Lèvres rouges, Langue verte. Mo Yan

Lèvres rouges, Langue verte. Mo Yan

 « La pensée de celui que vous auriez voulu être, mais que vous n’êtes pas devenu, vous hantera toujours. Voilà pourquoi la vue d’un forgeron a quelque chose de rassurant pour moi, et pourquoi les sons éclatants du marteau sur l’enclume m’émeuvent si profondément. Pourquoi également, lorsque je me suis lancé dans l’écriture romanesque, j’ai eu envie de parler d’un forgeron battant le fer. »

J’ai profité de la parution de ce nouveau livre de Mo Yan pour me plonger enfin dans l’œuvre du prix Nobel de littérature 2012. Mo Yan (littéralement "Celui qui ne parle pas") est le nom de plume de Guan Moye. Dans le contexte de la Grande révolution culturelle prolétarienne, ce pseudonyme fait référence à une recommandation de ses parents de ne pas trop s’épancher à l’extérieur du cercle familial. La bibliographie du maître chinois compte une bonne trentaine d’ouvrages dont les titres originaux font soupçonner une propension de l’auteur pour l’humour et le folklore : Beaux seins, belles fesses, Le grand chambard, Le maître a de plus en plus d'humour, La dure loi du karma, La mélopée de l'ail paradisiaque, La Belle à dos d'âne dans l'avenue de Chang'an, etc.  

Lèvres rouges, langue verte est un recueil composé de 11 textes. Ecrits entre 2005 et 2020, ils sont nourris d’anecdotes et de fragments biographiques mais ne respectent pas de véritable chronologie. On y croise des proches de l’écrivain, amis d’enfance, anciens collègues et membres de sa famille. La plupart d’entre eux sont de sacrés chicaneurs ! Je pense en particulier à l’héroïne de la nouvelle-titre, que l’auteur surnomme "l’éminente conseillère". Cette bonne femme est en réalité une vraie langue de vipère qui sévit sur WeChat, le réseau social chinois. 

Mo Yan évoque son retour dans son village natal, dans le canton de Dongbei à Gaomi, dans la province du Shandong au Nord-Est de la Chine. Il raconte comment l’endroit a été transformé en décor de cinéma depuis l’adaptation à l’écran du Clan du sorgho rouge.  L’un des habitants, parmi ses anciens camarades de classe, n’hésite pas à faire du profit sur son dos en vendant des copies pirates de ses livres. Le triste individu est à ce point irrespectueux qu’il gâche la visite d’un ami japonais de Mo Yan en organisant une tartufferie antinippone. Une autre scène relate les retrouvailles de Mo Yan avec les ouvriers retraités de l’usine de coton. Elles se déroulent sur le site de l’ancienne fabrique, reconvertie en bains publics. Je vous laisse imaginer le bazar que peux créer un groupe de types à poil, gouailleurs et querelleurs, dans un spa de luxe. Nos joyeux drilles espèrent en fait que leurs frasques apparaîtront dans le prochain roman du maître. Il y a bien sûr beaucoup d’autodérision de la part de Mo Yan et le comique alterne avec le tragique. 

Mo Yan choisit de se placer à hauteur d’enfant pour aborder des sujets autrement plus douloureux tirés de son expérience personnelle dans la Chine rurale des années 60-70, les années de famine, l’interdiction de poursuivre l’école à cause des antécédents de sa famille, la corruption des cadres locaux du Parti, la politique de l’enfant unique, etc. La vie quotidienne était dure et les plaisirs rares… comme ces séances de cinéma en plein air qui étaient offertes aux "Instruits" de l’école militaire. Malheureusement, elles ne finirent pas dégénérer en véritable guerre ouverte lorsque les jeunes paysans, qui en étaient souvent évincés au motif qu’ils étaient sales et mal élevés, décidèrent de se rebeller. Mo Yan a appris très tôt qu’il était plus avantageux d’être né dans le camps des héros de la révolution ou des descendants de paysans pauvres que dans celui des "droitiers" et des anciens propriétaires fonciers. Les coups bas et les dénonciations étaient courantes comme on s’en doute. 

