Le Visiteur du Sud. Oh Yeong Jin
Au début des années 2000, Monsieur Oh, le narrateur, séjourne et travaille pendant plusieurs mois dans le pays le plus fermé d’Asie. Ce voyage professionnel s’inscrit dans un projet de collaboration entre la Corée du Nord et la Corée du Sud, initié par la "Politique du rayon de soleil" du président Kim Dae-Joong. C’est ainsi que l’auteur du manhwa (BD coréenne) se rend à Shinpo, dans la région du Hamgyoengnamdo, au nord-ouest de Pyongyang. Il est alors employé par la Société d’Électricité Sud-Coréenne (KEPCO) et doit superviser un chantier de construction pour l’installation de canalisations. Il travaille avec une équipe d’ouvriers nord-coréens et, en dépit de leur langue commune, ils ont parfois du mal à se comprendre. A cause des règles douanières très strictes, le manhwaga (auteur de la BD) n’a pas pu rapporter beaucoup de photos mais il a réussi à passer la frontière avec des feuillets de son journal intime planqués dans ses chaussures, sous ses chaussettes.
L’exaltation collective qui domine au sein du groupe sud-coréen au début du séjour, laisse peu à peu place à la circonspection et à l’ennui. Les visiteurs n’ont que rarement la possibilité de se balader sans chaperon dans la campagne autour du chantier et encore moins de faire du tourisme dans la capitale. Les occasions de sociabiliser avec la population locale (en dehors du personnel d’accueil des hôtels et restaurants) restant très limitées, la bande dessinée se focalise essentiellement sur les interactions avec les employés nord-coréens. Les méthodes de travail et la gestion du personnel sont bien sûr très différentes en République Populaire Démocratique de Corée.
Les autochtones se méfient des expatriés et leur adressent rarement la parole. Les discussions personnelles sont exclues et aboutissent systématiquement à des discours politiques rigides. A de rares occasions, grâce à l’expérience acquise, Monsieur Oh parvient à créer un échange plus détendu avec ses homologues du Nord. Dans la seconde partie du roman graphique, par exemple, il sympathise avec un peintre installé dans la galerie marchande réservée aux touristes et aux expatriés. Il lui arrive d’ailleurs de se faire avoir à son propre jeu. Ainsi, alors qu’il s’invite à la pause déjeuner des ouvriers nord-coréens, ceux-ci lui font goûter des mets très épicés, arrosés d’alcools forts. Notre bonhomme termine complètement K.O.
Les illustrations ont l’aspect naïf des pastiches et l’histoire se présente sous la forme d’une série d’anecdotes, souvent humoristiques. Pour autant, Oh Yeong Jin n’occulte rien du marasme économique de la République Populaire Démocratique de Corée ni de la souffrance de sa population depuis la chute du bloc soviétique. L’agriculture intensive et les catastrophes naturelles, entre autres facteurs, ont entraîné plusieurs épisodes de famines dans les années 90. Le narrateur peut encore en observer les stigmates au début des années 2000. Les pénuries de vivres et de matériaux incitent les individus à la corruption, parfois même avec la bénédiction du pouvoir central. L’un des sketchs montre le narrateur et ses collègues du Sud, refusant de commander de la viande de bœuf après avoir appris aux informations que la Corée du Nord, en situation de pénurie alimentaire, négociait le rachat de lots d’animaux abattus suite à la crise de la vache folle en Allemagne.
Les planches de dessins alternent parfois avec des pages de notes informatives sur le cadre administratif ou la vie quotidienne en Corée du Nord. Il y a notamment un encart sur le fonctionnement des transports en commun. Elle fait suite à une scène très drôle où les hôtes de Monsieur Oh découvrent qu’en Corée du Sud la conduite n’est pas une affaire de spécialistes. Au Nord, peu d’ouvriers ont le permis car il faut avoir aussi des compétences sérieuses en mécanique même pour utiliser une simple voiture. On ne parle même pas de la difficulté de se procurer un véhicule personnel en dehors des hauts cadres du Parti.
Oh Yeong Jin fait preuve d’empathie, parfois d’exaspération aussi (lorsque les situations virent au rocambolesque), mais ne s’abaisse jamais à la condescendance. Son journal dessiné est extrêmement instructif, tout en restant fluide et agréable à lire. Je n’ai pas été gênée par les planches en noir et blanc car les illustrations sont relativement dépouillées et le lecteur ne se sent pas enfermé dans une ambiance trop pesante.
💪J’ai profité de l’activité organisée par Ingannmic, autour du monde ouvrier et des mondes du travail, pour lire enfin cette bande dessinée que j’avais repérée depuis longtemps. Elle compte quand même plus de 400 pages en version intégrale. On la trouve également en deux volumes et en couleurs (voir la note de lecture de Keisha) parus quelques années plus tôt chez le même éditeur. La BD et a reçu le prix "Asie" de l’Association des critiques de bande dessinée (ACBD) en 2008.
📌Le Visiteur du Sud, intégrale. Oh Yeong Jin, traduit par Ko Yu Jin, Choi Sunyoung et Thomas Dupuis. Editions FLBLB, 448 pages (2017)
évidemment je le veux ! merci pour le partage
RépondreSupprimerJe ne sais pas si on peut trouver cette BD en biblio mais en librairie assez facilement (sur commande).
