La terre qui erre. Kim Soom

La terre qui erre. Kim Soom

Ce roman nous conduit, au début du 20ème siècle, sur le territoire extrême oriental de l’Union soviétique. Depuis plusieurs décennies, le kraï du Primorié accueille les populations coréennes désireuse de fuir à la fois le système des castes hérité de la dynastie Yi (1392 à 1910) et la colonisation japonaise amorcée avec traité de Ganghwa en 1876. Dans un premier temps, le gouvernement russe encourage leur immigration en leur promettant des terres à cultiver sur les territoires nouvellement conquis sur la Chine. Les "Wonho" ont même pu obtenir la naturalisation russe. Dans la région de Vladivostok, les représentants du Pays du Matin Calme représentent plus d’un tiers de la population si bien que des villages changent de nom pour adopter des consonances coréennes. Or, à la fin des années 30, une série de conflits frontaliers soviéto-japonais, sans déclaration de guerre formelle, entraîne un climat de suspicion à l’encontre des Asiatiques installés du côté russe du fleuve Tumen. Les Soviétiques craignent de confondre les potentiels espions japonais avec les colons coréens. En septembre 1937, Staline décide donc de transférer les "Koryo-saram" à l’autre bout du territoire. Des familles entières sont entassées dans des trains destinés au transport du bétail et déportées vers l’Asie centrale. 

Kim Soom nous invite dans le huis clos d’un wagon en route vers le Kazakhstan. Les protagonistes n’ont eu que quelques jours pour se préparer au départ. Ignorant leur destination finale, ils n’avaient le droit qu’à quelques bagages contenant des vivres et des vêtements de rechange. Le voyage est interminable et les conditions de vie dans le train sont inhumaines. Il n’y a pratiquement aucun arrêt et on imagine aisément le cauchemar de cette promiscuité forcée s’additionnant au stress d’un avenir inconnu. Le lecteur a la sensation d’être enfermé avec ces malheureux déportés, l’odeur des corps affaiblis par la maladie et le manque de nourriture, le brouhaha quasi permanent des conversations, les pleurs d’enfants, le froid, la chaleur… tout ceci est parfaitement restitué.  

Le sujet de ce roman polyphonique est captivant mais la manière de le traiter est déroutante. Les personnages ne s’expriment pas à tour de rôle, mais dans une grande confusion de discussions simultanées, pratiques ou mémoriels. L’histoire de ces exilés nous est ainsi dévoilée par fragments, selon les souvenirs et les récits familiaux des uns et des autres. De fait, il n’y a pas forcément de lien direct entre les différents témoignages ni de narration chronologique. Le texte gagne en réalisme ce qu’il perd en fluidité. Il pourrait presque s’agir de nouvelles dont le fil rouge serait le contexte historique. Pour ma part, j’ai appris beaucoup sur cette période méconnue de l’histoire russo-coréenne qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle des déportés Nippo-Américains pendant la seconde guerre mondiale. Ce thème est abordé dans un livre de Naomi Hirahara, Ma sœur est morte à Chicago, que j’ai lu récemment. 

Le travail de traduction semble assez remarquable. Les deux traductrices ont eu à cœur de facilité la lisibilité du roman grâce à l’ajout de plusieurs éléments comme une liste des personnages principaux (ce n’est pas toujours évident de retenir les noms coréens), une carte retraçant le trajet du train, ainsi que d’un lexique des termes idiomatiques coréens. Il est vrai que le roman Kim Soom n’est pas toujours facile à lire et j’avoue avoir sauté quelques passages à la fin. Néanmoins, je l’ai trouvé passionnant et surtout il m’a donné envie d’en savoir davantage sur l’histoire des Coréens de Russie. En conclusion, c’est une découverte qui vaut le détour.

Extrait : 

«  - Il se peut que nous aussi, on sait destinés à vivre une vie d’errance désormais.

- Nous, les Coréens, on va vivre dans l’errance ? Non, nous, on doit s’enraciner quelque part et y labourer la terre ! proteste le vieux Hwang.

- Monsieur, depuis que vous avez quittés votre village natal, vous avez toujours erré de village en village, non ?

- Ben oui… J’ai vagabondé, tant et si bien que je ne savais plus si c’était moi qui errais ou bien si c’était la terre. Je ne pouvais imaginer qu’un jour je vivrais en errant sur la terre russe, moi qui suis né dans un coin perdu de montagne…

Le vieux Hwang, la gorge nouée ne peut pas finir sa phrase.

- Mère, j’ai entendu dire que le père du grand maréchal Staline était cordonnier, et sa mère, ouvrière couturière.

- Michka, tais toi s’il te plait ! »

La terre qui erre. Kim Soom. Decrescenzo, 264 pages (2023)


Commentaires

  1. Le sujet est tentant, mais pour le moment, j'ai besoin de lectures pas trop difficiles, j'ai calé sur plusieurs romans.

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    1. Je te comprends ! Pour ma part, j'alterne les lectures "faciles" et les romans plus "consistants". Sinon, j'ai des périodes de ras le bol ! Et bon, on est là pour ce faire plaisir quand même.

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  2. Je l'avais repéré chez l'éditeur qui en fait pas mal la promotion sur Instagram en ce moment, et j'aime beaucoup le catalogue de Decrescenzo. Bon, ça semble quand même demander un peu de concentration, on dirait.

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    1. J'aime bien les éditions Matin Calme aussi. Sinon, oui, ça demande un peu de concentration. C'est comme si tu étais dans le wagon avec les déportés. On imagine le bruit du train lui-même sur les rails, le brouhaha des conversations décousues... mais on apprend aussi beaucoup sur l'immigration coréenne en Russie.

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  3. Je ne connais pas cette histoire non plus. C'est effarant le nombre de populations victimes de la grande histoire et maltraitées à un point inimaginable. Bon terreau pour créer des rancunes tenaces sur plusieurs générations !

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    1. Finalement, chaque fois qu'il y a un conflit quelque part sur la terre, on déplace des gens !

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  4. Cela a l'air vraiment intéressant, merci pour la découverte.
    Bon week-end !

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    1. Oui, en effet, ce livre vaut le coup qu'on s'y arrête un moment. Le style est particulier mais la toile de fond historique est très intéressante.

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  5. ah je le note ! je connais un acteur coréen du nom de scène Lomon (Park Solomon) qui est un Koryo-saram mais d'Ouzbékistan. Il a grandi là avant d'émigrer en Corée du Sud (ou revenir)

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    1. Le sujet est captivant. Je ne connaissais pas ce pan de l'histoire asiatique

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