 Mo Yan est un conteur faussement naïf qui nous ouvre une fenêtre sur la Chine rurale. Une partie de ce monde, celui de Mao, a disparu. Il reste les blessures et les rancœurs, parfois un peu de nostalgie pour les plaisirs simples de l’enfance. Le recueil grouille d’intrigues, de personnages et d’informations sur l’histoire de la Chine et la vie quotidienne des gens ordinaires au risque de perdre un peu le lecteur. Les membres de la famille ne sont pas désignés par leurs noms mais par leurs numéros (par exemple tante n°3, frère n°4, etc) et la chronologie n’est pas linéaire. Je suppose que c’est choix de l’auteur mais cette construction particulière est également liée à la genèse de l’ouvrage puisqu’il s’agit d’une compilation de textes, écrits à différentes périodes et retouchés après coup. Néanmoins, il ne faut pas s’arrêter à ces quelques difficultés. Ceux qui s’intéressent à la Chine, à son histoire et à sa littérature, apprécieront ce livre autant que moi. 

D’autres avis que le mien via BabelioBibliosurf et Temps de lecture

Lèvres rouges, Langue verte. Mo Yan, traduit par Chantal Chen-Andro et François Sastourné. Seuil, 400 pages (2024)


Commentaires

  1. j'avais beaucoup aimé un précédent recueil de cet auteur , fin observateur des comportements humains

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    1. Si tu te souviens, j'aimerais bien savoir lequel tu as lu. Il écrit beaucoup de pavés et je n'ai pas envie de me lancer dans une longue lecture si ça ne vaut pas le coup

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  2. Des nouvelles, ça me conviendrait bien pour découvrir cet auteur "nobélisé". Peut-être un recueil plus ancien, si j'en trouve un ?

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    1. Mo Yan a écrit au moins un autre recueil de nouvelles intitulé "Chien blanc et balançoire". Il y a aussi un ouvrage qui compte deux nouvelles : "Le Veau" et "Le coureur de fond". Je n'en sais pas plus, pour l'instant

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    2. Kathel23.3.24

      Merci pour l'info !

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  3. J'ai fait deux tentatives avec cet auteur (Le chantier et La dure loi du karma, un gros pavé) mais je n'ai vraiment pas accroché, j'ai trouvé le style très plat, et me suis ennuyée alors que ces titres sont censés être drôles..

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    1. Je voulais lire "Le chantier" mais je ne l'ai pas trouvé donc c'est tant mieux ! Mo Yan écrit effectivement souvent des pavés. Je suis quand même tentée par "Beaux seins, belles fesses" et "Le clan du sorgho" ou "Le clan du sorgho rouge" (je n'ai pas compris s'il y a deux versions différentes de ce roman ou pas). Je ne connais pas assez l'auteur pour avoir un avis définitif mais dans "Lèvres rouges, Langue verte", il y a des passages amusants. Ce n'est pas drôle à ce rouler par terre mais ça m'a fait sourire.

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    2. Une lectrice, suite à mon billet sur Le chantier, qu'elle n'avait pas aimé non plus, m'a fortement conseillé "Grenouilles"...

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    3. ok, je le garde en tête. J'ai "Le Maître a de plus en plus d'humour" dans ma PAL.

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  4. Je n'ai rien lu de cet auteur. Ton billet est plutôt tentant mais le commentaire d'Ingannmic me fait réfléchir.

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    1. J'ai passé un agréable moment de lecture avec ce livre mais je ne peux pas comparer avec ceux lus par Ingannmic. Je comprends que tu puisses hésiter car Mo Yan écrit des pavés.

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  5. je vais attendre d'avoir un très bon rythme de lecture, son nom est connu mais Ingannmic me fait douter du coup

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    1. J'avoue que j'ai une certaine fascination pour la Chine et que ce recueil a complètement répondu à mes attentes. J'ai beaucoup appris sur la société rurale en temps de Mao, la vie quotidienne des Chinois, le cadre administratif communiste, etc. J'ai mis des liens vers d'autres avis, si tu veux te faire une idée.

