Quand tombent les montagnes. Tchinguiz Aïtmatov
Les montagnes dont il est question dans ce beau roman sont celles du Tian Shan, les Monts célestes, au sud-est du Kirghizistan. C’est le point culminant du pays, à la frontière de la Chine. Son sommet, le Jengish Chokusu (indépendance en kirghize) s’élève à 7 439 mètres d’altitude. Le Tian Shan fait partie des monts sacrés du tengrisme, une religion chamanique d’Asie centrale. C’est aussi le territoire du fantôme des montagnes, le léopard-flèche ou Jaabars, ainsi que les autochtones nomment la panthère ou le léopard des neiges. C’est d’ailleurs sous ce titre, Le léopard des neiges, que ce livre est paru pour la première fois en France (Editions Le Temps des cerise, 2008). Il est considéré comme le roman testament de Tchinguiz Aïtmatov, décédé la même année.
L’auteur introduit d’abord le félin. Dans notre intrigue, Jaabars est un léopard vieillissant qui a été ostracisé de la horde dont il était auparavant le mâle dominant. Au terme d’un voyage éprouvant, il se trouve bloqué en contrebas du col d’Ouzenguilech-Strémiannoï. Le fatum le conduit au fond de la grotte Molotach où son destin va se fondre dans celui d’un humain.
Le jumeau de prédestination de Jaabars s’appelle Arsène Samantchine. Il est journaliste indépendant et vit dans la capitale à Bichkek. Il est, lui aussi, inadapté au monde nouveau, celui des oligarques nés après la chute du régime soviétique. Une scène extrêmement humiliante pour ce personnage montre comment il est expulsé manu militari d’une soirée au célèbre restaurant Eurasia et parallèlement éconduit par celle qu’il considérait comme la femme de sa vie. Aïdana Samarova, la diva qu’il a connu lors d’un séjour romantique à Heidelberg, a définitivement renoncé à l’opéra pour devenir chanteuse de variétés. Une compromission en faveur de la culture de masse bien plus lucrative que l’avenir offert par son soupirant malheureux. Arsène ne peut que constater que la diva s’est "enlimousinée" (la limousine étant le symbole privilégié de la réussite sociale dans les pays de l’ex bloc de l’Est) !
Lorsque l’oncle d’Arsène, venu de son village natal, se présente avec une porte de sortie, notre héros accepte immédiatement. Le parent en question, ancien président du kolkhoze de Touyouk-Djar, dirige désormais une société florissante spécialisée dans l’organisation de chasse. Ses clients du moment sont deux princes arabes. Ils espèrent bien arracher au Tian Shan son plus beau trophée : celui du léopard des neiges. L’expédition nécessite la présence d’un traducteur parlant Anglais, Russe et Kirghize. Pour la population locale de Touyouk-Djar, l’évènement est censé être une occasion unique de profit. Il faut dire que la vie est dure dans cette région subissant le contrecoup de la nouvelle économie de marché. L’organisation de cette chasse suscite aussi beaucoup de controverses et réveillent des appétits inattendus. Arsène, lui-même, est confronté à des ambitions contradictoires. Il espère satisfaire son oncle et réunir assez d’argent pour monter l’opéra dont il a toujours rêvé au risque de trahir ses belles convictions.
Ce roman magnifique est à mi-chemin entre la fable et le pamphlet. Les personnages principaux suscitent forcément l’empathie du lecteur. Arsène et Jaabars, apparaissent comme les victimes d’un monde cruellement cyclique où les plus faibles (les vieux, les pauvres, les naïfs, les sentimentaux et les rêveurs) n’ont plus leur place. Ce roman est aussi un voyage à travers les terres méconnues d’Asie centrale. Pour ma part, j’ai toujours été fascinée par les « Stan » (Kirghizistan, Ouzbékistan, Kazakhstan, Tadjikistan). Ces pays me semblent tellement énigmatiques. Les autres habitants des anciennes républiques soviétiques eux-mêmes ont longtemps ignoré les traditions et le mode de vie de ses populations. Ils nous ont été révélés à travers leurs littératures, dont Tchinguiz Aïtmatov est l’un des principaux représentants. C’est d’ailleurs le destin tragique d’un autre personnage, Djamilia (Gallimard, 1958), qui l’a fait connaître dans le monde entier.
Quand tombent les montagnes. Tchinguiz Aïtmatov. Editions Paulsen, 256 pages (2024) / Le léopard des neiges, Editions Le Temps des Cerises (2008)
Commentaires
Bref, une lecture à faire! Et puis Paulsen c'est du sérieux.
mais en même temps, ce monde d'avant leur avait été aussi imposé (l'Union soviétique) .. je le dis car j'ai été bénévole auprès d'étrangers demandeurs d'asile, et certains venaient de ses contrées, et la liberté de parole n'était pas garantie ...