Lettres bhoutanaises : un chantier en cours

Histoires en couleurs de Kunzang Choden
Culture et Bonheur National Brut 

Le Bhoutan ou Pays du Dragon Tonnerre, est un petit royaume, peu peuplé, indépendant depuis 1949. Son territoire, enclavé entre celui des géants indien et chinois, est pratiquement équivalent à celui de la Suisse, avec une population bien inférieure (environ 782 000 habitants contre 8,7 millions). La conservation et la promotion de la culture bhoutanaise est l’un des quatre piliers du BNB ou Bonheur national brut (les trois autres critères d’évaluation du BMB étant la croissance et le développement économiques responsables la sauvegarde de l’environnement et la promotion du développement durable et enfin, la bonne gouvernance responsable.) Cet indice, inventé par le roi Jigme Singye Wangchuck en 1972, est inscrit dans constitution en 2008 (à noter que l’ONU a décrété le 20 mars Journée nationale du bonheur en écho à cette initiative singulière) ! Pour autant, on ne peut pas dire que l’allégresse soit de mise dans le secteur de l’édition. Dans un premier temps, la politique du Driglam Namzha (« Étiquette et bonnes manières »), consiste surtout à imposer l'apprentissage du dzongkha, la langue nationale, dans les écoles et, pour tous les citoyens, le port des vêtements traditionnels en public. 

Alphabétisation et royale littérature

Les habitants du Royaume parlent 18 langues et dialectes différents et leur taux d’alphabétisation est l’un des plus bas d’Asie. D’après l’association internationale READ Global (Rural Education and Development), 34% des Bhoutanais ne sauraient ni lire ni écrire et les chiffres atteindraient même 42% en zone rurale.  Avant que la fondation ne démarre son programme, il n’y avait qu’une seule bibliothèque de prêt dans tout le pays. Il y a aujourd’hui 9 centres de lecture qui ont été ouverts par READ Bhutan et qui attiraient un peu plus de 75 000 visiteurs ruraux. La bibliothèque publique de Thimphu, qui a été fondée en 1978, multiplie les initiatives (séances de lecture par des bénévoles, compétitions de lecture, bibliobus, dons de livres etc) pour encourager la jeune génération à s’intéresser à la lecture. Selon ses statistiques, les enfants représenteraient 70% des membres de la bibliothèque pour 3 000 inscrits. Le Pays du Dragon Tonnerre peut s’enorgueillir d’un festival littéraire, le Mountain Echoes Festival, organisé sous le patronage de l’India Bhutan Foundation et de la reine mère Dorji Wangmo. Il se tient chaque année au mois d’août depuis plus de 10 ans et reçoit beaucoup d’écrivains d’origine indienne comme Pico Iyer, Ruskin Bond et Vikram Seth. Depuis 2020, le festival a pris le nom de Drukyul’s Literature Festival : Bhutan Echoes. Dorji Wangmo (née en 1955) est elle-même une écrivaine renommée au Bhoutan. Elle a publié trois livres dont Des arcs-en-ciel et des nuages : la vie de Yab Ugyen Dorji racontée à sa fille (1998). Il s’agit d’une biographie de son père dédiée à sa fille. Son second ouvrage, intitulé Trésors du dragon du tonnerre : un portrait du Bhoutan (2006) tient davantage des mémoires, de l’essai historique et du récit de voyage. Elle a enfin publié un troisième livre, Dochula: une demeure spirituelle au Bhoutan (2015). Il s’agit d’un guide-documentaire consacré aux festivals religieux qui pullulent dans les villages et cités autour du col du Dochula.

Folklore et travaux académiques

Dans ce pays rural où les villageois allaient rarement à l’école, la culture se transmettait essentiellement par voie orale. Une tradition appelée "Lozey", vient des éleveurs de Yak qui s’affrontent dans des joutes lyriques. La composition la plus emblématique est Yak Legpai Lhadar Gawo, attribuée au poète Ap Chuni Dorji et popularisée par le chanteur Soe Gup Limchu sous le règne de Jigme Dorji Wangchuk (1929-1972). Le chant raconte l’histoire d’un Yak promit à l’abattage. On sait peu de choses concernant Ap Chuni Dorji, excepté qu’il est illettré et sans doute né en 1922 dans le village de Soe Jangothang près du Mont Chomolhari à la frontière chinoise.

Avant l’indépendance en 1949, la culture écrite se résume à des textes et poèmes bouddhiques, des hagiographies des Je Khenpo (chefs spirituels du Bhoutan) et des chroniques des Druk Desi (rois du Bhoutan de 1680 à 1905) successifs puis des Druk Gyalpo (nom donné aux souverains depuis 1907).

