Carthage. Irene Vallejo


Le beau roman d’Irene Vallejo s’inspire de l’Énéide de Virgile. C’est un récit polyphonique qui donne tour à tour la parole au Troyen Enée, à la reine Elissa (Didon), à sa demi-sœur Ana la Magicienne (Anne), au facétieux dieu Eros mais aussi à un Virgile torturé par sa conscience de poète au service de l’empereur Auguste.  

Enée et son équipage ont fui Troie au terme de 10 années de guerre et font voile vers l’Hespérie. Après un épique voyage, ils se sont échoués sur les côtes africaines. Ils sont accueillis par la jeune reine de Carthage alors même que la cité est menacée par le roi Hiarbas. La Phénicienne aussi est une rescapée. Elle a quitté Tyr après l’assassinat de son mari par son frère Pygmalion. 

La garde rapprochée d’Elissa se méfie de ces Troyens qu’ils jugent couards. Surtout, ils craignent l’influence grandissante d’Enée dans l’esprit et le cœur de la jeune souveraine.  Ana, quant à elle, s’est entichée du petit Iule, le fils d’Enée, dont elle partage les jeux. Fille de devineresse, elle a néanmoins le sentiment que l’avenir ne se présente pas sous les meilleurs "auspices". Enée est tenu par une prophétie et doit se rendre dans la région du Latium pour fonder une nouvelle Troie. 

L’intrigue se focalise sur la première partie de l’Énéide et les évènements se déroulant à Carthage. Les faits nous sont relatés au travers des pensées et des sentiments des narrateurs successifs. Il y a donc des ellipses dans le récit mythologique. A cela s’ajoute une dimension plus contemporaine où les femmes expriment leur rejet de l’emprise masculine. Le roman est en prose mais le style de l’autrice est très poétique. Carthage est un bel hommage à l’œuvre de Virgile.

📚D’autres avis que le mien via Le Capharnaüm Eclairé et chez Claudialucia.

📌Carthage. Irene Vallejo, traduite par Bernadette Engel-Roux. Albin Michel, 288 pages (2025)


Esprit d'hiver. Laura Kasischke

Esprit d'hiver. Laura Kasischke


L’intrigue d’Esprit d'hiver se déroule à noël mais il ne faut pas s’attendre à un roman Feel Good. Au contraire, le lecteur se sent rapidement piégé dans un huis clos de plus en plus oppressant. 

Holly et Eric, son mari, ont un peu forcé sur le lait de poule le soir du réveillon et se sont réveillés très en retard ce 25 décembre. Comme chaque année, ils fêtent le jour J chez eux avec leurs proches. Éric saute du lit et file immédiatement chercher ses parents à l’aéroport. Holly se réveille avec une drôle d’impression et l’envie de la coucher sur le papier. Cela fait longtemps qu’elle n’a plus écrit de poèmes. Mais il faut se presser, préparer le repas et la table pour les invités. Sa fille Tatiana est sans doute debout depuis longtemps. Pourquoi l’adolescente n’a-t-elle pas réveillé ses parents ? Ils ont l’habitude d’ouvrir leurs cadeaux ensemble, tous les 3, avant l’arrivée des invités. Elle est sans doute en train de bouder dans sa chambre. 

Holly convoque ses souvenirs. Le voyage en Sibérie pour l’adoption de Tatiana, comment le couple est instantanément tombé amoureux de ce bébé aux grands yeux noirs et au joli teint de porcelaine, rehaussé d’une chevelure de jais… Des anecdotes lui reviennent en mémoire, treize ans de vie familiale. Mais il faut se presser, accélérer les préparatifs et Tatiana semble de mauvaise humeur. Elle est quasiment mutique. Le blizzard s’en mêle. La mère et la fille sont coincées ici. L’atmosphère ouatée se transforme en ambiance pesante. L’attitude de l’adolescente est de plus en plus étrange. Holly rumine jusqu’à l’obsession. Le huis clos entre la mère et la fille devient claustrophobique. 

Je découvre la plume de Laura Kasischke au travers de ce roman et je dois dire que l’expérience est très particulière. L’autrice américaine s’intéresse moins à l’intrigue qu’à l’atmosphère et la psychologie de ses personnages. Le lecteur se sent pris dans un étau de plus en plus malaisant. Il faut parfois résister à l’envie de refermer le livre pour de bon. Cela serait dommage car il faut attendre la fin pour réaliser tout le talent de Laura Kasischke, sa capacité à distiller d’infimes éléments qui sont autant de pièces du puzzle à reconstituer.

Ce roman a été adapté à l’écran sous la forme d’une mini-série en 3 épisodes. C’est Audrey Fleurot qui campe le rôle principal (Holly devient Nathalie dans cette version française) avec Lily Taïeb dans celui de Tatiana/Alice et Cédric Kahn Eric/Marc. Il n’y a pas que les prénoms des protagonistes qui ont été modifiés mais cela reste des détails qui ne nuisent pas à l’intrigue. Et, comme je le disais, il s’agit surtout d’un roman d’atmosphère, un roman dérangeant né d’une plume virtuose. 

📚D'autres avis que le mien chez Géraldine, Louise, CharlotteLybertaire, Fondu au noir, Read Trip...

📌Esprit d'hiver. Laura Kasischke, traduite par Aurélie Tronchet. Folio, 336 pages (2025)




Les bons sentiments. Karine Sulpice

Les bons sentiments. Karine Sulpice


Voici un roman que l’on hésite à classer dans la catégorie des romans policiers ou des thrillers. Il y a effectivement un forcené qui tient une arme à feu et une commandante de police qui tente de négocier pour qu’il relâche ses otages… mais il n’y a apriori ni cadavre (sauf peut-être dans le placard) ni véritable enquête. L’échange entre le criminel et la policière est en réalité une longue confession ou plutôt une mise à nu du ravisseur. Il s’appelle Julien alias Ju. C’est un travailleur social. Il était volontaire pour tenir la permanence de Noël à l’Association. Alors, comment en est-il arrivé à tenir en joue trois de ses collègues? 

Les voisins sont tous dehors, attirés par les gyrophares des voitures. Parmi eux, il y a Jessica, une habituée de l’Association. Et puis, sa petite fille, Laïla, qui a passé en vitesse un manteau trop léger par-dessus son pyjama. La commandant (sans E de féminisation de la fonction, elle y tient bêtement) Maurane Le Queuvre, qui  a dû tirer un trait sur son réveillon de Noël en famille, fait son boulot avec abnégation. Il faut amener le suspect à se rendre sans faire plus de casse. Alors, elle l’écoute patiemment. C’est l’histoire d’une dépression, d’un burn-out, des dérives du monde associatif aussi. Voilà, c’est un roman social, profondément humain. L’écriture est juste.  Karine Sulpice sait de quoi elle parle. Elle a été avocate en droit de la famille et du travail. Les bons sentiments est un très bon premier roman.

📚D'autres avis que le mien via Babelio et Bibliosurf 

📌Les bons sentiments. Karine Sulpice. Liana Levi, 176 pages (2025)