Ciel, post scriptum. Susanna Harutyunyan

Ciel, post scriptum. Susanna Harutyunyan


Susanna Harutyunyan est une autrice arménienne, qui a déjà écrit 8 romans. En février prochain paraîtra Le village secret (Les Argonautes, 224 pages) son premier roman traduit en Français. Pour l’instant, un seul ouvrage est disponible dans notre langue* et uniquement en version numérique. Il s’agit d’un recueil regroupant 5 textes dont Ciel, post scriptum, la nouvelle titre, qui est aussi la plus longue.

La première nouvelle, Tristes supplications, nous conduit dans la région du lac Sevan, à proximité des villages de Geghhovit et Madina. J’ai réussi à localiser le lieu de l’intrigue grâce à l’évocation de la fameuse chapelle orthodoxe de Toukh Manouk. L’histoire nous est racontée selon le point de vue de Sahak, le vieux gardien de la maison du conseil communal. Celui-ci se rend chez sa voisine Mariam, sous le prétexte de repasser sa chemise en prévision d’un évènement important. Le lecteur comprendra plus tard qu’il s’agit surtout de préparer Mariam à une terrible épreuve, renouvelée chaque année depuis la mort de son fils Héndo, quatre ans plus tôt. 

Dans L’épouvantail sans bras, le second texte, il est question d’un octogénaire qui attend la venue du facteur, sensé lui apporter enfin sa pension de retraite. Là encore, il faut un peu de temps au lecteur pour comprendre de quoi il retourne exactement.

« Haykaz laissa l’eau et y alla en courant. Il releva les bras de l’épouvantail qui n’étaient pas encore à terre. Il les prit en écartant les tournesols. Il regrettait déjà, cet épouvantail du temps du communisme, là depuis vingt-deux ans, resté là debout discipliné au-dessus des tournesols et il faisait peur à l’ennemi: les corbeaux. » 

Présomption d’innocence, la nouvelle suivante, est à l’avenant. Un vieil homme s’adresse à sa famille pour prendre le parti de son neveu, soupçonné d’avoir tué quelqu’un en Russie et de s’être enfuit dans son pays natal pour échapper à la justice.

« Vous dites tout et n’importe quoi, mais dans ce monde il y a présomption d’innocence…Nous ne voulons pas aider ce meurtrier. (…) C’est le fils de qui ? C’est le nôtre. Le sang de qui circule dans ses veines ? Le nôtre. Que nous le voulions ou pas, ce meurtrier est assis dans notre sang, parce qu’il n’y a pas de parent dont l’histoire ne laisse pas de trace sur le destin de son enfant et qu’il n’y a pas d’enfant dont le destin ne soit pas la suite de l’histoire de ses parents. Si nous ne l’aidons pas et si nous le livrons à la police, c’est que nous approuvons sa culpabilité. Si nous l’aidons, c’est que nous n’approuvons pas sa culpabilité.»

Le recueil compte encore une nouvelle intitulée Je jure sur la tête de mon père et etc. Le héros, Aram, est un chômeur sans le sou qui passe son temps à appeler une certaine Kariné Avetissian, autrice d’une petite annonce énigmatique. 

« J’ai perdu ma vie en allant chercher de l’eau, ce jour d’été où les cailloux tachetés de lichen ne se distinguaient pas des grenouilles aux motifs pittoresques. Si seulement les grenouilles effarouchées par le bruit de mes pas de se n’étaient pas dispersées en sautillant partout… je ne pense pas que, quand on perd de telles choses, on puisse encore espérer les retrouver, mais je promets une grande récompense à celui qui la trouvera. Appelez au 12 223, Kariné Avetissian. »

Les textes de Susanna Harutyunyan nécessitent une grande attention de la part du lecteur. Certaines informations sont distillées de manière assez subtile et la construction des intrigues ne facilite pas la tâche. J’ai dû relire certains passages plusieurs fois et même revenir en arrière. Il faut prendre son temps pour apprécier ces nouvelles à leur juste valeur. Il est souvent compliqué de dater ou de localiser les intrigues. Si l’histoire contemporaine de l’Arménie nous est présentée de manière allusive, les textes nous apprennent beaucoup sur les difficultés de la vie quotidienne dans ce pays. L’autrice cite néanmoins les évènements majeurs des 20ème et 21 ème siècles : le génocide de 1915-1916, le régime soviétique sous la République socialiste soviétique d'Arménie (1920-1991), le tremblement de terre de 1988, la Guerre du Haut-Karabagh contre l’'Azerbaïdjan (1988-1994), les relations avec les différents pays frontaliers (la Russie, la Turquie, la Géorgie, l'Azerbaïdjan et l'Iran)… et puis la faim omniprésente, la corruption, les manifestations, la diaspora, la religion, etc. 

 « Dans notre pays il est impossible de vivre autrement qu’en attendant rien de la vie, notre pays qui est éternellement en guerre, parfois vainqueur parfois vaincu. Sinon, il faut quitter le pays, comme l’ont fait beaucoup d’habitants ou bien rester car on est paralysé après des attaques d’apoplexie comme beaucoup d’entre nous. »

J'ai lu ce recueil dans le cadre du challenge Bonnes nouvelles.

*Un court texte de Susanna Harutyunyan, Eternité (extrait de Promenade en terre d’Arménie), est disponible en ligne sur son site Internet

Ciel, post scriptum. Susanna Harutyunyan, traduit par Nazik Melik Hacopian Thierry. Yavruhrat Publishing, 120 pages (2019)

Commentaires

  1. Ca n'a pas l'air facile comme lecture mais je suis très admirative : tu es allée chercher des titres originaux pour cette première édition du mois de la nouvelle, bravo !
    J'irai lire par curiosité ce court texte disponible en ligne, merci pour le lien.
    Mon prochain billet "nouvelles" devrait paraître ce week-end, j'ai un peu de retard dans la rédaction de mes billets...

