Histoires de fantômes du Japon. Hearn & Lacombe

Histoires de fantômes du Japon. Hearn & Lacombe


Lafcadio Hearn (1850-1904), alias Koizumi Yakumo est né Irlandais mais il a obtenu la nationalité japonaise en 1896 après son mariage avec la fille d’un samouraï. Je pourrais m’attarder sur sa biographie, qui est passionnante, mais je crains que l’exercice ne soit trop fastidieux. Sachant qu’il existe un excellent article de Koizumi Bon, l’arrière-petit-fils de l’écrivain, je préfère me concentrer sur l’objet de ce billet. 

Cette anthologie est le résultat d’un minutieux travail de collaboration entre les éditions Soleil et le dessinateur français Benjamin Lacombe. Ce premier volume compte une dizaine de textes sélectionnés parmi la multitude de Kaidan (littéralement « histoire de l'étrange, du mystérieux ») compilés par Lafcadio Hearn, au tournant des 19ème et 20ème siècles. Ces histoires, traduites de textes japonais anciens, sont sublimées par une série d’illustrations, inspirées des plus grands maîtres de l'ukiyo-e (j’y reviendrai plus tard). Une autre série de textes issus de l’œuvre de Lafcadio Hearn sont parus dans un second volet intitulé Esprits & Créatures du Japon (Soleil, 2020). L’œuvre originale de l’écrivain, Kwaidan ou Histoires et études de choses étranges, a été rééditée chez Mercure de France, il y a une vingtaine d’années. Il existe également une adaptation cinématographique de Masaki Kobayashi (Prix spécial du jury au festival de Cannes en 1965)


Histoires de fantômes du Japon. Hearn & Lacombe. P58-59


La plupart des histoires s’inscrivent dans la tradition bouddhique et sont imprégnées de la morale orientale. Les créatures surnaturelles qui sont évoquées dans ce recueil sont bien loin de l’imaginaire occidental. Plusieurs d’entre elles sont issues à la fois de la mythologie ou du folklore japonais et chinois, comme le Roi-dragon de la mer ou les baku dévoreurs de rêves. Les Rokurokubi, quant à eux, sont extrêmement dangereux. Le jour, ces monstres se présentent sous une apparence normale mais, à la faveur de la nuit, leurs têtes se détachent de leurs corps pour attraper les humains et boire leur sang. Certains fantômes sont plus attrayants que d’autres. Ainsi, cette belle princesse, morte depuis plusieurs siècles, qui attire en sa demeure un samouraï désargenté. Le jeune homme, séduit, accepte de l’épouser le soir même, sans être informé des conséquences sur sa vie. 


Histoires de fantômes du Japon. Hearn & Lacombe. P64-65


Ces histoires fantastiques sont sublimées par des planches dont le graphisme rend hommage à l’esthétisme de l'époque d'Edo. L’un des dessins dans Le songe d’un jour d’été n’est pas sans rappeler La Grande Vague de Kanagawa de Hokusai tandis qu’un croquis (pages 40-41) évoque Le rêve de la femme du pêcheur (dénoué de son caractère érotique). Dans Le gamin qui dessinait des chats, une illustration rappelle à la fois les estampes d’Utagawa Hiroshige et d’Utagawa Kuniyoshi. Pages 64 et 65, dans l’histoire du Mangeur de rêves, on reconnait aisément le Triptyque de Takiyasha la sorcière et le fantôme du squelette d'Utagawa Kuniyoshi. Toutes les thématiques récurrentes des artistes de l'ukiyo-e apparaissent ainsi au fil des pages : les bijin-ga (peintures de jolies femmes), les Kachō-ga (images d’oiseaux, de fleurs et d’insectes), les Meisho-e (vues célèbres) et bien-sûr les Kaidan avec moultes créatures fantomatiques et monstrueuses, squelettes rappelant notamment les œuvres de Kawanabe Kyōsai, ainsi que quelques têtes coupées à la manière de Sadahiro Gochôtei ou de Yoshitoshi Tsukioka. 

Cette anthologie, qui me semble très accessible au niveau des textes comme de l’esthétisme, devrait enchanter les néophytes comme les amoureux de la culture nippone. Elle est agrémentée d’une très belle reliure illustrée qui enjolivera votre bibliothèque. 


Hearn & Lacombe. Tomes 1 et 2


📝Si vous souhaitez creuser le thème, je vous propose de consulter ma bibliographie sélective consacrée aux Fantômes et Monstres dans la fiction japonaise.

