Une ville idéale. Jules Verne

Selon l’Index Translationum, une bibliographie internationale publiée par l’UNESCO, Jules Verne figure parmi les cinq auteurs les plus traduits, juste après Agatha Christie. Viennent ensuite William Shakespeare, Enid Blyton et Barbara Cartland. D’aucuns affirment que ses romans auraient été traduits dans 150 à 200 langues. En 2005, Garmt de Vries, un collectionneur hollandais, a tenté de répertorier toutes les traductions des œuvres de Jules Verne. Il a rassemblé 4418 titres en 73 langues différentes (dont afrikaans, bengali, coréen, estonien, féroïen, gallois, goudjrati, hébreu, hongrois, indonésien, irlandais, islandais, italien, japonais, …)

Une ville idéale : Amiens en l’an 2000, nouvelle méconnue de Jules Verne, est en réalité un discours qu’il a prononcé, devant ses pairs, à l’académie des Lettres, Sciences et Arts d’Amiens dont il est devenu le directeur pour une durée d’un an. Il le sera à nouveau en 1881. Le document est paru une première fois en 1875.  A la veille de l’an 2000, Le Centre international Jules Verne a décidé de rééditer le texte initial, annotée par l’historien du livre Daniel Compère et illustrée par les étudiants de l’École supérieure d’art et de design d’Amiens. Il est désormais disponible en version numérique sur le site Internet du CIDJ

Si l’auteur de Cinq semaines en ballon (Hetzel, 1863), du Voyage au centre de la Terre (Hetzel, 1864), de Vingt Mille Lieues sous les mers (Magasin d’éducation et de récréation, 1869) et du Tour du monde en quatre-vingts jours (Le Temps, 1872) est né à Nantes, il a vécu plus de 30 ans à Amiens. Il a même siégé au conseil municipal, sur la liste républicaine (gauche modérée) conduite par Frédéric Petit, entre 1888 et 1904. C’est dire s’il connait bien la ville ! 


Parcours Aronnax Square Montplaisir-Joffre @DoudouMatous

Lors de cette fameuse séance publique du 12 décembre 1875 à l’Académie, Jules Verne annonce qu’il a remplacé son discours par le récit d’une aventure personnelle, un rêve qu’il aurait fait suite au discours d’un collègue évoquant la "petite Venise du Nord", ainsi surnommée pour ses canaux et jardins flottants (les Hortillonnages). Il s’agit en fait d’un stratagème de l’écrivain pour critiquer sa ville d’adoption dans laquelle il s’imagine déambuler en l’an 2000. Le texte est une sorte d’impression en négatif ou un miroir inversé de la capitale picarde.  Jules Verne raconte comment, croyant se réveiller un matin, il parcourt la ville durant toute une journée. Or, il constate au fur et à mesure de sa promenade que sa cité d’adoption a bien changé.  « Je regardai. Une chaussée, pavée en cube de porphyre, coupait transversalement la promenade ! Quel changement ! Ce coin d’Amiens ne méritait-il donc plus le nom de « petite Lutèce » ? Comment ! on y pourrait passer, les jours de pluie, sans s’embourber jusqu’au mollet ? On n’y pataugerait plus dans cette boue argileuse, si détestée des indigènes d’Henriville ? (…) Et ce n’était pas tout ! Les boulevards, ce jour-là, avaient été arrosés à une heure judicieusement choisie – ni trop tôt, ni trop tard – ce qui ne permettait ni à la poussière de se faire, ni à l’eau de se répandre, au moment où affluaient les promeneurs ! Et les contre-allées, bitumées comme celles des Champs-Élysées de Paris, présentaient un sol agréable au pied ! Et il y avait de doubles bancs à dossier, entre chaque arbre ! Et ces bancs n’étaient pas contaminés par le sans-façon des enfants et le sans-gêne des nourrices ! Et, de dix pas en dix pas, des candélabres de bronze portaient leurs élégantes lanternes jusque dans le feuillage des tilleuls et des marronniers ! « Seigneur ! m’écriai-je, si ces belles promenades sont maintenant aussi bien éclairées qu’elles sont bien entretenues, si quelques étoiles de première grandeur brillent à la place de ces lumignons jaunâtres du gaz d’autrefois, tout est pour le mieux dans la meilleure des villes possible ! »

La maison de Jules Verne au 2 rue Charles Dubois à Amiens @DoudouMatous
L’itinéraire imaginaire de l’écrivain, part du 44 boulevard de Longueville (aujourd’hui boulevard Jules Verne), sa demeure située dans le quartier bourgeois d’Henriville. Il longe les boulevards (actuel Mail Albert 1er) et arrive Place Longueville, une esplanade se tenant sur l’ancien bastion. A cette endroit se dressera (à son initiative) le futur cirque municipal permanent. Mais, il ne le sait pas encore car le bâtiment ne sera construit qu’en 1889. Pour l’heure, l’écrivain y voit une oasis constituée d’un bassin d’eau potable et d’un tapis de verdure formé d’arbres et de massifs de fleurs. Il a néanmoins une vision approximative du bâtiment, un peu plus loin, rue des Rabuissons : « En tout cas, à gauche, se dressait un vaste monument de forme hexagonale, avec une superbe entrée. C’était à la fois un cirque et une salle de concert, assez grande pour permettre à l’Orphéon, à la Société Philharmonique, à l’Harmonie, à l’Union chorale, à l’Harmonie de la Neuville, à la Lyre Amicale, à la Fanfare du Faubourg de Beauvais et à la Fanfare municipale des Sapeurs-Pompiers volontaires, d’y fusionner leurs accords. » L’un des vœux de Jules Verne sera donc exaucé ! 

