L’aliéniste. J.-M. Machado de Assis
L’histoire qui nous est contée est sensée être rapportée dans les chroniques de la colonie d’Itaguaï au Brésil selon une chronologie un peu floue. On sait que les évènements se sont déroulés « il y a fort longtemps » soit, sans doute, au tournant du 19ème siècle. L’histoire fait plusieurs fois référence à l’empire colonial portugais (nous sommes donc avant l’indépendance du Brésil en 1822) et à la révolution française. Par ailleurs, il est question des prémices de la psychiatrie, ce qui fait du bon docteur Bacamarte, héros de cette aventure, un contemporain des pionniers comme Joseph Daquin (1732-1815) ou Philippe Pinel (1745-1826). Après des études de médecine à Coimbra et à Padoue, Simon Bacamarte, décide de rentrer dans sa bourgade natale, "son Ithaque brésilien", refusant des fonctions prestigieuses au Portugal. Le médecin a décidé de se spécialiser dans l’étude et le traitement des maladies mentales et rêve de fonder un asile d’aliénés. Les notables du conseil municipal sont un peu sceptiques mais notre aliéniste trouve les mots pour les convaincre de construire l’établissement. La future "Maison verte", ainsi que les villageois le surnommeront, sera en partie financée par les familles des malades et grâce un impôt dont le calcul semble un peu opaque. Dès le départ, le nombre de patients dépasse largement les estimations du praticien si bien qu’une extension est construite dans la foulée. Il faut dire que l’aliéniste ne se contente pas d’enfermer les handicapés mentaux. Toute personne jugée déviante selon ses critères personnels, est bientôt considérée comme un "lunatique" à enfermer. L’opinion publique commence à s’émouvoir et les citoyens, emmenés par Porfirio le barbier, décident de marcher vers « cette Bastille de la raison humaine ». C’est la "révolte des Canjicas" qui doit son nom au sobriquet donné à son meneur : "canjica" (littéralement "soupe au lait"). Simon Bacamarte apparait au balcon et plaide sa cause, tel un tribun de la plèbe, persuadant finalement les insurgés de négocier. Ce revirement marque la fin de ce premier épisode tumultueux. Il y en aura d’autres.
L’aliéniste de J.-M. Machado de Assis, vous l’aurez compris, est un pastiche destiné à interroger cette nouvelle discipline qu’est la médecine aliéniste. La publication de la novella est contemporaine de l'évolution de la psychiatrie et de son institutionnalisation. En France, pays précurseur en ce domaine, l’aliéniste Jean-Étienne Esquirol (1772-1840) a fait voter une loi obligeant chaque département à se doter d'un hôpital spécialisé. Avant la création des asiles, les simples d’esprit vivaient à domicile sous la surveillance de leurs proches tandis que les malades les plus agressifs étaient jetés en prison où ils avaient peu de chance de recevoir un traitement adapté. Néanmoins, ce n’est pas tant l’enfermement des individus qui est ici mise en cause mais le caractère arbitraire du diagnostic allant de pair avec l’omniscience scientifique. Le docteur Bacamarte arrive en effet à la conclusion suivante : s’il y a plus de villageois enfermés dans son asile que de citoyens dans les rues, c’est parce que sa théorie est fausse. Les fous sont donc forcément parmi les représentants de la minorité et, par extension, tous les individus qui ne répondent pas à la norme sont considérés comme déviants. Ceci nous conduit à la dernière thématique abordée par l’écrivain brésilien c’est-à-dire l’évocation des régimes autoritaires à travers l’allégorie de l’aliénation collective. Avez-vous remarqué, à ce sujet, le rhinocéros sur la couverture du livre ? Il faut lire la préface à cette édition par P. Brunel pour comprendre qu’il s’agit d’une référence au Rhinocéros d’Eugène Ionesco. En effet, si la célèbre pièce a été écrite plusieurs décennies après l’œuvre de J.-M. Machado de Assis, il faut reconnaître que l’affaire de la Maison verte n’est pas sans rappeler quelques épisodes de la pandémie de "rhinocérite" imaginée par le dramaturge roumano-français.
💪Publié en 1881, le livre de J.-M. Machado de Assis a conservé toute sa vigueur dans le propos grâce à un humour qui le fait échapper au discours lénifiant. Pour ma part, j’ai apprécié la fantaisie et la concision de ce texte vers lequel je ne serais peut-être pas allée sans la lecture commune organisée par A Girl From Earth dans le cadre du Book Trip brésilien. Si cette recension vous laisse encore un peu dubitatif par rapport à l’intérêt de lire ce roman, je vous suggère de vous y frotter d’abord à travers son adaptation en bande dessinée par Gabriel Bà (scénario) et Fàbio Moon (dessins), parue chez Urban Comics en 2014.