💪Lecture dans le cadre du challenge Bonnes nouvelles 

📌Histoires de fantômes du Japon. Lafcadio Hearn (textes) & Benjamin Lacombe (illustrations). Editions Soleil, 208 pages (2019)


Enfant de la nuit polaire. Julia Nikitina

 Enfant de la nuit polaire. Julia Nikitina


Julia Nikitina signe une bande dessinée autobiographique, poétique, introspective et singulière. 

Née un jour de tempête en novembre 1988, la narratrice a grandi dans le Grand Nord russe à Salekhard. Cette ville de Sibérie est située exactement sur le cercle polaire arctique. La mère de l’illustratrice, originaire d’un village de la région de Sverdlovsk, dans l’Oural, est arrivée ici à la fin des années 70. La ville était alors en pleine croissance démographique grâce au développement de l’activité maritime. Son premier mari avait reçu une proposition de poste sur le port de Salekhard. Elle l’a suivi et s’est fait engager au même endroit. Elle y reste après son divorce, malgré le rude climat et les difficultés de la vie quotidienne, puis se remarie avec un homme né sur les rives du Don (le père de Julia). 


Enfant de la nuit polaire. Julia Nikitina. P6-7


La famille obtient un appartement et s’installe dans un immeuble au bord de l’Ob. Le second époux part à son tour et la mère de Julia se retrouve seule avec son enfant à élever. A 16 ans, Julia décide de partir à Tioumen, pour ses études de dessin. Pour cette toute jeune fille, l’adaptation à la vie citadine n’est pas facile. Julia se découvre agoraphobe, elle a le mal du pays et sa mère lui manque. Néanmoins, elle tient bon et termine son Master. Plus tard, elle déménage à Saint-Pétersbourg où elle espère décrocher un doctorat en Education puis un job d’enseignante en arts plastiques. Malheureusement (ou pas) la filière ferme avant que la narratrice ne puisse achever ses études. L’artiste suit donc son propre chemin et choisit de publier des bandes dessinées, un média qui n’est pas très répandu en Russie.


Enfant de la nuit polaire. Julia Nikitina. P8-9

J’ai été un peu déroutée par le style de Julia Nikitina. Le graphisme, tout en courbes et représentations surréalistes, enveloppe le lecteur d’une sorte de cocon onirique mais trop superficiel pour l’imprégner durablement. La plupart des planches sont en effet très dépouillées et le choix du noir & blanc renforce la sensation de froideur. J’imagine que c’est un parti pris de l’auteur pour rendre l’atmosphère du lieu. Le propos est intimiste mais les textes sont "taiseux", comme réduits au minimum vital.  Du coup, j’ai eu la sensation de rester à distance de cette œuvre et j’ai parfois eu des difficultés à éprouver de l’empathie pour les protagonistes. L’album compte plus de 160 pages et possède d’indéniables qualités. Pourtant j’en garde un goût d’inachevé. 

📌Enfant de la nuit polaire. Julia Nikitina. La Boîte à Bulles, 160 pages (2023)


Corps de fille, corps de femme. Voix d’écrivaines francophones

Corps de fille, corps de femme. Voix d’écrivaines francophones


 « Gardez votre vieux monde, nous en voulons un sans violences sexistes et sexuelles ». Ce slogan du collectif Grève féministe invitait les associations à la mobilisation, le 11 janvier dernier, dans le cadre de l’affaire Depardieu. Le même jour, j’ai trouvé dans le catalogue de ma bibliothèque municipale, une anthologie intitulée Corps de fille, corps de femme. Il s’agit d’un recueil de 15 nouvelles, dont le thématique centrale est la lutte pour le droit des femmes, traitée selon le prisme du corps. L’ouvrage a été publié par la maison d’édition militante Des femmes, en collaboration avec le Parlement des écrivaines francophones (PEF) dont on trouvera l’historique et les missions sur le site Internet dédié. 

