Café Lovely. Rattawut Lapcharoensap
Peu d’auteurs thaïlandais sont traduits en Français mais on peut mentionner Chart Korbjitti, Kukrit Pramoj, Saneh Sangsuk ou S. P. Somtow. Rattawut Lapcharoensap, quant à lui, n’a publié qu’un unique recueil de nouvelles, bien que deux ou trois de ses textes soient parus dans des revues aussi prestigieuses que Granta (The Captain, Valets et Farangs) et Zoetrope (At The Café Lovely). Né à Chicago, il grandit à Bangkok avant de revenir aux Etats-Unis pour terminer ses études. Professeur d’Anglais dans son pays d’adoption, il a écrit ses nouvelles dans cette langue.
Dans la version originale, chez Grove Press, c’est la nouvelle Sightseeing (Tour au paradis dans la version française) qui a donné son titre à l’ensemble de l’ouvrage. Cette référence à l’attrait touristique de la Thaïlande est vite démentie par la noirceur de certaines histoires. L’éditeur français lui a préféré Café Lovely, l’une des deux nouvelles (avec celle intitulée La Loterie) qui ont inspiré le film de Josh Kim, How to Win at Checkers (Every Time), en 2015.
La première nouvelle, Les Farangs (mot thaï et lao qui désigne les étrangers blancs), est la moins sombre et maintient encore l’illusion d’un lieu de villégiature idyllique. Le héros est un jeune métis qui tombe systématiquement amoureux de jeunes touristes américaines. Il a un adorable cochon domestique qu’il a appelé Clint Eastwood. C’est grâce à lui qu’il accoste une certaine Lizzie sur la plage et la convainc de l’accompagner dans une promenade à dos d’éléphants. Comme sa mère le lui avait prédit, la romance se terminera une nouvelle fois en eau de boudin.
La seconde nouvelle, Café Lovely, doit son titre à un lupanar de troisième zone. Anek est âgé d’une dizaine d’années. Il vit dans le bidonville de Khlong Toei, à Bangkok, avec son frère aîné et sa mère. Après la mort du père, celle-ci a un peu perdu la tête et ses deux rejetons sont livrés à eux-mêmes. Le frère d’Anek sniffe de la colle et fréquente les bordels.
La loterie nous fait découvrir un aspect tragique de la société thaïlandaise à travers la conscription. Le narrateur et son ami d’enfance se rendent au temple où doit avoir lieu un tirage au sort. Les tickets rouges désignent les jeunes gens qui effectueront leur service militaire près de la dangereuse frontière birmane. Evidemment les dés sont pipés.
Je ne veux pas mourir ici est un texte très émouvant abordant les thèmes de la vieillesse, de l’exil et de la solitude à travers le regard d’un vieil américain infirme, bourru et perclus de préjugés.
« Parfois, il faut que je me rappelle qu’ils n’ont pas été adoptés, que ces enfants sont la chair de ma chair, et qu’un jour, dans leurs petits corps bruns, une mirifiques qualité venue de moise révèlera peut-être, même si je n’arrive pas à prononcer leurs noms, ni eux le mien. (Mon nom devient souvent celui d’une ville dans leur bouche : Paris, ou même purée quand ils ne sont pas inspirés, alors je préfère qu’ils m’appellent grand-père. (…)) »
Tour au paradis nous transporte en direction des îles Andaman où un étudiant et sa mère, bientôt atteinte de cécité, comptent passer quelques jours de vacances. Priscilla la cambodgienne aborde la question des réfugiés à travers l’histoire de trois jeunes enfants et Combat de coqs, la dernière nouvelle, met en scène les membres d’une famille modeste confrontés à la toute-puissance des mafieux locaux.
« Elle aurait pu être Khmère rouge – un terme que ma mère et mon père prononçaient avec des accents inquiets quand ils se plaignaient des réfugiés. A l’époque j’avais vaguement compris qu’il était dangereux d’être Khmer rouge, comme d’être cancéreux, par exemple. Quand on avait le Khmer rouge, on devait perdre ses cheveux, devenir tout pâle et beaucoup trop maigre, et cracher des glaires vertes dégoûtantes comme l’oncle Sutichai que nous allions voir à l’hôpital les dimanches »
Ces 7 nouvelles sont autant de petites incursions dans la société thaïlandaise contemporaine. L’auteur nous guide à travers son pays natal, depuis les bidonvilles de Bangkok, en passant par banlieues ravagées par la crise économique, les bourgades de campagne où règnent la corruption, la côte thaïlandaise et ses plages infestées de touristes irrévérencieux traités comme des vaches à lait, jusqu’à l’archipel indien d’Adaman, refuge des âmes en peine. On est certes loin de l’image idéale de carte postale mais l’écriture de Rattawut Lapcharoensap est riche et lumineuse.
