Le polar coréen. Keulmadang N°5

Le polar coréen. Keulmadang N°5 (Photo by Sava Bobov on Unsplash)


Après la vague noire scandinave, qui a littéralement vampirisé l’attention des médias pendant plus d’une décennie, les maîtres du romans policiers sud-coréens vont-ils déferler sur la planète et inonder toutes les bonnes librairies ? Ce phénomène porte déjà un nom : la "hallyu" (littéralement "vague coréenne"). Le succès de cette littérature semble en tout cas assez solide pour évoquer le "soft power" du Pays du Matin Calme. En 2018, cet engouement était déjà si perceptible outre-Manche qu’un article du Guardian titrait The new Scandi noir ? The Korean writers reinventing the thriller avec en une la photographie de l’écrivain Kim Un-su. Or, c’est justement cet article qui incita Pierre Bisiou, ancien collaborateur du Serpent à Plumes, à créer Matin Calme (en collaboration avec Olivier Mitterrand, déjà propriétaire de Bourgois), une maison d’édition spécialiste du polar coréen. Kim Un-su a inauguré le programme des parutions avec Sang chaud. Il a été suivi par Bonne nuit maman de Seo Mi-ae, Le portrait de la Traviata de Do Jin-gi puis L'île du chaman de Kim Jae-hi. Néanmoins, c’est la maison Actes Sud qui a publié les premiers romans coréens (sous le label de la collection Lettres coréennes) parmi lesquels un polar de Kim Song-jong, Le dernier témoin, en 2015. Plusieurs auteurs figurent également au catalogue de Picquier, l’éditeur incontournable de la littérature asiatique.

Dans son introduction au numéro 5 de la Revue Keulmadang, intitulée Le polar coréen dans le viseur, Julien Paolucci écrit que l’un des marqueurs de cet engouement est la consécration du réalisateur Bong Joon-ho.  Son film, Parasite, a reçu la palme d’or au festival de Cannes en 2019 et a été récompensé 4 fois lors de la cérémonie des Oscars en 2020. Son retentissement sur la littérature policière a été considérable en France, comme dans le reste du monde. C’est l’une des caractéristiques du polar coréen, à savoir sa capacité à investir les différents médias, qu’il s’agisse de la littérature, du cinéma, de la télévision (on pense à la série Squid Games sur Netflix), de la bande-dessinée (appelée manhwa en Corée) et même Internet (par l’intermédiaire des Webtoons ou publications en ligne). Le polar coréen se distingue, par ailleurs, par la multiplicité des genres : romans noirs, whodunit, thrillers ou même "polars domestiques" selon l’expression de la romancière Pyun Hye-young (auteure de plusieurs romans dont Le Jardin et La Loi des lignes chez Rivages). Selon son homologue Jeong You-jeong (Généalogie du mal ou Bonobo, chez Picquier…), le polar n’est pas un genre très répandu ni très populaire au Pays du Matin Calme. D’ailleurs, les auteurs n’aiment guère les classements et préfèrent la confusion des genres. L’œuvre inclassable de Jeong You-jeong en est un bon exemple. 

Si la littérature coréenne remporte un tel succès hors de ses frontières, c’est peut-être aussi pour le dépaysement qu’elle procure au lecteur. Le roman noir sud-coréen n’est-il pas le "sous-sol" de la société ainsi que le montre Laurie Galli-Ragueneau et Faustine Thivet dans la première partie de la revue (l’expression est empruntée à l’écrivain espagnol Manuel Vázquez Montalbán) ? Le polar n’est pas une finalité au Pays du Matin Calme mais un outil pour aborder les sujets les plus tabous. Les enfants du silence de Gong Ji-young (Picquier), par exemple, s’inspire largement d’un fait divers réel qui a donné lieu au vote de la loi Dogani en 2011 (en faveur des victimes d’abus sexuels de moins de 13 ans et des handicapés). Le roman de Chang Kang-myoung, intitulé Génération B (Decrescenzo), dénonce quant à lui la pression scolaire, l’obligation de réussite sociale et le suicide des jeunes. On peut encore mentionner Le jour du chien noir de Song Si-woo (Folio Policier) qui s’intéresse au problème de la stigmatisation de la dépression nerveuse. La corruption, le chamanisme, la prostitution, la condition féminine sont autant de sujets qui nourrissent l’actualité coréenne comme la littérature policière.

