Les Sept Lunes de Maali Almeida. Shehan Karunatilaka

Les Sept Lunes de Maali Almeida. Shehan Karunatilaka


« Tu te réveilles avec les réponses aux questions que tout le monde se pose. Les réponses sont Oui, et Tout Comme Ici Mais Pire. Tu n’en sauras pas davantage. Alors tu ferais aussi bien de te rendormir. » 

Si l’incipit des Sept Lunes de Maali Almeida est aussi énigmatique c’est parce que le narrateur amnésique vient d’entrer dans l’antichambre de l’au-delà. Il va lui falloir un peu de temps pour comprendre qu’il est mort et surtout comment il est arrivé là. Or, il ne dispose que d’une semaine pour résoudre cette énigme, entrer dans la lumière et devenir candidat à la réincarnation. Dans le cas contraire, il sera bloqué dans le monde de l’entre-deux, celui des goules et autres monstres vengeurs. Evidemment, mener une enquête depuis les limbes n’est pas très aisé. Le fantôme de Maali Almeida doit apprendre à se déplacer en chevauchant les vents, à murmurer à l’oreille des vivants par l’intermédiaire d’un chaman malhonnête et à déjouer les pièges de divers entités surnaturelles issues du folklore sri lankais. 

Avant son trépas, Maali Almeida était photographe de guerre pour l’armée et fixeur pour le compte de journalistes étrangers et d’ONG. Nous sommes en 1990. Les Cinghalais bouddhistes sont majoritaires dans l’île et les nationalistes de l'UNP (Parti national uni) sont au pouvoir mais le pays est déchiré par une interminable guerre civile (1983-2009). Elle oppose les forces spéciales du gouvernement au groupe séparatiste des Tigres tamouls du LTTE (pour Liberation Tigers of Tamil Eelam en Anglais) et aux révolutionnaires communistes du JVP (Janatha Vimukthi Peramuna ou Front de libération du peuple). Les soldats indiens de l'ONU sont corrompus et les marchands d’armes illégales font leur beurre. Au milieu de tout ça, la population civile paie un lourd tribut aux pogroms qui se succèdent.  

Malinda Almeida Kabalana ou Malinda Albert Kabalana est Cinghalais par son père, tamoul et Burgher par sa mère. Cette ascendance aurait dû lui assurer une certaine longévité s’il n’avait l’art de se mettre en danger par son attitude désinvolte, ses activités professionnelles, son addiction au jeu et son inclination pour les représentants du même sexe dans un pays où les pratiques homosexuelles sont strictement interdites. 

« Alors tu as abandonné chaque partie qu’on t’a forcé à jouer. Tu as tenu deux semaines aux tables d’échecs, un mois chez les louveteaux et trois minutes au rugby. Tu as quitté l’école, plein de haine pour les équipes, les compétitions et les abrutis qui leur accordaient de l’importance. Tu as plaqué ton école d’art, la vente d’assurances et tes diplômes de master. Autant de petits jeux minables avec lesquels tu n’avais pas envie de t’emmerder. Tu as largué tous ceux qui t’ont vu nu. Lâché toutes les causes pour lesquelles tu t’es un jour battu. Et fait un tas de choses inavouables. »

De nombreux personnages réels apparaissent sous les traits fictifs de leurs alter ego. Cyril Wijeratne, une version romanesque de politicien corrompu, n’est pas sans rappeler l’ancien ministre de la défense (1989-1991), Ranjan Wijeratne. De même, le personnage du sinistre général Raja Udugampola ressemble-t-il beaucoup au chef de la police secrète Premadasa Udugampola.

Shehan Karunatilaka nous régale d’un roman que l’on pourrait qualifier de thriller historico-métaphysique. J’ai été totalement happée par l’intrigue bien que le premier chapitre m’ait donné un peu de fil à retordre à cause de la singularité et de la densité de l’histoire. L’auteur utilise la seconde personne du singulier et il m’a fallu un peu de temps pour comprendre que le narrateur se parlait à lui-même. Heureusement, il y a un récapitulatif des personnages en annexe et la liste commentée des acronymes utilisés, ainsi qu’une carte de l’île et un plan de Colombo. La trame historique est évidement loin d’être réjouissante mais Maali Almeida est un narrateur décalé et son créateur manie l’humour noir à la perfection. Cette prise de distance de l’auteur est nécessaire pour aborder cette guérilla qui a laissé de profonds stigmates. Il est encore très difficile aujourd’hui au Sri Lanka d’en parler librement. 