Chaque nouvelle est précédée d’une courte biographie de son autrice, sans préciser la date de naissance. L’absence de cette information a éveillé ma curiosité et m’a incitée à une rapide digression. Une recherche sur Internet m’a permis de découvrir que les collaboratrices de ce recueil sont toutes nées entre 1940 et 1965. Ceci prouve, s’il était nécessaire, que la lutte féministe n’est pas l’affaire d’une seule génération. Les voix sont juste plus nombreuses et les méthodes employées sont différentes. Aujourd’hui on fait appel aux réseaux sociaux. Le mouvement le plus emblématique #MeToo, est né à l’initiative de Tarana Burke, une militante américaine née en 1973. Il a été relancé par Rose McGowan (née aussi en 1973) et Sandra Muller (née en 1971) avec #BalanceTonPorc. Parmi les jeunes militantes, un nom au moins me vient spontanément. Il s’agit de la pakistanaise, Malala Yousafzai (née en 1997).  Je pense aussi bien-sûr aux Femen, le groupe féministe créé par Anna Hutsol, Oksana Chatchko et Oleksandra Chevtchenko, toutes les trois nées dans les années 80. Le corps féminin, ici, n’est pas seulement un objet de lutte, il en est aussi l’outil ou l’arme. Je ferme maintenant ma parenthèse sur le rejet du « vieux monde machiste » pour me concentrer sur l’anthologie des Voix d’écrivaines francophones.

Si ces histoires de femmes nous viennent d’horizons différents (Cameron, Maroc, Tunisie, Allemagne, France, Argentine, Martinique, Turquie, Québec ou Belgique), elles résonnent en chacune de nous par les thèmes qui y sont abordés : le carcan des sociétés patriarcales, le tabou universel des règles, le viol, etc. Le pire étant que les préjugés sont souvent relayés par les générations de femmes précédentes. Les siècles de conditionnement incitent à l’acceptation des diktats et à l’autocensure. Certains textes sont plus difficiles à lire que d’autres mais il faut reconnaître qu’il y a des sujets n’autorisant pas la légèreté. 

Parmi les nouvelles qui m’ont le plus touchée, il y a Le cri de Sophie Bessis. Ce texte relate l’histoire d’une SDF qui n’a plus toute sa tête et hante la rue de la Roquette dans le 11ème arrondissement de Paris. Un jour, elle se confie à la narratrice. Elle est née dans les montagnes marocaines où les filles sont mariées tôt pour éviter les "problèmes". Elle a eu la chance d’éprouver de doux sentiments pour son époux et d’en être aimée en retour. Mais dans sa région natale, une union doit rapidement se concrétiser par la naissance d’un fils. Le couple a eu une fille unique et la jeune épouse a été répudiée par son mari en dépit des sentiments qu’ils partageaient. Portant toute la honte de l’évènement sur ses épaules, elle a dû retourner chez ses parents. Mais puisqu’elle était désormais considérée comme salie, il fallait la remarier (ou plutôt la vendre) à un homme moins regardant. Elle a dû quitter son pays, abandonnant son enfant à sa famille, pour épouser un alcoolique qui la battait et la violait régulièrement. Au début, elle s’est résigné. C’était le prix à payer pour son bonheur passé, pensait-elle. Et puis, un jour, la colère l’a poussée à claquer la porte et à descendre dans la rue où elle ne connaissait personne et ne parlait même pas la langue du pays. 

Le récit de Marie-Rose Abomo-Maurin, intitulé A Juliette, est tout aussi tragique et il est tiré d’une histoire vraie. Juliette a été violée à plusieurs reprises. D’abord par son père, tandis que sa mère semblait détourner les yeux, sans doute par peur de l’abandon et de la solitude. Placée dans un foyer à l’âge de 14 ans, la jeune bantoue est confrontée à d’autres bourreaux qui s’approprient son corps. Quelques années plus tard, suite à une escapade dans un bar, elle est encore victime des appétits masculins. Son histoire, elle la confit à son enseignante après avoir violemment frappé un élève qui imposer des attouchements. « On ne fait pas de paris sur le corps de la femme. Tous les idiots qui ont cherché à abuser de moi, parce que j’étais du sexe opposé, n’ont fait qu’accentuer le dédain que j’éprouve désormais pour eux. Je ne peux désormais partager un sentiment d’amour qu’avec une personne qui me ressemble. »

