Littérature ouïghoure, poésie et prose. Revue Jentayu

Littérature ouïghoure, poésie et prose. Revue Jentayu

Depuis plusieurs années, les éditeurs de la revue Jentayu font un travail formidable autour de la littérature d’Asie. Ils publient, traduisent et commentent des textes inédits ou méconnus. Le dernier numéro, paru à l’automne dernier, est entièrement consacré à la culture ouïghoure. La terre natale de ce peuple turcophone à majorité musulmane sunnite est située dans l’actuelle région autonome du Xinjiang au Nord-Ouest du territoire chinois. Le gouvernement central applique une politique répressive en Ouïghouristan depuis les débuts de l’occupation et favorise la population majoritaire des Hans. Vanessa Frangville et Mukaddas Mijit, qui ont réunis les textes et dessins de cette anthologie, expliquent brièvement le contexte dans leur préface. Elles sont toutes les deux chercheuses à l’Université Libre de Belgique : l’une en sinologie, l’autre en ethnomusicologie. 

La plupart des auteurs présentés dans ce recueil se cachent derrière des pseudonymes. Certains sont aujourd’hui en prison, d’autres vivent en exil. De fait, la littérature ouïghoure s’exprime dorénavant dans plusieurs langues (ouïghour, chinois, anglais, etc). 

La première contribution est une introduction à la poésie ouïghoure contemporaine par Muyesser Abdulehed, poétesse qui vit aujourd’hui à Istanbul en Turquie et enseigne sa langue natale aux enfants issus de la diaspora. Son parcours semble assez emblématique. L’un des textes, intitulé Fuir de Gül.Ay, fait d’ailleurs écho à la nécessité de s’exiler pour échapper aux pressions administratives, sociales et religieuses du gouvernement chinois. Pour autant, les expatriés ne sont pas à l’abri des représailles. Un rapport d’Amnesty Internationale, publié en février 2020, montrent que la répression visant les membres de la diaspora ouïghoure s’étend bien au-delà de ses frontières. La fiction de Gül.Ay explique, par ailleurs, comment les autorités locales du Xinjiang font pression sur les proches restés au pays. 

Les nouvelles de Helide Isra’il (Pas de vache dans la ville) et de Memtimin Hoshur (La polémique de la moustache) sont des récits plus allégoriques, sans doute typique de la génération précédente. Je pensais qu’il en était de même pour le petit conte philosophico-rural de Perhat Tursun, intitulé La pelle de Platon, mais j’ai découvert que l’auteur est né en 1969. Cette figure influente de la littérature ouïgoure, très controversée à cause de son style provocateur, a disparu de la circulation en 2018. Il aurait été condamné à 16 ans de prison dans le cadre des purges contre les gens de lettres au Xinjiang.  « On estime qu’un million au moins de personnes sont détenues dans des centres "de transformation par l’éducation" ou "de formation professionnelle", où elles subissent de nombreuses violations des droits humains. » (Source : Amnesty Internationale).

L’un des principaux intérêts de ce numéro spécial de Jentayu tient au fait que les textes classiques (y compris ceux issus des traditions orales ouïghours) cohabitent avec des récits très contemporains. Dans les premiers, la femme vouvoie son époux qui lui-même la tutoie ; dans les seconds, il est question de divorce et d’émancipation féminine. On trouve aussi une traduction des Aventures de Chin Tömür Batur, des berceuses et des poèmes soufis. Personnellement, j’ai beaucoup apprécié le mélange des genres même si je suis, d’une manière générale, moins sensible à la poésie. Je salue en tout cas le travail des traducteurs qui ont réussi à nous restituer ses vers qui témoignent du destin de ce peuple opprimé.

Extrait:

« (…) Si nulle part où aller est ma place,

Evidement est pour moi une place où aller.

Si nulle part où vivre est ma place,

Dans les ruines est une place pour moi où mourir. 

 

Comme le saule pleureur se hisse vers la lune,

Je me hisserai vers ma moitié ou ma potence.

Et si nul lendemain n’est mon printemps,

Comment poserai-je pied sur la neige innocente ?


(Dénudé, portant regard vers la lune de Ghojimuhemmed Muhemmed, Hotan, mai 2001) 


💪Cette lecture s’inscrit dans le cadre de la thématique autour des minorités ethniques proposée par Ingannmic

📌Littérature ouïghoure, poésie et prose. Vanessa Frangville, Mukaddas Mijit (dir). Revue Jentayu, 248 pages (2022)

 


Commentaires

  1. Bravo pour ta trouvaille!!!

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  2. Merci ! J'aime beaucoup la revue Jentayu. Elle permet de découvrir des auteurs méconnus et propose souvent des textes inédits

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  3. Oh oui bravo, quelle belle proposition !

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    1. C'est très dépaysant. J'ai particulièrement apprécié les nouvelles et le conte traditionnel.

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  4. On la trouve en kiosque cette revue ? Je n'en ai jamais entendu parler.

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    1. Je l'achète en librairie. On la trouve aussi en ligne

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  5. Anonyme7.3.23

    Merci pour cette présentation ! J'avais découvert Parajuly dans cette revue...

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    1. L'auteur de Fuir et revenir ! J'ai beaucoup aimé ce roman. La revue Jentayu permet de faire de belles découvertes.

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  6. Belle trouvaille ! Je suis de plus en plus curieuse de cette revue aussi. Je ne l'ai pas vue dans ma librairie de quartier mais si on peut la trouver en ligne, c'est parfait !

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    1. Pour ma part, j'essaie toujours de favoriser les librairies de proximité. Sinon, je passe par un portail de librairies indépendantes. On peut sans doute la trouver en bibliothèque aussi.

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