Tsundoku

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La bibliomanie ou l’art de la pile

Le terme "Tsundoku" est relativement connu dans l’univers de la bibliophilie. Son origine nous vient du Japon. Selon les différentes sources, il s’agit d’une contraction de deux ou trois mots. J’ai choisi de m’en tenir à celle d’un japoniste de l’Université de Londres, le professeur Andrew Gerstle, cité dans un article de la BBC. Selon ce spécialiste de la langue et de la culture nippone, le terme de "Tsundoku" n’est pas si ancien qu’on pourrait le penser. Sa première trace écrite remonte à 1879 mais il était sans doute utilisé avant. "Tsundoku" est d’abord composé du mot "doku" (un verbe signifiant lire). Par ailleurs le "tsun" dans "tsundoku" viendrait de "tsumu" (empiler). Il n’existe pas vraiment de mot équivalant à "Tsundoku" en anglais ou en français, mais on s’accorde le définir de la même façon. Le terme désigne, de nos jours, la manière compulsive d’acheter des livres qu’on n’aura pas le temps de lire et qui vont donc juste s’entasser dans la bibliothèque… bref, l’art de faire des piles de livres, ces fameuses P.A.L qui sont l’obsession de nombreux blogueurs et donnent lieu à des challenges de lecture, notamment sur les sites communautaires.

Lire les livres… ou pas

Il n’est pas facile de savoir si les livres achetés sont réellement lus. J’ai eu toutes les difficultés du monde à trouver une étude sérieuse au sujet des ouvrages papiers. J’ai fini par dénicher, sur le site de Fabula.org, un article assez ancien concernant des statistiques transmis par la plateforme de téléchargement Kobo.com. Nous partirons donc du principe que les pratiques de lecture des utilisateurs d’ebooks sont similaires à celles des aficionados de l’objet livre. 
Les données ont été collectées entre janvier et novembre 2014, auprès de 21 millions d’utilisateurs répartis dans plusieurs pays. Selon les statistiques de Kobo, les Français auraient tendance à achever leurs livres puisque 90% des best-sellers achetés sont terminés par au moins la moitié des lecteurs. On note néanmoins quelques variations en fonction du genre littéraire et de la nationalité du lecteur. En France, par exemple, 70 % des polars achetés sont effectivement lus, contre 64 % chez les Australiens et Néo-Zélandais, 61 % chez les Britanniques et 44 % chez les Américains. Les romans d'amour sont lus intégralement par 74 % des Italiens, 67 % des Néerlandais et 62 % des Britanniques.

Le mythe de la bibliothèque idéale

Le premier facteur favorisant la pratique du Tsundoku tient à notre manie d’établir des listes de lecture et l’injonction de connaître les auteurs considérés comme incontournables. Sans aller jusqu’au trouble obsessionnel collectif, il faut bien reconnaître que ces listes pullulent dans les médias traditionnels comme sur la blogosphère. On peut par exemple mentionner la liste des 100 meilleurs livres de tous les temps selon le Cercle norvégien du livre ou celle des 1001 livres à lire avant de mourir éditée par Flammarion en 2007 et actualisée à plusieurs reprises. Parmi les plus connues, il y a celle de la BBC, The Big Read. Il s’agit d’un sondage réalisé en 2003 et établissant une liste de 200 livres parmi les ouvrages préférés des Britanniques. 
Le thème de la bibliothèque idéale est développé en particulier par l’écrivain argentin Jorge Luis Borges et par Raymond Queneau (Pour une bibliothèque idéale, Gallimard, 1956). Néanmoins, le concept reste à définir. La bibliothèque idéale est-elle constituée uniquement d’ouvrages classiques ? Est-elle immuable ? Est-elle universelle ou adaptée aux goûts et centres d’intérêts de chacun ?


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Les classiques incontournables

Au-delà du fait de se donner bonne conscience, le fait de posséder les grandes œuvres littéraires classiques nous pousse-t-il pour autant à les lire ? A ce sujet, il se trouve justement que j’ai dégotté une étude portant sur la jeunesse. Celle-ci a été réalisée par les journalistes de France Culture lors du SLPJ (Salon du livre et de la presse jeunesse) de Montreuil en 2019. D’après eux, non seulement les enfants et les adolescents connaissent leurs classiques mais ils semblent qu’ils les lisent réellement. Une partie de ces lectures est évidemment encouragée par les parents ou imposée par les prescriptions des enseignants. Cependant, on constate un engouement véritable des enfants et des adolescents pour les auteurs classiques. Parmi les titres les plus plébiscités, il y a Vendredi ou la vie sauvage de Michel Tournier, Le Lion de Joseph Kessel ou encore L'Odyssée d'Homère. Il faut dire que les éditeurs se sont efforcés de dépoussiérer les grands textes. Parmi les actions menées, il y a les adaptations en BD comme Les Indispensables de la littérature en BD chez Glénat ou Les classiques en BD chez Casterman. 
Il apparait que l’acquisition des œuvres classiques pourrait être boostée par un autre facteur. Celui-ci n’est pas lié au contenu du livre mais à l’objet lui-même. Hormis en France, où les couvertures pour adultes se doivent de rester sobres et le texte se suffire à lui-même (cf les articles de Charlotte Pudlowski et de Bérengère Viennot pour Slate), les éditeurs (notamment anglo-saxons) n’hésitent pas à dépoussiérer les codes de l’esthétisme littéraire. Exit les couvertures blanches de la célèbre collection de Gallimard ou les Cahiers rouges de Grasset et vive les jaquettes plus chatoyantes de chez Penguin qui invitent volontiers à collectionner les classiques. En France, il est plutôt de bon ton de s’en tenir aux livres de La Pléiade pour agrémenter sa bibliothèque de textes classiques. Or, pour la lecture, on a vu plus confortable que les reliures en cuir et le papier bible.

