Le dernier des siens. Sibylle Grimbert

Le dernier des siens. Sibylle Grimbert


En 2014, la journaliste américaine Elizabeth Kolbert publiait un ouvrage intitulé The Sixth Extinction: An Unnatural History (littéralement La Sixième Extinction : Une histoire contre nature), récompensé, l’année suivante, par le Prix Pulitzer de l'essai. Le pingouin d'Islande y apparait comme « un symbole illustrant les extinctions causées par la surexploitation humaine ». Ce Grand Pingouin, dont les derniers spécimens ont disparu en 1844, est justement au centre du roman de Sibylle Grimbert.

En 1835, date à laquelle débute ce roman, Charles Darwin n’a pas encore développé sa théorie de l’évolution. L’histoire naturelle, désormais désignée sous le therme de biologie, devient une science à part entière et connait un essor considérable au tournant des 18ème et 19ème siècle. D’abord historien ou philosophe, le naturaliste se dote d’une solide formation scientifique. C’est la grande période des voyages d’exploration et des premières classifications du vivant. 

Auguste (Gus), jeune naturaliste français mandaté par le Museum d’histoire naturelle de Lille, assiste au massacre d’une trentaine de Grands Pingouins sur l’île d’Edley, au large de l’Islande. Les pêcheurs ont décimé la colonie en quelques minutes avant de s’emparer des œufs, réservés à leur consommation personnelle. La viande et les plumes, très recherchés, seront vendus une fortune. Néanmoins un jeune pingouin a survécu et échappé à la vigilance des marins grâce à l’intervention spontanée de Gus.  Le scientifique décide de ramener l’oiseau jusqu’à son quartier général à Stromness, la ville principale de l’archipel des Orcades en Ecosse. Il est sensé l’envoyer mort ou vif en France. Pour le musée lillois, l’arrivée du pingouin serait une véritable aubaine puisque seul le muséum d’histoire naturelle de Strasbourg en possède déjà un (empaillé). L’animal est déjà en voie d’extinction et tout le monde en est conscient. Un certain William Proctor déclara même sa disparition de la surface de la terre dès 1837. 

Gus passe des heures à soigner, nourrir, dessiner et étudier le comportement du Grand Pingouin. Au fil des jours un lien se tisse entre l’animal et l’homme qui finit par lui donner un nom. Il s’appellera Prosp pour "Prosperous". Le jeune scientifique finit même par renoncer à envoyer son pingouin à Lille, proposant un nouvel arrangement à son employeur. Gus et Prosp passeront les 15 années suivantes ensemble, se déplaçant aux îles Féroé, puis à Saint-Kilda en Ecosse et même dans la banlieue de Copenhague au Danemark. Et pendant tout ce temps, l’homme s’interroge sur le bien-fondé de son intervention : la domestication d’un animal sauvage, sans doute le dernier de son espèce, n’est-ce pas une aberration ? Or, à cette époque il est difficile pour un homme de concevoir l’ampleur et les enjeux de l’extinction des espèces. « Pour Gus et les siens, l’idée d’évolution n’entre pas en ligne de compte ; l’histoire du monde ne ressemble en rien à ce qui, pour nous, relève de l’évidence. Aussi l’idée que les espèces puissent disparaître reste-t-elle encore cantonnée à la paléontologie… » explique l’auteure dans une note à la fin de son ouvrage.  

Encore un beau roman qui risque de passer quasiment inaperçu en cette période frénétique de rentrée littéraire. C’est dommage, vraiment, car le thème est d’actualité et l’auteure le traite merveilleusement bien. 

Le livre s’ouvre sur une scène de brutalité inouïe que le lecteur peine à oublier. Au fil des pages, alors que la relation entre Gus et Prosp évolue (il faut du temps pour que l’homme et l’animal s’apprivoisent), on éprouve beaucoup d’empathie envers ce Grand Pingouin isolé de son environnement naturel et de ses congénères. On s’interroge à la suite de son protecteur, s’appropriant ses doutes et ses questionnements. On éprouve tantôt de la pitié, tantôt de la fierté… et même de la tendresse pour cet animal si peu adapté au mode de vie humain. 

📌Le dernier des siens. Sibylle Grimbert. Editions Anne Carrière, 182 p. (2022)


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