Après la littérature et le cinéma, la revue fait une place non négligeable au manhwa qui bénéficie sans doute de l’engouement planétaire pour la bande dessinée japonaise. Comme le manga, le manhwa se décline en plusieurs catégories en fonction de la cible visée. Par exemple, le "sonyun manhwa", pendant du "shōnen" nippon, s’adresse aux jeunes garçons et aux adolescents. Le graphisme, en revanche est moins figé car il s’affranchit davantage des codes. Les manhwas sont généralement colorés. Bien que la romance soit le genre dominant, la BD coréenne offre une place importante au thriller et à l’horreur. Dans son article intitulé Le manhwa vire à l’horreur, Julia Bauer présente trois manhwas considérés comme emblématiques du genre : Le garçon au fusil de Hong Pil et Carnby Kim (Webtoon), Killstagram de Ryeong (Webtoon) et Sweet Home de Youngchan Hwang et Carnby kim (Kioon). 

Au sommaire de ce numéro 5 de la revue Keulmadang, on trouve également une série d’articles dédiés au cinéma et à la télévision, et en particulier un texte d’Antoine Coppola consacré au "giallo", un sous-genre du polar coréen s’inspirant des "gialli" italiens eux-mêmes dérivés des "pulps" américains. Laurie Galli-Ragueneau s’intéresse quant à elle au "drama" sud-coréen, support d’origine de la "hallyu" (la vague coréenne). Ce genre télévisuel s’est hissé sur la scène internationale dès le tournant des années 2000. Néanmoins, c’est Netflix, le « titan mondial du streaming » qui lui a fourni l’élan décisif en achetant les droits de diffusion des séries populaires comme Crash Landing on you ou Itaewon Class mais aussi en produisant ses propres programmes comme Squid Game ou My Name. Un troisième article de Jean-Claude De Crescenzo propose une recension de Parasite (2019), le thriller de Bong Joon-ho. 

Dans la dernière partie de la revue, le lecteur est convié à une incursion aux frontières du genre, puisqu’on y évoque le "phénomène Z", c’est-à-dire les films de zombies. Cette partie n’en est pas moins intéressante. Anaïs Pillet, l’auteur, y présente une analyse de plusieurs films parmi lesquels Dernier Train pour Busan de Yeon Sang-Ho (2016), The Wailing de Na Hong-jin (2016), Rampant de Kim Seong-hoon (2018) ou Peninsula de Yeon Sang-ho (2020) ou encore la mini-série The Neighbor Zombie (2010) qui compte six épisodes réalisés par Yun-Jeong Jang, Oh Young-doo, Hoon Ryoo et Young-Geun Hong.

La revue Keulmadang est éditée par les éditions Decrescenzo. Après 4 années d’expérimentation sur Internet, cette revue de littérature coréenne a publié son premier numéro en format papier en janvier 2014. A ce jour 5 numéros sont sortis en librairie selon une périodicité plutôt aléatoire. Le premier, Séouliennes, présente des textes inédits de jeunes auteurs, des chroniques de livres récemment parus, des portraits et des interviews d’auteurs ainsi que des textes de réflexions sur la traduction de la littérature coréenne. Les numéros suivants explorent différentes thématiques comme la rêverie ou l’éloge de la lenteur. Le quatrième volet, enfin, offre un panorama de la littérature contemporaine au Pays du Matin Calme.

S’il fallait faire un reproche à cette publication, je mentionnerais le manque d’information sur les rédacteurs (universitaires, traducteurs et journalistes). N’étant pas spécialiste du genre, j’ai dû faire une recherche via un moteur de recherche pour glaner quelques informations lapidaires.  

Le polar coréen. Keulmadang N°5. Decrescenzo éditeurs, 93 p. (2022)


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