Les prix littéraires en cadeau

Traditionnellement, les prix littéraires sont plutôt prescripteurs, notamment en période de Noël. Dans de nombreux cas, le cadeau viendra s’échouer en bonne place (à côté des classiques) dans la bibliothèque de son heureux destinataire mais restera fermé à jamais. Beaucoup de livres à empiler en perspective sachant qu’il existe plus de 2000 prix littéraires rien qu’en France ! Dans les faits, seuls une dizaine sont réellement vendeurs. L’étude réalisée par le cabinet GFK (ventes moyennes sur les années 2010 à 2014, hors format de poche) établit une hiérarchie. Le Goncourt reste le plus prestigieux avec 395.000 exemplaires vendus en moyenne, suivi du Goncourt des lycéens (334.000 exemplaires), le Grand Prix du roman de l'Académie française (220.500 exemplaires), le Renaudot (178.000 exemplaires) et le Femina (97.000 exemplaires). En 2020, L’anomalie d’Hervé Le Tellier, récompensé par le prix Goncourt, s’octroie la 3ème place du classement avec 440 800 exemplaires vendus.


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La tentation des nouveautés

On constate une hausse des ventes de 3 à 5% lorsque les romans font l’objet d’une recension dans la presse ou dans une émission, voire de de 13 % pour les livres estampillés « rentrée littéraire » (étude du cabinet GFK publiée en 2015). Quand on sait le nombre de romans qui paraissent à la période de la rentrée (511 œuvres parues entre août et octobre 2020), on se doute que certains puissent être victimes d’achats compulsifs. 
Ce constat s’applique aux auteurs de littérature "mainstream", dont la valeur est considérée positivement, à l’instar d’Amélie Nothomb qui sort un ouvrage à chaque rentrée littéraire. Les romanciers de science-fiction et de polars (la littérature dite de "mauvais genre") produisent aussi leur lot de best-sellers. On pense à George R. R. Martin et à sa série Le Trône de fer ou encore aux thrillers d’un Jean-Christophe Grangé. En juin-juillet 2020, c’est le roman de Joël Dicker, L’énigme de la chambre 622, qui s’est positionné en tête du classement avec 493 900 exemplaires écoulés. Cependant, la littérature populaire est dominée, en France, par les romans de Guillaume Musso et de Marc Levy), ainsi que par les livres "Feel Good" (représentés entre autres par Mélissa Da Costa ou Laurent Gounelle). 

Les livres décoratifs et les usuels

Il y a deux catégories d’ouvrages, qui par leur nature, se prêtent bien à l’art du Tsundoku. Je pense en particulier aux usuels comme les encyclopédies ou les dictionnaires (qui n’ont pas vocation à être lus d’une traite) et aux "Coffee Table Books" c’est-à-dire les livres d’art, de photographie, de mode ou de voyage. Ces derniers doivent leur nom aux ouvrages qu’on laisse volontairement traîner sur la table basse du salon pour singer les magazines de décoration. Est-ce qu’on les feuillette plus facilement pour autant ? Rien n’est moins sûr. 
Les beaux-livres, à l’instar des prix littéraires, sont des cadeaux de Noël très prisés. Les médias culturels ont d’ailleurs coutume de proposer leur propre liste d’ouvrages à offrir. En 2020, ils n’ont évidement pas dérogés à cette règle comme on peut le constater sur les sites Internet de France Culture, Vogue ou Télérama. On observe néanmoins une petite variante liée aux activités du confinement. Ainsi, parmi les ouvrages de non-fiction les plus vendus en 2020, il y a les livres de cuisine. Les deux premiers volumes de la série Fait maison de Cyril Lignac, par exemple, se sont installés dans le top 10.

La méthode Marie Kondō à la rescousse

Je ne dis pas que l’accumulation compulsive de livres et la procrastination littéraire sont les symptômes d’une inquiétante névrose mais je pense à ceux (les étudiants, par exemple) dont le budget et l’espace sont limités. Ici je suis tentée de faire appel à la papesse japonaise du développement personnel dont les travaux s’appliquent au rangement. En effet, La méthode KonMari, développée par Marie Kondō, est censée permettre de retrouver un apaisement mental dans le fait de ranger et de trier. Les règles sont simples et impliquent de se débarrasser des objets non essentiels à notre bonheur. Vaste question évidemment (d’ailleurs évoquée lors des fermetures de magasins pendant la crise sanitaire de la Covid-19) mais la dame à sa technique.  
Pour ma part, je dois dire que je ne me sens guère concernée car je suis loin de la surconsommation livresque : j’achète mes livres au compte goute parce que je suis une éternelle indécise et je possède une liseuse pour gagner de la place. 
Bref, la question ici reste de savoir comment se débarrasser d’une partie de ses livres. Pour des raisons écologiques, j’aurais tendance à privilégier les circuits de la seconde main, c’est-à-dire les bouquinistes et les sites de reventes en ligne. On peut également favoriser la convivialité et le partage grâce aux boîtes à livres municipales, le "bookcrossing" (faire circuler des livres en les « libérant » dans la nature pour qu'ils puissent être retrouvés et lus par d'autres personnes) ou les associations. Certaines bibliothèques reprennent vos livres mais pas toutes.
Evidemment, il n’est pas totalement exclu de lire une partie des livres accumulés. Il y a plusieurs solutions pour se motiver parmi lesquels les fameux défis littéraires dont nous avons déjà parlé. 


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