Cet habile polar de Shehan Karunatilaka a été récompensé par le Booker Prize en 2022 soit exactement 30 ans après Michael Ondaatje (pour The English Patient ou L'Homme flambé en version française). Le romancier canadien né au Ceylan britannique, est l’auteur du fameux Fantôme d'Anil, un roman qui traite aussi de la guerre civile sri-lankaise durant les années 80-90. 

D’autres avis que le mien via Babelio et Bibliosurf, ainsi que sur le blog Inde en livres

Les Sept Lunes de Maali Almeida. Shehan Karunatilaka, traduit par Xavier Gros. Calmann Levy, 450 pages (2024)


Commentaires

  1. Bravo, tu te lances dans des contrées éloignées, avec un genre particulier on dirait. ^_^

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    1. oui, tu as bien deviné. J'ai eu envie d'explorer des auteurs et des littératures exotiques ces derniers temps. Les résultats sont variés mais ce roman là est une très belle découverte.

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  2. Et tu penses qu'il est accessible même si on ne connaît pas l'histoire du Sri Lanka ? Je suis plutôt tentée par ce que tu en dis !

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    1. Je ne connaissais pas grand chose à l'histoire du Sri Lanka avant de le lire et j'ai dû vérifier quelques éléments en cours de route. Cela ne m'a pas dérangée plus que ça car le style de l'auteur est assez décalé et le roman plaisant à lire.

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  3. La couverture est incroyable je crains un peu l'atmosphère surnaturel de ce roman

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    1. Au contraire ! Dans ce roman, le surnaturel est un atout indéniable. Il rend l'atmosphère moins pesante et permet de traiter l'intrigue "policière" de manière originale.

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  4. Je viens de le répérer sur le blog Julilesmots qui ne donnait pas d'avis mais présentait le livre. Il me tentait tout en me faisant craindre une certaine complexité que tu confirmes pour le premier chapitre. Puisque la suite t'a convaincue, je le note.

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    1. Effectivement, il y a des passages un peu complexe mais il faut passer le premier chapitre... et apprécier l'humour noir.

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  5. très billet qui permet de découvrir l'œuvre du lauréat du Booker Prize - même si je pense passer mon tour (une pensée pour mon ami Sri-Lankais)

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    1. Le thème n'est pas joyeux mais la manière de la traiter allège le propos... mais je reconnais que c'est un roman un peu particulier.

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    2. oui ! mais c'est super de l'avoir lu

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  6. Un thriller historico-métaphysique : sacré mélange des genres. mais réussi, apparemment.

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    1. oui, ce roman est une belle réussite. La construction du roman et l'utilisation du surnaturel sont intelligentes.

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  7. Ouhlala, il y a tout pour me plaire ici ! Enfin, normalement je n'adhère pas trop aux éléments surnaturels dans les livres, mais ici le traitement a l'air un peu décalé. Bon, ça a l'air un peu complexe, mais je m'y tâterais bien.

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    1. Je te le recommande. Ce roman vaut vraiment le coup de se donner un peu de mal.

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  8. Bien tentée, d'autant que je suis allée au Sri Lanka il y a bientôt 15 ans...

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    1. Si tu as gardé une belle image du pays, tu risques d'être un peu choquée. Le thème n'est pas très joyeux même si la façon de le traiter le rend digeste.

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  9. Dommage pour le "métaphysique", un simple thriller historique m’attirerait bien plus :)

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    1. Le surnaturel sert bien l'intrigue ici mais je comprends que cela puisse faire hésiter

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  10. PHILIPPE14.3.24

    Je ne connais pas du tout. Le thème de l'au-delà me plait, mais en lisant ce que tu dis du livre, je ne suis pas sûr qu'il me plairait. L'emploi de la 2e pers.du sg, ne me plait pas beaucoup non plus...

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    1. L'utilisation de la seconde personne du singulier est un peu déroutante au début mais on s'y habitue

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  11. Un roman qui a l'air très original, du moins par rapport à mes lectures !

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    1. oui, c'est un roman original qui mérite qu'on s'y arrête.

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  12. Encore un titre original et une histoire attirante. J'adore la couverture et le côté surnaturel ne me déplairait pas surtout pour parler d'un fait historique peu connu. Je le note car je sais peu de choses sur le Sri Lanka, ce serait un bon début. Merci pour ta chronique

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    1. C'est un roman très originale et la construction est intelligente. Il ne faut vraiment pas être rebutée par le côté surnaturel. Au contraire, il permet un peu d'humour (noir).

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  13. Ce titre m'intrigue beaucoup. J'espère le trouver bientôt à la médiathèque. :)

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    1. Ce n'était pas une lecture facile mais c'était une belle découverte

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