Les cahiers japonais, T.01. Igort
Les cahiers japonais d’Igort sont tellement riches qu’ils méritent bien un compte-rendu de lecture par volume. Il y en a trois en tout : Un voyage dans l’empire des signes (tome 1), Le vagabond du manga (tome 2) et Moga, mobo, monstres (tome 3).
Le premier tome rend hommage à L'Empire des signes de Roland Barthes. Entre le carnet de croquis, le récit de voyage, le journal intime et la BD autobiographique, l’œuvre d’Igort est un canevas composé de multiples fragments. Son récit est émaillé de dessins réalisés au Japon sur ses fameux calepins mujirushi. Il mêle des extraits de ses œuvres précédentes, des souvenirs personnels, des citations d’écrivains ou de poètes, des reproductions de photos anciennes ou de mangas, des évocations diverses sur l’histoire, la société ou les traditions japonaises. Bref, il s’agit d’un voyage initiatique (tant du point de vue personnel que professionnel) au cœur de la culture japonaise, source d’inspiration du père de Yuri. Ce manga a été publié dans le magazine phare de Kodansha, l’une des plus importantes maisons d’édition du Pays du Soleil Levant.
Lorsqu’il débarque au Japon pour la première fois, en mai 1991, l’illustrateur italien (Igor Tuveri de son vrai nom), ne parle pas un mot de japonais et ne maîtrise aucun des codes culturels nippons… mais cela fait plus de 10 ans qu’il rêve de ce pays, se nourrissant de littérature (Yukio Mishima, Jun'ichirō Tanizaki, Matsuo Bashō …) de peintures (Tōshūsai Sharaku, Utagawa Hiroshige, Katsushika Hokusai ou Kitagawa Utamaro) et de cinéma japonais (Sijun Suzuki, Takeshi Kitano, Misumi, Imamura…). D’ailleurs, le Japon lui a déjà inspiré une bande dessinée intitulée Goodbye Baobab en version italienne (Milano libri, 1984) et Baobab en français (Coconino Press / Vertige Graphic, 2005-2006).
L’épopée nipponne d’Igort commence « presque par hasard, comme dans un film d’espionnage », dit-il. En fait, il rencontre Yuka Ando, la responsable des droits étrangers chez Kodansha, à la foire du livre de Bologne, et lui propose une collaboration. Il ignore alors que les Japonais travaillent justement sur un projet « Top secret » entre Katsuhiro Ōtomo et Alejandro Jodorowsky. Un mois plus tard, Igort rencontre Kurihara San, le grand chef de la 7ème division de Kodansha à Tokyo.
En 1994, Igort obtient le Morning Manga Fellowship et revient à Tokyo pour un séjour de 6 mois. Pour son premier projet, Amore, il doit apprendre à dessiner les pages en sens inverse, puisqu’au Japon, on lit de droite à gauche. Dans les bureaux de son directeur d’édition (Tsutsumi Yasumitsu), le dessinateur italien croise les plus grands mangakas comme Jirō Taniguchi ou Masashi Tanaka. Il découvre les techniques de travail des Japonais, dont la production est sans commune mesure avec l’édition occidentale. Il accède aussi aux célères studios Ghiblis où il rencontre Hayao Miyazaki.
En 1996, après plusieurs années de collaboration avec les Japonais (et de nombreux séjours dans le pays), la série intitulée Yuri fait un carton. Elle est publiée dans les pages du Comic Morning, un magazine de prépublication qui se vend à plus de 140 000 exemplaires par semaine. Ses fans envoient des tonnes de courrier à l’éditeur d’Igort pour l’encourager à poursuivre son œuvre ou lui distiller des conseils concernant l’intrigue ou le développement de produits dérivés. Et pourtant, le dessinateur italien va devoir se soumettre à un étrange rite de passage. En effet, alors qu’il rend visite à son éditeur, il est quasiment confiné dans son hôtel pendant 15 jours avec l’obligation quotidienne de produire une histoire. Un défi titanesque qu’il relève malgré l’épuisement.
Igort nous restitue son expérience grâce à ses pinceaux et il faut reconnaître qu’on apprend beaucoup de son expérience… sur le monde de la bande dessinée japonaise, bien sûr, mais pas seulement. A travers ses dessins, il évoque par exemple les codes et les catégories sociales. On apprend ainsi que son entretien d’embauche a duré plus de trois heures (au cours desquels Kurihara San l’a augmenté à 3 reprises) car Igort ignorait que c’est l’invité qui doit se lever le premier, mettant fin à l’entretien !
En dépit des anecdotes qui prêtent à rire, le dessinateur italien, n’hésite pas pour autant à évoquer des sujets plus sérieux (la construction du premier gratte-ciel dans le quartier populaire d’Asakusa à Tokyo à la fin du 19ème siècle ou la symbolique du chrysanthème et la place de sa culture dans l’histoire du Japon ) voire un peu gênants (l’endoctrinement des enfants durant la seconde guerre mondiale ou l’ostracisme professionnel des familles « burakumin », les descendants de l’ancienne caste des intouchables).
Ce premier volume des Cahiers japonais est un véritable trésor. Se plonger dans les Cahiers d’Igort, c’est un peu comme entrer dans la caverne d’Ali Baba ! La richesse iconographique de l’ouvrage en fait un joyeux foutoir, même si la chronologie est parfois difficile à suivre (en particulier au sujet des différents séjours de l’auteur au Pays du Soleil Levant). D’un autre côté, un récit linéaire et purement factuel ne serait-il pas un peu (beaucoup) monotone ? J’ai hâte de découvrir le prochain tome.
📌Les cahiers japonais, Tome 1 : Un voyage dans l’empire des signes. Igort. Futuropolis, 184 p. (2015)
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