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    1. C'est noté. J'ai hâte de voir ce que tu as choisi. Pour ma part, je profite du formar court pour faire quelques découvertes. Pour l'instant, je n'ai pas été déçue

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  2. Des nouvelles arméniennes, ça me tente, je viens de voir que l'éditeur Les Argonautes, que j'aime bien, publie un roman de cette autrice en février. Je note les deux, et on verra ce que deviendra cette idée de lecture !

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    1. J'ai l'impression que l'offre éditoriale s'est beaucoup diversifiée ces dernières années. Il y a plus de petites maisons d'édition (en littérature comme en BD) qui explorent de nouveaux territoires et de nouvelles thématiques.

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  3. Je ne lis pas en numérique, donc je ne note pas ; par contre je vais faire attention au roman qui va sortir en février.

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    1. Le roman n'est pas trop long non plus. Il doit compter un peu plus de 200 pages.

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  4. c'est toujours intéressant de découvrir un pays étranger à travers sa littérature

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    1. Je trouve aussi. J'aime beaucoup la littérature étrangère. C'est dépaysant et souvent plus accessible qu'un essai.

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  5. Enchantée de découvrir une nouvelle auteure d'un pays dont je n'ai jamais lu la littérature! Je prends note, merci 🙂

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    1. C'est vrai qu'on ne trouve pas beaucoup d'auteurs arméniens traduits en Français. J'étais curieuse de découvrir cette littérature. Le style de l'autrice est singulier mais ça vaut le coup

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  6. Je ne sais pas si je suis armée pour ce genre de livre (histoire de l'Arménie, contexte actuel...). La couverture est belle, même si je ne sais pas comment un livre numérique peut avoir une couverture.

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    1. L'histoire de l'Arménie est douloureuse, c'est certain. Je trouve que le genre romanesque permet de toucher du doigt le quotidien de ses habitants. Au sujet de la "couverture virtuelle du livre", je ne sais que te dire... il faut bien attirer les lecteurs, j'imagine.

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  7. Quelle coïncidence ! J'avais noté le roman à paraître de cette autrice dans mes projets de lecture de l'année. Depuis mon séjour en Arménie en octobre, la littérature arménienne fait partie de mes lubies, mais je ne trouve pas grand-chose de traduit. Bonne idée d'explorer le monde avec ce challenge en tout cas !

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    1. Ah tiens, tu as changé ton pseudo pour 2024 ? Un voyage en Arménie ? Quelle chance ! C'est le genre de destination qui me fascine. J'essaie de donner envie de lire des nouvelles grâce à ce challenge. J'ai l'impression que ça marche un peu. ^_- NB: je me joindrai à Sunalee et toi pour la LC de Lune de papier.

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    2. Super pour la LC !
      Oui, j'ai mis mon prénom pour faire simple. Je trouve qu'avec le temps, A_girl, mon pseudo d'il y a 20 ans, a fait son temps justement.^^

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    3. J'ai abandonné doudoumatous pour des raisons similaires mais j'ai manqué d'idées pour choisir un nouveau pseudo et je n'ai pas osé mettre mon prénom.

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    4. Oui, j'avais remarqué ton changement de pseudo. C'est ce qui m'a aussi incitée à changer le mien (je ne savais pas que c'était possible - je me voyais coincée avec A girl jusqu'au bout, haha !).

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    5. Il n'est pas impossible que je change encore pour mettre mon prénom finalement.

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  8. Anonyme9.1.24

    J'attends moi aussi la publication de cette autrice aux Argonautes, n'ayant jamais lu de roman arménien. Etant l'heureuse propriétaire d'une liseuse depuis peu, je vais pouvoir patienter avec ces nouvelles. Je ne connais rien à l'Arménie et devrai donc me laisser porter ou au contraire me renseigner sur l'histoire du pays, selon mon humeur du moment.

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  9. J'ai oublié de m'identifier à l'instant...

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    1. C'est quand même pratique la liseuse. A part les DRM qui m'embêtent un peu pour le principe, je peux télécharger des livres numériques depuis le site de la bibli tout en restant au chaud chez moi.

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  10. la couverture est inspirante ! Belle découverte !

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    1. J'avoue que je me laisse souvent influencer par les couvertures (illustration et présentation en 4ème y compris). Ce n'est pas mon seul critère, bien sûr. Je pique aussi beaucoup d'idées sur les blogs que je fréquente.

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  11. Hedwige9.1.24

    Les arméniens forment un peuple désigné comme à éliminer, tout comme les kurdes et les juifs. Les écrits de leurs femmes sont rares, souvent magnifiques mais difficiles et exigeants,

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  12. Je n'ai jamais lu de nouvelles arméniennes alors je note, même si les sujets semblent difficiles.

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    1. J'ai choisi ce livre pour la même raison : une envie de découvrir une littérature rare. Les textes sont difficiles mais ça vaut vraiment le coup. Je pense que c'est pas mal de commencer par des nouvelles mais un roman de la même autrice doit sortir le mois prochain.

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  13. J'aime beaucoup tes choix de lecture depuis le début de mois. Un voyage autour du monde des plus fascinants!

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    1. Merci beaucoup. J'ai essayé de varier les plaisirs et de donner envie de lire des nouvelles.

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