Le romancier poursuit son chemin passant devant le tout nouveau Musée (inauguré en 1867 en présence de Napoléon III), puis l’hôtel du conseil général et celui de la préfecture (dans l’actuelle rue de la République). Il se dirige ensuite vers le centre-ville et le Rue des 3 Cailloux (qui porte toujours ce nom). Il passe devant le théâtre, qui a été inauguré le 21 janvier 1780, et qui, à l’exception de la façade, sera pratiquement détruit suite aux bombardements de mai 1940. « Puis, lorsque je tournai le dos au théâtre, au coin de la rue des Corps-nuds-sans-Tête, un magasin éblouissant attira mes regards. Devanture en bois sculpté, glaces de Venise protégeant un étalage splendide, des bibelots de grands prix, des cuivres, des émaux, des tapisseries, des faïences qui me parurent absolument modernes, quoiqu’elles fussent exposées là comme des produits de la plus vénérable antiquité. Ce magasin était un musée véritable, tenu avec une propreté flamande, sans une seule toile d’araignée à ses vitrines, sans un seul grain de poussière sur son parquet. » 

Plaque à l'entrée de la Maison de la Tour @DoudouMatous
Jules Verne évoque quasiment tous les lieux emblématiques d’Amiens tel le Palais de justice (qui en 1871 était entre deux campagnes de construction) et qu’il imagine entièrement terminé. Un passage de son texte est bien-sûr dédié à la cathédrale : « Je jetai un regard oblique sur la cathédrale... Le clocheton de l’aile droite était réparé, et la croix de l’immense flèche autrefois courbée sous les rafales de l’ouest, se redressait avec la rectitude d’un paratonnerre ! Je me précipitai sur la place du parvis !... Ce n’était plus un étroit cul de sac, avec de hideuses masures mais une place large, profonde, régulière, bordée de belles maisons, et qui permettait de mettre à son point le superbe spécimen de l’art gothique au XIIIe siècle. » 

Les habitants d’Amiens s’amuseront sans doute devant l’extase feinte de jules Verne découvrant les lignes de tramway dans sa cité d’adoption. Celui-ci a effectivement fonctionné de 1888 à 1940, c’est-à-dire plus d’une décennie après la parution de ce texte. « C’était une voiture de tramway. Je n’avais pas encore remarqué que des rails en acier sillonnaient les rues de la ville, et, faut-il l’avouer, je trouvais cette nouveauté toute naturelle, bien qu’hier il ne fût pas plus question de tramways que d’omnibus ! » Lors de la Bataille de France, le dépôt de Saint-Acheul et la totalité des motrices seront détruites. En remplacement de l’ancien tramway, un réseau de trolleybus a été mis en service en 1946 et a perduré jusqu’en 1964. En 2010, la Communauté d'agglomération Amiens Métropole a engagé des études en vue de la constitution d'un réseau de transport en commun en site propre. A la suite des élections de 2014, le projet de lignes de tramway a été définitivement abandonné au profit du bus à haut niveau de service (BHNS) fonctionnant à l’électricité. Il sera finalement mis en service le 11 mai 2019. 

La ville idéale de l’an 2000, telle que Jules Verne l’imagine, n’est pas qu’une succession d’infrastructures et d’avancées technologiques. Elle implique une évolution de la société urbaine. « Oui ! tout était changé en ce monde ! Tout avait suivi la voie du progrès ! Idées, mœurs, industrie, commerce, agriculture, tout s’était modifié ! »  Et plus loin de conclure : « Tout cela n’était qu’un rêve ! Quelques savants bien informés affirment que les songes, même ceux qui nous paraissent se prolonger pendant toute une longue nuit, ne durent en réalité que quelques secondes. Puisse vous sembler telle, Mesdames et Messieurs, cette promenade idéale que, sous une forme trop fantaisiste peut-être, je viens de faire en rêve dans la ville d’Amiens... en l’an 2000. »


Monument du Square Jules Verne à Amiens @DoudouMatous


Cette lecture s’inscrit dans le cadre des rendez-vous en ville du mois de septembre, lectures thématiques, organisées par Ingannmic et Athalie. Le texte intégral de La cité idéale de Jules Verne peut être téléchargé librement ici ou

Une ville idéale : Amiens en l’an 2000. Jules Verne. Editions CDJV, 70 p. (1999)



Commentaires

  1. On retrouve donc la notion de progrès comme liée aux avancées technologiques, ce qui peut paraître logique, vu du XIXème siècle... s'il savait à quoi avait fini par mener le progrès technique à tout prix...
    Une proposition en tous cas fort intéressante pour notre activité autour de la ville, merci !

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  2. oui, en effet, ce texte met en lumière la notion de modernité dans l'espace urbain, telle qu'on l'envisageait à la fin du 19ème siècle : hygiène, lumière, transports, loisirs, consommation, etc.

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