SupprimerLa Corée du Nord est une dictature totale fondée sur le culte du Kim au pouvoir, aussi sa dénomination de république démocratique est-elle particulièrement ironique !! Merci pour cette BD qui me semble passionnante avec ses dessins étonnants.
RépondreSupprimerLe sujet traité en fait une rareté et c'est vraiment captivant.
SupprimerUne fois encore, tu nous a déniché une BD originale qui a l'air d'être passionnante ! Que l'auteur ait dû rapporter ses notes dans ses chaussettes est aussi éloquent que tragique...
RépondreSupprimerC'est très intéressant de découvrir l'image que les Coréens du Sud ont des Coréens du Nord (différente de celle des Occidentaux) et vice versa.
SupprimerJ'ai également repéré cette BD depuis quelque temps. Le sujet m'intéresse mais j'ai été rebutée par le dessin que je trouve laid. Agnès
RépondreSupprimereffectivement, on est davantage dans les strips ou les croquis. C'est particulier mais ça ne me gêne pas
Supprimerun pays qui me fait peur
RépondreSupprimerJe n'irai pas y faire du tourisme non plus
SupprimerJ'ai lu le tome 1 à l'époque où il n'existait que le tome 1, il y a bien 15 ans maintenant 😱, et bien sûr, je me suis procurée le tome 2 dès qu'il est paru, mais celui-ci m'attend toujours dans ma PAL (comme bien d'autres livres... 😅). C'est bien que l'éditeur ait publié une version intégrale, comme ça plus de problème de série à moitié lue.^^
RépondreSupprimerJe ne suis pas surprise que tu aie déjà lu au moins un tome maintenant que je commence à connaître un peu mieux tes goûts. Je préfère lire les série en version intégrale ou quand elle son terminées car je ne suis pas très patiente. Je dis ça et j'ai deux billets prévus sur des tomes 2, lus trois ans après la sortie du premier tome. C'est parfois difficile de se souvenir de l'intrigue et de se replonger dans l'ambiance de l'album. Dans les deux cas, j'ai du relire les précédents tomes.
SupprimerJe ne suis pas fan des dessins, mais clairement le fond m'intéresse, la Corée du Nord restant très opaque... En avoir un aperçu même limité par la surveillance en place et le manque d’interactions avec les habitants semble intéressant.
RépondreSupprimerOn trouve souvent ce type de dessins dans les BD asiatiques. Je pense, par exemple, aux œuvres de Li-Chin Lin ou de Vicky Lyfoung. Personnellement, je ne déteste pas. Tout dépend de l'intrigue ou du sujet traité. Effectivement, on est frappé ici par la surveillance constante des ouvriers venus du Sud et le manque d'interactions avec la population locale.
SupprimerHé bien pour une fois je suis au point! J'ai lu les deux tomes et une autre BD de l'auteur (j'ai eu ma période!)
RépondreSupprimerhttps://enlisantenvoyageant.blogspot.com/2015/07/coree-du-nord-le-retour.html
Ah merci, je n'avais pas vu que tu l'avais lu aussi. J'ajoute tout de suite le lien à la fin de mon billet. La différence avec la version intégrale et celle en deux tomes, c'est que la tienne est en couleurs.
SupprimerPas fan du graphisme non plus mais le fond est intéressant. Comment sortir ces gens tellement manipulés d'une telle dictature si c'était possible ?
RépondreSupprimerA cette époque, les Coréens du Sud étaient persuadés que leurs voisins du Nord allaient sortir de la dictature. Il y a une préface d'Etienne Davodeau qui en semble convaincu aussi. Il faut tenir compte du fait que la première version date du début des années 2000.
SupprimerCela s'intègre parfaitement dans la catégorie "Gros oeuvre", en effet ! Merci pour cette nouvelle participation, qui au-delà de la thématique du travail, présente un intérêt sociologique et culturel..
RépondreSupprimerC'est un excellent album, vraiment, qui a de nombreuses qualités
SupprimerUne BD en noir et blanc vraiment originale autant par son sujet que par le graphisme et le trait noir et blanc. Je ne peux pas te dire qu'à priori j'aime les dessins mais l'histoire me semble vraiment intéressante. Merci pour la découverte
RépondreSupprimerKeisha a lu une version couleurs mais je me demande si je ne préfère pas celle en noir et blanc finalement.
SupprimerJe ne connaissais pas, mais ça m'intéresse forcément, et sans doute complémentaire de l'album de Guy Delisle Pyong yang ? L'as tu lu ? Je vais voir pour participer à ce challenge, ma lecture en cours pourrait s'y adapter !
RépondreSupprimerJe n'ai pas lu l'album de Guy Delisle mais Keisha le suggère justement en complément de celui-ci. Je pense que tu peux t'inscrire au challenge à tous moments. Ingannmic est accueillante.
SupprimerBonjour, très très intéressant et original. BD que j'aimerais me procurer ! La Corée du sud a encore des côtés culturels très archaïques mais rien à voir avec la dictature de l'autre côté de la frontière. Merci pour la découverte.
RépondreSupprimerMerci pour ce commentaire. Il n'est évidemment pas facile de trouver des livres sur la Corée du Nord. Celui-ci date un peu et correspond à une période très particulière dans l'histoire des deux pays.
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