Crépuscule. Philippe Claudel
Nous sommes sans doute au tournant du 20ème siècle, dans une bourgade aux confins de l’Empire (supposément austro-hongrois), oubliée des hommes et peut-être même de dieu. Les habitants sont rustres, souvent bas de plafond. Ceux qui ne sont pas déjà idiots, s’abrutissent d’alcool dans l’auberge du coin. Les notables sont des êtres vils et vénaux, toujours plus intéressés par le maintien de leurs positions privilégiées, que par l’intérêt de la population dont ils ont la charge. C’est l’hiver. Il fait un froid de gueux, la neige tombe en continu et la nuit s’invite de bonne heure. D’ailleurs même le fond de l’air sent la fin de vie, le déclin, la chute. Dans cette région ballotée par l’histoire, Chrétiens et Musulmans cohabitent dans une apparente entente cordiale. Mais un évènement va perturber le fragile équilibre de ce microcosme. Il s’agit du meurtre du curé, dont le corps a été découvert par deux enfants, Lémia et Douri Pakmur. « Le mort s’appelait Pernieg. Jan Igor Seïd Pernieg. Il était né soixante-six années plus tôt. Entre la maison de sa naissance et le lieu de sa mort, il y avait à peine quarante pas. (…) Lui-même alors devait enfin savoir s’il avait eu raison de consacrer son existence à Dieu, ou s’il avait gâché ses jours pour des fariboles.»
Le capitaine Nourio, qui assure la fonction de police avec son seul adjoint, arrive très vite sur les lieux du crime. « Le Policier s’appelait Nourio. Il était de taille médiocre, de visage olivâtre, et tout en os. Il portait un uniforme d’on ne savait quelle armée, que les ans et l’usure avaient fini par faire ressembler à un accoutrement de chasse. (….) Il était un peu plus jeune que son Adjoint, par bien des points plus intelligent aussi, mais dans l’univers des hommes, il n’est pas certain que cela soit une qualité. » La dernière phrase résonne un peu comme une prophétie et semble faire écho au portrait, guère plus indulgent, de l’adjoint Baraj. « Baraj était un homme au milieu de l’existence, qu’il suivait comme un chemin incommode. (…) Par sa timidité pataude et sa masse, l’Adjoint évoquait un bœuf ou un cheval de trait. Ne lui manquait que le piquet auquel l’attacher pour le temps de sa vie, et le merlin pour la finir. » Philippe Claudel nous présente ainsi une galerie de personnages (presque tous des notables comme l’Imam, le Maire, le Médecin ou le rapporteur de l’administration) qui, pour la plupart, sont déjà des actes d’accusation.
Non seulement Philippe Claudel esquisse des portraits remarquablement parlant en quelques lignes concises mais surtout il réalise l’autopsie précoce d’une société à l’agonie. L’auteur nous régale ainsi d’une vision très cynique des hommes et du monde. Son roman n’a pas besoin d’être lu pour l’intrigue policière ou la toile de fond historique. D’ailleurs, ni lieux précis ni dates exactes ne sont jamais cités et l’enquête progresse presque en coulisse du récit. Le fameux Empire déclinant n’est jamais nommé mais quelques indices (les toponymes, l’utilisation du Samovar ou encore la mention du Margrave) nous conduisent en direction de l’Est et de la Mitteleuropa. Le village appartient-il à une terre du côté des Balkans ? Ce n’est pas ce qui importe le plus ici. Ce qui compte dans ce texte, c’est la puissance de l’écriture au service de thèmes universels comme l’ordre social, la religion, la morale, etc. Et puis, au cœur de l’intrigue, il y a le questionnement à propos de la fabrique de la vérité au profit de la majorité et/ou de la classe dirigeante. Crépuscule est un roman d’une redoutable efficacité narrative et d’une troublante résonnance intemporelle !
📚D'autres avis que le mien : Sandrine, Athalie, La petite liste
📌Crépuscule. Philippe Claudel. Stock, 505 pages (2023)
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