💪Cette lecture s’inscrit dans le
cadre du Challenge Bonnes nouvelles du 1er au 31 janvier 2024. A girl From Earth, Sunalee et Kathel l'ont lu aussi.
📌Café Lovely. Rattawut Lapcharoensap, traduit par Florence Hertz. Editions Points, 256 pages (2009)
Une première proposition bien originale, je note illico !
RépondreSupprimeroui, je te le recommande. C'est une lecture très agréable même si les sujets ne sont pas très joyeux
SupprimerLa lecture, c'est bien pour sortir des cartes postales !
RépondreSupprimeron est bien d'accord !
SupprimerTu sais quoi ? je viens de le lire aussi, mais je n'ai pas encore rédigé mon billet.
RépondreSupprimerAh tiens, les grands esprits se rencontrent ! ^_- J'ai hâte de savoir ce que tu en as pensé.
SupprimerJe l'ai lu en VO il y a presque 20 ans (ouhlala 😅). À l'époque j'étais à fond dans l'exploration des littératures du monde et c'est plus pour le côté Thaïlande que nouvelles que je l'avais lu.^^ En me relisant, je vois d'ailleurs que je n'ai pas lu la dernière nouvelle, haha ! https://lecture-sans-frontieres.blogspot.com/2007/02/sightseeing.html
RépondreSupprimerAh oui, en effet, je viens de lire ton billet. Tu as laissé "Combat de coqs". Cette nouvelle est assez longue. Elle est intéressante mais j'ai été exaspérée par le père de famille. Bien sûr, il est difficile de s'opposer à des mafieux mais son comportement met en danger toute sa famille. A certains moments, on a envie de le secouer.
SupprimerJ'avoue que j'adore quand les auteurs ont des noms imprononçables... et si en plus ils écrivent de bonnes nouvelles, il faut absolument que je le note !
RépondreSupprimerTu m'as fait rire ! J'ignore s'il y a un lien de cause à effet concernent les noms imprononçables et la qualité des œuvres mais ce recueil est très agréable à lire et donne une image différente de la Thaïlande.
SupprimerCes nouvelles thailandaises m'ont l'air d'être très intéressantes et d'offrir un bon moyen de véritablement découvrir ce pays sans envahir ses plages paradisiaques :-D Titre noté !
RépondreSupprimerIl s'agit d'une série de tranches de vies qui sont autant d'images différentes de la Thaïlande et, comme tu le dis, loin de la vision paradisiaque qui attire les touristes. Je te recommande vivement ce livre si le sujet t'intéresse.
SupprimerJe n'ai jamais lu d'auteur thaïlandais, alors ce serait l'occasion. Et je ne sais pas grand chose sur la Thaïlande, à part les reportages sur le tourisme de masse et ou sexuel ..
RépondreSupprimerIl n'y a pas beaucoup d'auteurs thaïlandais qui sont traduits en Français. J'ai lu un roman de Pitchaya Sudbanthad qui était également très bien (Bangkok Déluge).
SupprimerLa dimension sociale de ce recueil me paraît vraiment très intéressante car elle semble montrer une Thaïlande plus authentique, loin des images qui la définissent trop souvent de façon très limitée à l'étranger (plages paradisiaques et tourisme sexuel).
RépondreSupprimerJ'ai eu beaucoup de plaisir à lire ce livre en dépit des sujets abordés. Cela est sans doute lié au style de l'auteur. Il est réaliste mais n'en fait pas des tonnes. Les histoires ne sont pas trop pesantes.
SupprimerTrès intéressant de découvrir ce pays sous ses côtés sombres. C’est effarant tous ces pays la pauvreté est aussi dramatique que la corruption est ignoble, les deux marchant de pair. Merci pour cette découverte !
RépondreSupprimerLe plaisir est pour moi. Généralement, c'est plutôt toi qui me fait découvrir des auteurs.
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