung Chang). 

Printemps birmans

Début 2021, alors que les élections ont renforcé sa majorité au Parlement, Aung San Suu Kyi est renversée par un nouveau putsch mené par la Tatmadaw (forces armées birmanes). En décembre, elle est condamnée à deux années d’emprisonnement. Myint Swe, nommé président par intérim en février, transfère le pouvoir à Min Aung Hlaing, commandant en chef de l’armée. Selon le bureau Asie-Pacifique de RSF, il faut moins de 10 jours pour voir la liberté de la presse brutalement régresser de dix ans. En effet, après le coup d’état du 1er février 2021, les repressions sont très violentes et une liste noire d’intellectuels à arrêter circule déjà. Dès le 2 février, l’accès aux réseaux sociaux est bloqué et, pour communiquer, les activistes doivent utiliser des réseaux privés virtuels (VPN). Selon le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, au moins deux écrivains sont exécutés par les militaires lors d’une manifestation à Monywa, dans le centre du pays, le 3 mars 2021. Il s’agit des poètes Myint Myint Zin et K Za Win. De son côté, la PEN (l’Association Internationale des Ecrivains) alerte l’opinion publique suite à l’arrestation du poète Maung Yu Paing, six jours plus tard. Le 9 mai, l’agence Reuter annonce le décès de Khet Thi alias (Ko Zaw Tun), arrêté la veille avec son épouse, Ma Chaw Su, dans la ville de Shwebo. Le poète est mort à l'hôpital après avoir été torturé lors de son interrogatoire par les autorités. D’après l’Association d’assistance aux prisonniers politiques (AAPP), il faut encore ajouter plusieurs noms sur la liste des auteurs victimes de la Junte parmi lesquels les écrivains Htin Linn Oo, Maung Thar Cho et encore Insein Aung Soe. En mars 2022, enfin, l’organisation Reporters sans frontières fait état d’un bilan trimestriel de 60 journalistes et leurs collaborateurs placés en captivité par la nouvelle Junte et d’un tué. Il s’agit du journaliste Pu Tui Dim, militant des droits de l’homme et fondateur d’un groupe de presse basé dans l’ouest Birman. Il a été enlevé le 7 janvier à Matupi, un canton situé dans les zones montagneuses, alors qu’il couvrait des échauffourées entre la rébellion armée locale et les forces de la junte. Son corps sans vie a été retrouvé deux jours plus tard. Après le sommet de l'Asean à Jakarta, en avril 2021, l’opérateur étatique de télécommunications (MPT), a été forcé de rétablir Internet et de rouvrir, en particuliers, les accès aux applications des banques et des entreprises. Le filtrage d’Internet passe désormais par des listes d’adresses IP autorisées à se connecter. 

C’est dans ce contexte menaçant que certaines initiatives prennent vie depuis quelques mois. La diaspora birmane organise un mouvement de désobéissance civile et publie une anthologie de poésie, intitulée Picking off new shoots will not stop the spring (Ethos Books, 2022). En France, les éditions Héliotropisme publient également Printemps birman (2022). L’ouvrage présente 14 poètes birmans et rohingyas et 6 photographes, dont les textes de de K Za Win et Khet Thi. On peut encore mentionner la création du Groupe Recherche Birmanie au sein du GIS-Asie (Groupement d'Intérêt Scientifique - Études asiatiques). « Ce groupe de travail propose de réfléchir collectivement aux méthodologies et à l’éthique de la recherche, dans un pays marqué par une crise politique qui s’installe dans la durée (…) »

Photo by Zinko Hein on Unsplash

NB: Mes sources sont trop variées pour être toutes citées mais j'ai trouvé de nombreuses informations sur Wikipédia. Les illustrations et photos sont empruntées aux éditeurs, ainsi qu’aux bases de données d’Unsplash et Wikimedia Common. En ce qui concerne le bon usage des noms de pays, capitales ou états et leurs habitants, il faut se référer à la liste de la Commission d'enrichissement de la langue française.


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