Dernière nuit à Soho. Fiona Mozley

Dernière nuit à Soho. Fiona Mozley (Photo by Miquel Parera on Unsplash)



Au cœur de ce roman, il y a Soho, quartier emblématique londonien, pendant de notre Pigalle parisien. C’est un quartier populaire animé, plébiscité pour ses lieux de plaisirs : restaurants cosmopolites, pubs typiques, bars gays, salles de spectacle et sex-shops. Marginaux et bobos s’y croisent à toutes heures du jour et de la nuit.  Comme la plupart des quartiers du centre de Londres, Soho attire aussi la convoitise des spéculateurs immobiliers. Agatha Howard, jeune héritière très déterminée est l’une d’entre eux. Elle est propriétaire d’un immeuble du 17ème siècle, occupée par une communauté de prostituées indépendantes. Précious, et sa compagne Tabitha, font partie des locataires. Elles sont très attachées à leur petit appartement (qui est aussi leur lieu de travail) bénéficiant d’un jardin sur les toits. C’est dire si elles ne se laisseront pas expulser facilement ! Elles parviennent d’ailleurs à fédérer les autres travailleuses du sexe, à monopoliser l’opinion publique et à attirer l’attention des médias. Autour d’elles, dans un triangle formé par leur immeuble, le restaurant français Des Sables et un vieux pub appelé l’Aphra Behn, gravitent plusieurs personnages hauts en couleurs. Il y a Robert, ex-malfrat et pilier de bar, son ami Lorenzo, jeune comédien homosexuel, et puis un jeune couple de bobos sortis de Cambridge, ainsi qu’un groupe de SDF et de drogués sous influence sectaire… Mais pour moi, le personnage le plus important est justement celui qui semble le plus insignifiant. Il s’agit de Cheryl (surnommée Debbie McGee par les membres du voisinage en référence à une animatrice de télévision). Le destin de cette jeune paumée incarne en quelque sorte celui du quartier. Figure évanescente vivant dans les caves de Soho, Cheryl se perd dans les souterrains du quartier. Elle atterrit dans un bunker (sans doute l’abri antiatomique d’une famille de nantis) et s’y installe jusqu’à épuisement des ressources. Une fois requinquée, la jeune femme remonte à la surface et décide de rentrer dans le rang. Elle décroche un boulot décent et un logement correct. Son éclat de rire tonitruant et sinistre clos le roman. 

J’ai lu beaucoup de recensions de critiques littéraires avant de lire cet ouvrage et j’ai eu un peu de mal à m’en affranchir. Le Guardian évoque la gentrification de Soho et l’atmosphère des romans de Dickens. Dans le New-York Times, Emma Brockes rappelle que le titre original, "Hot Stew" (littéralement ragoût chaud) est une expression argotique datant de l’ère élisabéthaine et signifiant bordel.  Il s’agit donc d’une référence aux lupanars… d’accord, mais pas que. Selon moi, il y a bien une vague histoire de nourriture aussi, sorte d'allégorie du melting pot londonien. Le roman débute dans le restaurant français, où l’héritière sans scrupule, déjeune avec un antiquaire. L’auteur s’épanche longuement sur l’un des plats à la carte : les escargots persillés (petit clin d’œil aux Huguenots français venus se réfugier en Angleterre pendant les guerres de religion). Dans les dernières pages du livre, la même Agathe, frustrée et épuisée, s’effondre en pleurant sur une tourte et/ou une viande en sauce, typiques de la cuisine britannique. Elle a gagné une manche mais pas selon ses règles.

Il aurait encore beaucoup à dire sur ce roman tant le propos est riche et l’intrigue ciselée. L’œuvre de Fiona Mozley est bâti comme le quartier qui en est le cœur. Chaque petite pierre, aussi divergente soit-elle apriori, participe à l’édification et à l’esthétisme de l’ensemble. C’est un coup de maître ! 


Extrait :

« Autrefois, ce quartier était situé en banlieue. Londres était encerclée par un mur, et au-delà c’était la lande : cerfs, sangliers et lièvres au nord-ouest de Londres et au nord-est de Westminster. Des hommes et des femmes surgissaient au galop pour les chasser, si bien que leurs cris ont donné son nom à cet endroit : So ! Ho ! So ! Ho !

Puis l’ère de la pierre est arrivée. Les briques et le mortier ont remplacé les arbres ; les habitants ont remplacé les cerfs ; la crasse grise et collante a remplacé la terre brune et collante. Les chemins creusés par les animaux ont été couverts de pierre puis élargis et bordés de murs et de portes. Des manoirs ont été édifiés pour la haute société. On y dansait, on y jouait à des jeux d’argent, on y faisait l’amour. On y écoutait de la musique et on y donnait des pièces de théâtre. Des pactes étaient conclus, des séditions fomentées, des trahisons organisées, des secrets bien gardés.

D’autres sortes de gens sont arrivés. Des gens qui voulaient échapper à la Révolution française, à la guillotine, à la guerre. Les manoirs ont été divisés et subdivisés. Les salons de réception sont devenus des ateliers, les petits salons des cafés. Des familles vivaient dans une seule pièce, les maladies se propageaient... »

Cette lecture s’inscrit dans le cadre des rendez-vous en ville du mois de septembre, lectures thématiques, organisées par Ingannmic et Athalie

Dernière nuit à Soho. Fiona Mozley. Joëlle Losfeld, 352 p. (2022)


Commentaires

  1. Parfait pour le mois thématique ! Ce roman pourrait m'intéresser...

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  2. Je te le recommande. L'intrigue est bien construite et les personnages sont crédibles.

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  3. Et voilà! Cela m'intéresse évidemment (voir avec la bibli)

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  4. Oui, le livre vaut le coup. Apparemment le premier roman de l'auteur, "Elmet" n'était pas mal non plus. Il a été sélectionné pour le Man Booker prize et il a eu une recension dans Le Monde des Livres.

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  5. Je suis de même convaincue ! Merci pour cette nouvelle participation.

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