Les cahiers ukrainiens. Igort

Les cahiers ukrainiens. Igort (Photo by Roma Kaiuk🇺🇦 on Unsplash)


Entre 2008 et 2009, Igort séjourne en Ukraine, le pays d’origine de sa famille, avec l’idée de réaliser une BD documentaire sur la période communiste et les années qui ont suivi la dislocation de l’URSS. 

Le dessinateur italien se rend d’abord à Dnipropetrovsk (aujourd’hui Dnipro en ukrainien ou Dniepr en Russe) dont l’agglomération compte plus d’un million d’habitants. Ceux-ci la surnomment Rocket City. C’est ici, en effet, que les soviétiques fabriquaient les missiles durant la guerre froide. Aujourd’hui, la ville est le toujours le siège du Bureau d'études Ioujnoïe qui produit des satellites et des missiles balistiques. Il est associé à la société Ioujmach qui fabrique notamment des lanceurs et des fusées. L’illustrateur constate que l’eau de cette ville est impropre à la consommation mais personne ne se risque à le dire clairement ni à en donner les véritables raisons. Igort rapporte plusieurs anecdotes comme celle-ci dont une concerne Enerhodar (Energodar en russe), la ville qui accueille la centrale nucléaire de Zaporijia, et dont le siège militaire du 28 février au 4 mars 2022 s’est soldé par une victoire de la Russie.

Pour revenir au travail d’investigation d’Igort, il faut préciser que le dessinateur a recueilli plusieurs témoignages saisissants sur l’ère soviétique. Ils sont fidèlement retranscrits dans la bande dessinée, en alternance avec des informations historiques brutes et de brèves biographies de personnalités politiques ou militaires, ainsi que des membres de l’OGPU (La Guépéou), la police secrète. Les pages inspirées des archives officielles apparaissent en sépia tandis que les planches dédiées à la retranscription des interviews sont teintées de rouge. Les confidences des anciens évoquent l'Holodomor (littéralement "extermination par la faim"), la grande famine des années 1931 à 1933 en lien avec les campagnes de "dékoulakisation", c’est-à-dire la collectivisation forcée des terres. Cette période noire est aussi celle des déportations massives et des cas de cannibalisme. Elle se solde par la mort de plusieurs millions de personnes (les chiffres sont encore controversés). 


Les cahiers ukrainiens. Igort. Pages 92 et 93

Plusieurs témoins se souviennent de la seconde guerre mondiale et de l’occupation allemande : les enfants qui meurent sur le champ d’honneur, les brimades subies par ceux qui sont restés au pays, les réquisitions, le travail forcé, etc. Durant l’ère stalinienne, les quotas de production imposés dans les kolkhozes sont impossibles à tenir. A la mort du dictateur, les Ukrainiens connaissent une période de relative embellie. Les gens mangent à leur faim et peuvent faire des études s’ils le souhaitent. Parmi les produits de la vie quotidienne, seuls les vêtements restent inabordables. Au temps de Khrouchtchev, en revanche, le comité central décrète que seuls les travailleurs intellectuels auront le droit de consommer du pain blanc tandis que les autres devront se contenter de pain noir.  


Les cahiers ukrainiens. Igort. Pages 98 et 99

Du milieu des années 60 à la fin des années 80, sous Brejnev, les produits de la vie quotidienne (et en particulier la nourriture) sont relativement bon marché. Les vêtements coûteux peuvent même être achetés à crédit… comme tout le reste ! précise une personne interrogée par Igort.  En fait, la vie est plus ou moins difficile selon le travail que l’on occupe ou son lieu de résidence. Par exemple, les citadins doivent attendre plusieurs années pour obtenir un logement et vivent dans des appartements collectifs qu’ils partagent avec d’autres familles. Il est aussi recommandé de prendre la carte du parti communiste si on souhaite faire une bonne carrière professionnelle. En revanche, à la campagne, la vie est plus simple et il est facile d’obtenir une maison individuelle. 

Comme on peut le constater, Igort a réalisé un remarquable travail d’investigation. Les histoires rapportées par ses témoins sont mises en lumière par les détails historiques qu’il nous fournit. Cette construction a l’avantage de rendre la bande dessinée plus lisible. Il faut noter que l’ouvrage est antérieur aux premiers conflits post-soviétiques et les évènements survenus depuis la révolution de février 2014 (révolution de Maïdan ou de la dignité) n’y sont bien-sûr pas évoqués, pas plus que la guerre du Dombass ou l’Invasion de l'Ukraine par la Russie en 2022. Cet album est en réalité le premier volet d’un diptyque consacré aux pays de l’ex-URSS. Le second volume, Les cahiers russes (sous-titré La guerre oubliée du Caucase) est paru chez Futuropolis en 2012.

Du même auteur, je recommande vivement Les cahiers japonais, une série aux antipodes de ce documentaire. 

Les cahiers ukrainiens. Mémoires du temps de l'URSS. Igort. Futuropolis, 172 p. (réédition. 2015)


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