Toutes les expériences ne sont pas aussi douloureuses, fort heureusement. Ainsi La première bicyclette, la nouvelle de Lise Gauvin pourrait prêter à sourire si elle n’en disait si long sur l’évolution des mentalités. A cinq ans, lorsqu’elle apprend à lire, la fillette s’étonne des rôles dévolus aux différents protagonistes de sa méthode de lecture. Pourquoi c’est toujours Léa qui fait la cuisine quand Léo, son frère, passe son temps à bouquiner.  La fille joue à la poupée, le garçon aux petites voitures, etc. Dans le groupe de copains copines de notre narratrice, pourtant, les jeux ne sont pas genrés. « Une fois le sujet choisi, chacun, à tour de rôle peut être médecin ou patient, cosmonaute ou fermier, aviateur ou cuisinier, papa ou maman, nourrisson ou vieillard, et cela indépendamment du sexe que la grammaire vous oblige à afficher. » Tout semble donc fonctionner à merveille jusqu’au jour où le petit Paulo exhibe fièrement une bicyclette reçue en cadeau. Il autorise ses amis à l’essayer à tour de rôle pour le plus grand plaisir de notre narratrice. Quelque mois plus tard, elle réclame la même à ses parents pour son anniversaire. Quelle déception lorsqu’on lui impose un vélo avec des barres parallèles obliques, jugées plus appropriées pour les jupes des filles que les cadres de vélos masculins ! 

Il serait évidemment trop fastidieux d’évoquer tour à tour les 15 nouvelles du recueil. De nombreux sujets sont évoqués et il faut un peu de temps pour digérer tout ça. 

📌Corps de fille, corps de femme. Voix d’écrivaines francophones. Editions des Femmes Antoinette Fouque, 192 pages (2023)


Contes de l'Alhambra. Washington Irving

Contes de l'Alhambra. Washington Irving


Washington Irving est un écrivain facétieux qui s’inspire des contes des Mille et une nuits mais s’inscrit aussi dans la grande tradition des romans d’aventure et des récits fantastiques si prisés au 19ème siècle. C’est un voyageur enthousiaste, un conteur captivant et plein d’humour. Cela n’exclut pas quelques touches de romantisme. Orientalisme et littérature gothique, le succès de ce recueil était donc quasiment assuré et se confirme aujourd’hui par la multiplication de ses rééditions. 

De 1829 à 1832, l’écrivain américain est secrétaire de la légation américaine en Espagne. C’est dans ce contexte qu’il écrit les Contes de l'Alhambra, un ouvrage inclassable, tant Irving y favorise le mélange des genres. Cela débute comme un récit de voyage avec une évocation de l'Alhambra tel que l’ensemble palatial se présentait à l’époque de l’auteur. Les lecteurs qui s’attendaient à un recueil de nouvelles traditionnel trouveront peut-être cette partie un peu longue en dépit de son intérêt certain. Washington Irving décrit, sur une bonne centaine de pages, l’état d’abandon du palais et la population qui l’habite (souvent des indigents).


Contes de l'Alhambra. Washington Irving. P145


Ma version des Contes de l'Alhambra est une édition commémorative du 165ème anniversaire de la publication des Contes et elle est agrémentée de nombreuses illustrations en noir et blanc. D’ailleurs, le titre en exergue est L’Alhambra : esquisses et légendes inspirées par les Maures et les Espagnols. En introduction, un courrier de l’auteur adressé à son ami et compagnon de voyage, le peintre britannique David Wilkie, rappelle que Washington Irving s’est amusé à « écrire quelque chose pour illustrer ces intéressantes particularités, quelque chose à la manière de Haroun Al-Raschid et qui eut le parfum et ces aromates d’Arabie dont l’air de l’Espagne est encore tout imprégné. ». Il est vrai qu’en lisant ces textes, j’ai parfois pensé à Ali Baba et les Quarante Voleurs (La légende de l’héritage du Maure) ou Le Cheval enchanté (Le gouverneur Manco et le soldat). 

Les récits d’Irving grouillent de voleurs et coquins en tous genres (astrologues, hommes de loi, religieux, soldats) mais on y croise aussi d’innocentes créatures, somptueuses princesses arabes ou andalouses et flamboyantes femmes du peuple, ainsi que des hommes fiers et généreux. Il est souvent question de la grandeur du Royaume de Grenade avant la Reconquista, de trésors cachés par les Barbaresques, mais aussi d’amour et de trahisons. On y rencontre aussi quelques personnalités connues comme Boadbil l'infortuné, le dernier sultan du bastion musulman de la péninsule ibérique, ou de Philippe V, petit-fils du roi Louis XIV et premier roi de la dynastie des Bourbons d’Espagne.

Les titres des chapitres dédiés aux contes sont très évocateurs (La légende des trois belles princesses, La légende du Prince Ahmed al Kamel, La légende de la rose de l’Alhambra, etc) … Autant d’histoires qui font voyager le lecteur à travers le temps et l’espace. 