Aujourd’hui, il y a encore peu d’auteurs de fictions, romans ou nouvelles, et la production éditoriale bhoutanaise propose plutôt des essais et des œuvres académiques. Karma Phuntsho, par exemple, est l’auteur de plusieurs ouvrages et articles universitaires en anglais dont The History of Bhutan, considéré comme un ouvrage de référence sur l’histoire du Bhoutan depuis sa parution en 2013. Il fait parti de ces bhoutanais qui ont étudié à l’étranger et a obtenu un doctorat d’études bouddhiques à l’Université d’Oxford au Royaume-Uni. Il a poursuivi ses recherches au CNRS à Paris puis au département d’anthropologie sociale de l’Université de Cambridge. Un autre universitaire s’est distingué par ses écrits. Il s’agit de Karma Ura, auteur de plusieurs essais et d’un roman historique intitulé The Hero with a Thousand Eyes, paru en 1995. Il est également directeur du Centre d’études bhoutanaises depuis sa création en 1999. Son roman décrit l’évolution de la monarchie et de l’administration bhoutanaise vue à travers les yeux d’un courtisan. On peut encore citer l’anthropologue Dorji Penjore, auteur de plusieurs essais et d’un recueil de contes traditionnels. Professeur à l’Institut Royal de Management à Thimphu, Dorji Penjore a enseigné pendant plus de 10 ans au Centre d’Etudes Bhoutanaises. Il a étudié la littérature au Sherubtse College puis à l’Université de Delhi en Inde. Après son service militaire, il a étudié à l’ANU (Australian National University) où il a décroché un doctorat en anthropologie. Il est ensuite retourné au Bhoutan où il poursuit ses recherches sur la culture orale, l’histoire et l’ethnographie.

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Naissance de la presse au Bhoutan

Jusqu’en 2006 (date de publication du Bhutan Times puis du Bhutan Observer), le Kuensel est l’unique journal disponible au Bhoutan. A cette date, le capital du quotidien est ouvert au public mais le gouvernement détient encore 51% des parts. Publié au départ en Népali, Dzongkha, et Anglais, le journal est aujourd’hui disponible en ligne dans les deux dernières versions. L’édition papier serait distribuée en 15 000 exemplaires et lues par plus de 150 000 Bhoutanais, tandis que le site Internet kuenselonline.com comptabiliserait 3 000 visiteurs par jour et 15 000 abonnés. A noter que, dans son dernier rapport annuel, la fondation READ Bhutan annonçait fournir un accès Internet gratuit à plus de 46 000 habitants en zones rurales. Kinley Dorji, directeur de la rédaction du Kuensel jusqu’en 2009, est considéré comme le premier journaliste bhoutanais. Il est ensuite nommé au ministère de l’information et de la communication, poste qu’il occupe jusqu’en 2016. Kinley Dorji est l’auteur du premier ouvrage consacré au journalisme littéraire au Bhoutan dont le titre est Within the Realm of Happiness (Au Royaume du bonheur). Il a étudié le journalisme en Australie et à l’Université de Columbia aux Etats-Unis. Il a reçu plusieurs récompenses et titres honorifiques dans son pays (Dasho) et à l’étranger (docteur Honoris Causa de l’Université de Standford et de l’Université de Sydney). Parmi les contributeurs du Kuensel, on peut mentionner l’écrivain Dorji Dhradhul. Il est également l’auteur d’un roman intitulé Escapades, paru en 2013. L’histoire, qui s’étend sur trois générations, montre comment des villageoises, attirées par les mirages de la grande ville, sont exploitées par les citadins et en particulier les fonctionnaires.

Le cercle du Karma de Kunzang Choden

Dzongkha vs Anglais : Kunzang Choden, pionnière du genre romanesque

Le Dzongkha, variante du tibétain classique, est aujourd’hui la langue officielle du royaume et comptabilise 640 000 locuteurs. Cependant, une part importante de la population méridionale parle encore Népalais, tandis que le Tshangla (langue tibéto-birmane) persiste à l’est du pays (environ 150 000 locuteurs). De plus, le Dzongkha subit la concurrence directe de l’Anglais qui est dorénavant enseigné à l’école. Pour preuve, la figure nationale des lettres bhoutanaises, Kunzang Choden, écrit directement en anglais. Née en 1952 dans un village du Bumthang (Nord du pays) où il n’y a pas d’école, Kunzang Choden est envoyée en Inde alors qu’elle ne parle pas encore l’anglais.  Elle poursuit ses études à l’Université de Delhi puis aux Etats-Unis, à l’Université de Lincoln dans le Nebraska. Son livre, intitulé Le Cercle du Karma, parait en 2005dans sa version originale. Il est considéré comme la première œuvre romanesque du Bhoutan. Il s’agit du parcours initiatique et spirituel d’une jeune bhoutanaise appelée Tsomo. Histoires en couleurs, le second ouvrage de Kunzang Choden, parait en 2009 (en 2012 en France). Il s’agit de 13 nouvelles qui sont autant de portraits de femmes. L’écrivaine publie également  des recueils de contes traditionnels, des livres pour enfants et un livre de cuisine. On peut ainsi mentionner Folktales of Bhutan, Bhutanese Tales of the Yeti, Tales in Colour and other stories ou Chilli  & Cheese- Food and Society in Bhutan. Kunzang Choden travaille sur la condition de la femme dans son pays et participe à des projets internationaux de développement du Bhoutan comme celui de la fondation  READ  Global.