J.-M. Machado de Assis est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands écrivains brésiliens du 19ème siècle. En dépit des circonstances (une naissance dans un milieu modeste et une santé fragile), il s’est avéré plutôt prolifique. Selon Wikipédia, il aurait publié 10 romans, 10 pièces de théâtre, 200 nouvelles, 5 recueils de poèmes et de sonnets, et plus de 600 chroniques. Parmi les ouvrages traduits en Français, on peut mentionner Dom Casmuro (Albin Michel, 1956), Esaü et Jacob (éditions Métailié, 1985), La Montre en or et autres contes (éditions Métailié, 1987), Mémoires posthumes de Bras Cubas (éditions Métailié,1989), Le Philosophe ou le chien (éditions Métailié,1991), Ce que les hommes appellent Amour (éditions Métailié, 1995), ou Un capitaine de volontaires (La Découverte, 2015).
📚D'autres avis que le mien : A girl From Earth, Rachel, Kathel,
📌L’aliéniste. Joaquim Maria Machado de Assis. Editions Métailié, 96 pages (rééd. 2015)
J'avais repéré titre et auteur mais... il n'existe qu'n VO à la bibli! Au moins je vois de quoi ça parle.
RépondreSupprimerSauf si tu parles portugais, ça risque d'être compliqué ! (^_-)
RépondreSupprimerJe l'ai lu aussi pour cette lecture commune. Je ne sais pas si je relirai cet auteur, mais je suis contente de l'avoir découvert. Mon billet demain !
RépondreSupprimerJe suis contente aussi de cette découverte. Je n'accroche pas toujours à la littérature latino mais ce bref roman est très plaisant à lire. J'ai apprécié l'humour et la réflexion sur la science, la folie, la normalité, etc.
SupprimerOh ton billet est déjà tout prêt.:) Je viens tout juste de conclure le mien. C'était une lecture très sympathique, un peu trop courte pour que je m'enthousiasme davantage, mais tout comme toi, j'ai bien apprécié l'humour et la fraîcheur de l'histoire. Merci pour le contexte scientifique et historique que tu as pris la peine de préciser ici. C'est vrai que cela éclaire bien la portée de ce texte.
RépondreSupprimerJ'espère que je n'en ai pas trop dit... j'aime bien connaître le contexte dans lequel les livres sont écrits. Cela peut apporter des éclairages intéressants. J'ai beaucoup apprécié cette lecture partagée et je compte faire encore de belles découvertes grâce au Book Trip brésilien. Si tu as d'autres idées de lecture comme celle-ci à partager, je suis partante !
SupprimerJ'aime bien aussi creuser le contexte dans lequel les livres ont été écrits, ou en savoir plus sur l'auteur, donc c'est très bien que tu en aies parlé.:) J'avoue que ce roman était si court que je l'ai fini avant d'avoir eu le temps de faire quelque recherche que ce soit. Heureusement que la préface a complété ma lecture.^^
SupprimerQuant aux prochaines lectures, il y a une LC prévue en avril de De mères en filles de Maria José Silveira. C'est un tout autre registre, je ne sais pas ce que ça vaut mais ça aura le mérite de me faire découvrir l'histoire du Brésil à travers des destins de femmes. Sinon je viens de finir Les mille talents d'Euridice Gusmao de Martha Batalha que j'ai beaucoup aimé. C'est léger et drôle extérieurement, mais profondément amer dans le fond. J'aurais beaucoup ri quand même malgré tout. Pour la suite, je pense partir sur La boutique aux miracles de José Amado, Le soleil se couche à São Paulo de Bernardo Carvalho, Fricassée de maris : mythes érotiques d'Amazonie (pour les lectures sur les minorités aussi), La Recette magique de tante Palma de Francisco Azevedo (celui-là, sûr), Sainte Caboche de Socorro Acioli (prévu en LC mais non calé), Dîner secret de Raphael Montes et Mon bel oranger de José Mauro de Vasconcelos (un titre jeunesse apparemment très connu, quasi culte, mais j'ai dû passer à côté). Ah, et, si j'arrive à mettre la main dessus, celui lu par Sandrine récemment, Le Syndrome de la Chimère de Max Mallmann.
Merci pour toutes ces idées de lecture. Je me joindrai sans doute à certaines lectures communes. "Mon bel oranger", je l'ai lu à l'école quand j'étais enfant.
SupprimerTous ces billets sont tout à fait stimulants. Perso, j'ai aussi pensé au docteur Knock.
RépondreSupprimerAh tiens, oui, je n'y avais pas pensé mais tu as raison
SupprimerVos billets sont tous positifs, mais je ne sais pas si j'aurai l'occasion de le lire un jour. Je serais plutôt tentée par un livre sur l'état de la psychiatrie aujourd'hui, dans notre pays !
RépondreSupprimerTu penses à un roman ou à un essai ?
SupprimerDans ce domaine là, plutôt une non-fiction, mais il y a peut-être des romans très bons, je n'ai pas vraiment cherché.
SupprimerLa folie est un sujet souvent traité en littérature mais si tu cherches un essai sur l'état de la psychiatrie, il faut peut-être chercher chez des éditeur spécialisés comme Odile Jacob
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