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    2. @Electra : et sinon, il y a Yu Hua aussi, auteur chinois reconnu, qui pour le coup m'a bien fait rire avec l'excellent Brothers !

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    3. Je connais de nom. C'est un pavé aussi, non ? Bon, je note que c'est bien.

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  6. Je l'avoue je n'ai jamais rien lu de lui pourtant j'ai sortie une liste de tous ces grands auteurs qui ont obtenu le Prix Nobel de Littérature que je ne connaissais pas mais je me suis arrêtée là, un peu découragée par l'ampleur de la tâche et surtout ne sachant pas trop par quoi commencer...Là tu me donnes une idée, c'est déjà ça. Je vais donc le noter car je m'intéresse à la Chine et je trouve en plus la couverture très attirante (et l'histoire aussi bien entendu). Merci pour ta chronique très intéressante.

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    1. Il y a une époque où j'étais plus studieuse et je faisais beaucoup de listes de ce genre (les prix Nobel, les grands classiques, etc) mais c'est trop contraignant et je finissais toujours pas abandonner. Sur la Chine, j'ai beaucoup apprécié les livres de Pearl Buck (mais ça remonte à très loin). Je garde quand même un excellent souvenir de "Vent d'Est, Vent d'Ouest".

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  7. Je suis plutôt rétive à la littérature chinoise mais je veux essayer d'aller à l'encontre de mes préjugés. Ce serait un bon candidat, d'autant que j'ai vu ce roman mis en avant dans ma bibliothèque aujourd'hui justement. Mais je garde cette idée pour un moment où j'aurais envie d'une lecture plus exigeante. Sinon, je risque de passer à côté.

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    1. oui, tu as raison, il faut choisir le bon moment. Il y a des lectures auxquelles on est plus ou moins réceptifs selon le moment. Sur la Chine rurale, j'ai lu aussi un charmant petit roman
      de Keyi Sheng ("Le Goût sucré des pastèques volées").

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  8. Encore un auteur que j'ai lu il y a presque 20 ans maintenant et que j'avais visiblement apprécié (en atteste mon billet de l'époque), mais dont je garde de très vagues souvenirs. C'était avec Le maître a de plus en plus d'humour. Il faudrait que je revienne à lui, tiens. Merci pour ce rappel.^^

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    1. Ah, tu me rassures car j'ai "Le maître a de plus en plus d'humour" dans ma PAL. Ce n'est pas un gros livre mais je le lirai un peu plus tard

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  9. Merci pour cette découverte. Connaissant très peu la Chine, ce recueil pourrait clairement m'apprendre des choses.

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    1. Oui, absolument, même s'il y a une distance obligée. Il y a encore des sujets difficiles à aborder en Chine

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  10. Je ne crois pas l'avoir déjà lu mais j'ai tout de même un petit doute...

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    1. ça m'arrive aussi avec certains auteurs. Il ne t'aurait donc pas marquée plus que ça.

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  11. Trop loin de ma zone de confort j'ai l'impression... Entre la forme, 11 textes, le sujet (la chine) et le style (tante N°...) , je préfère ne pas m'y risquer d'autant que ces temps ci j'ai l'impression que j'ai du mal à trouver des livres qui me plaisent vraiment.

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    1. Effectivement, il vaut mieux être dans une bonne période pour tenter de nouvelles expériences littéraires. En ce qui me concerne, j'y vais généralement à tâtons avec un roman très court ou des nouvelles (si tu n'aimes pas les nouvelles, ça se complique peut-être). Sinon, quand je suis dans une mauvaise période je me tourne vers les valeurs sûres, souvent des polars qui tiennent en haleine.

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  12. PHILIPPE26.3.24

    Je ne connais pas du tout et je ne pense pas que je vais découvrir ce roman. La raison essentielle est que j'en ai un tas qui attendent mon bon vouloir...

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    1. je te comprends, j'ai le même problème récurrent

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