Littérature bhoutanaise d’expression népalaise 

Avant les années 1960, 90% des Bhoutanais s’expriment communément en Népali. Ce constat trouve ses origines au début du 17ème siècle, soit à l’origine même de l’Etat Bhoutanais. Des artisans, originaires de la vallée de Katmandou au Népal, répondent à l’invitation du fondateur du Royaume, le Shabdrung Ngawang Namgyal (1594-1651). Encouragée par les autorités en place, la population des Lhotshampas (Bhoutanais d'origine népalaise arrivée au 19ème siècle) prospèrent ensuite jusqu’au début des années 1950. A partir de 1958, le gouvernement interdit l’immigration et promulgue la loi sur la citoyenneté qui oblige les Lhotshampas à prouver leur présence au Bhoutan depuis au moins 10 ans (la plupart étant illettrés et donc incapables de produire ce type de document). Le conflit inter-ethnique se durcit au cours des décennies suivantes, au point que plusieurs milliers de Népalais fuient le Bhoutan dans les années 1980-1990, tandis que d’autres sont expulsés par l’armée bhoutanaise.

Lors de sa création en 1993, le NBPB (Nepali Bhasa Parishad Bhutan) se donne pour objectif de préserver la langue et la culture népalaise au Bhoutan. Cette institution édite la revue littéraire annuelle Bhutani Kopila, qui publient des anthologies de poèmes, nouvelles et essais. En 2006, le NBPB change de nom et devient le NSPB (Nepali Sahitya Parishad Bhutan). Cette réforme a pour but de renforcer la mission d’alphabétisation que l’organisme s’est attribué. Le poète Dilliram Sharma Acharya (né en 1960) a lui-même bénéficié de ce programme avant d’enseigner à son tour le Népali dans un camp de réfugiés. Il vit aujourd’hui en Norvège où il continue de contribuer au rayonnement de la culture népalaise.  Pendant ce temps, un groupe d’expatriés bhoutanais d’expression népalaise crée une plateforme de publications en ligne, le site Internet Bhutaneseliterature.com. Cette initiative sonne le glas du NSPB, en accord avec ses membres fondateurs, pour céder la place à une nouvelle institution en 2011 : le Literature Council of Bhutan (LCOB). Son but est de promouvoir la littérature de la diaspora. Parmi les initiateurs du projet, on peut mentionner l’écrivain et journaliste Ramesh Gautam (né en 1983), le poète et dramaturge Rup N Pokhrel (né en 1974) et le bloggeur Yati Raj Ajnabee (alias Yati Raj Nyaupane). Les deux autres membres fondateurs sont les écrivains Sanchaman Khaling et Dona Acharya.

Edition participative et émergence de la littérature bhoutanaise ?

Répondant au même principe que leurs homologues d’expression népalaise (on n’est jamais mieux servis que par soi-même), les auteurs bhoutanais ont décidé de prendre les choses en mains grâce au Crowdpublishing (l’édition participative). A l’origine de l’initiative, il y a deux bloggeurs et écrivains : Passang Tshering (alias Chablop PaSsu) et Ngawang Phuntsho. Co-fondateurs de l’association des écrivains du Bhoutan (Writers Association of Bhutan ou WAB), ils ont créé Booknese.com, une plateforme de publication qui fonctionne sur les principes du financement participatif et de l’impression à la demande. Si on prend un raccourci, on peut dire que les lecteurs sont les éditeurs des livres. Dans les faits, les contributeurs (écrivains) peuvent participer au financement, au design des couvertures, etc. De même, les libraires participent parfois au financement des ouvrages, renouant ainsi avec leur mission première. Parmi les ouvrages publiés en version papier, par le biais de la plateforme Booknese, on peut citer Khakey de Yeshey Tsheyang Zangmo, la plus jeune autrice du Bhoutan. En effet, la jeune fille n’avait que 17 ans, au moment de la parution de cet album pour enfant (en 2017). Deux ans plus tôt, c’est un roman de Monu Tamang, intitulé Chronicle of a Love Foretold, qui a raflé la mise. Entre 2 000 et 3500 exemplaires de ce livre ont été vendus via Booknese. Selon l’écrivain Lingchen Dorji, auteur de Home Sangria (qui n’a pas utilisé les services de Booknese), ce système serait plus approprié que l’autoédition via les sites comme Amazon. En effet, toujours d’après le romancier, le principal lectorat de la littérature bhoutanaise ne se trouverait pas hors des frontières du Royaume mais parmi la population locale. Il va donc falloir attendre encore un peu pour voir émerger des écrivains bhoutanais sur la scène éditoriale internationale. 

Photo by Dmitry Romanovsky on Unsplash


NB : Mes sources sont multiples et il serait fastidieux d’un donner la liste exhaustive. Pour l’essentiel, je me suis appuyée sur des articles disparates de Wikipédia, les sites des associations comme Read Global et des auteurs eux-mêmes. La quasi majorité des références sont en anglais. Dans un esprit de concision, je n’ai pas cité tous les auteurs qui le mériteraient ni l’ensemble des œuvres disponibles.


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