📌Contes de l'Alhambra. Irving Washington. Ediciones Miguel Sanchez, 316 pages (1997) / Libretto, 288 pages (2011)

Le Refuge. José Fonollosa

Le Refuge. José Fonollosa


Le refuge est une BD documentaire dont le narrateur est l’auteur lui-même. Arrivé à la quarantaine, José Fonollosa décide de s’engager dans le bénévolat. Ce propriétaire de chats ne connaît pas grand-chose aux chiens mais ce n’est pas grave. Il apprend (parfois à ses dépens) que les animaux réclament une grande attention et beaucoup d’affection. Comme il n’a pas beaucoup de mémoire, il a fait son propre classement de races canines en fonction du physique des pensionnaires : le type berger allemand, le type boxer, le type chien de chasse et le type bâtard. Il a un peu de mal à retenir le nom de chaque individu et fait quelques gaffes mais sa bonne volonté est son meilleur atout.

Chaque samedi matin, le dessinateur abandonne donc ses crayons et ses pinceaux, enfourche son vélo et pédale pendant 3 ou 4 km pour rejoindre le refuge. Ce lieu, situé en pleine campagne, dans la région de Valence en Espagne, est géré par la SPAX, l’Association de Protection des Animaux de Xàtiva. Les chiens sont répartis dans 4 box qui doivent être régulièrement nettoyés. Quique et Salva, les gardiens du lieu, leur ouvre les portes chaque matin pour qu’ils puissent se dégourdir les pattes. Les chiens attendent néanmoins le samedi avec impatience car c’est le jour des parrains et donc des promenades en rase campagne. 


Le Refuge. José Fonollosa - P14-15


José Fonollosa décrit avec humour son arrivée au refuge, le travail quotidien du personnel, les missions de l’Association, les familles d’accueil temporaire, la procédure d’adoption, etc. Il insiste sur la nécessité de traiter les animaux avec patience et bienveillance même si certains sont un peu caractériels. Ils n’ont pas toujours été bien traités avant leur arrivée au refuge et l’abandon est aussi une expérience traumatisante pour nos amis canins. Il faut parfois du temps pour qu’ils fassent de nouveau confiance aux humains. 

L’album de José Fonollosa est à la fois drôle et émouvant. La dernière partie, dont on ne peut nier la nécessité, s’attarde sur les statistiques (pertes d’animaux, abandons et adoptions en Espagne) et les conseils pratiques (stérilisation, puces d’identification, etc). Cette partie pédagogique est la plus laborieuse mais je ne sais pas s’il existe une manière moins pesante d’aborder ses sujets. L’auteur a fait de son mieux. 


Le Refuge. José Fonollosa - P22-23


José Fonollosa aurait pu adopter une approche fictionnelle mais il aime explorer des genres différents comme le montre ses œuvres précédentes. José Fonollosa a notamment publié une série de chroniques animalières dédiée à ses chats (Miou, tomes 1 et 2, Editions Diabolo), un one-shot pour la jeunesse sur le thème des vampires (Vampi, éditions Kramiek) ou encore un album parodique intitulé Walking Raides (éditions 12 Bis).

📌Le Refuge. José Fonollosa, traduit par Chloé Marquaire. Editions Rue de l’échiquier, 96 pages (2023)


De la jalousie. Jo Nesbo

De la jalousie. Jo Nesbo

Nous ne croiserons pas Harry Hole, le héros récurrent de Jo Nesbø, dans ce recueil de nouvelles. Les protagonistes de ces histoires sont des hommes et des femmes que la jalousie incite à commettre des crimes plus ou moins tortueux. Certains meurtriers sont extrêmement méticuleux et organisés ; d’autres sont beaucoup plus spontanés. Ils ne se font pas tous attraper. D’ailleurs, les chutes surprennent presque toujours le lecteur.

Londres, la nouvelle inaugurale, est aussi ma préférée parce que c’est la plus originale. Tout se passe dans un avion entre New-York et la capitale britannique. Une jeune femme vient de découvrir l’infidélité de son conjoint avec sa meilleure amie et confie son tourment à son voisin de siège en classe business. Jusque-là, me direz-vous, il n’y a rien d’extraordinaire. En réalité, l’intérêt de ce texte tient à la manière de traiter le sujet et à son surprenant dénouement. Phtonos, le texte le plus long (150 pages), débute avec l’atterrissage d’un autre avion à Kalymnos, une île grecque montagneuse de l'archipel du Dodécanèse dans la mer Égée. Nikos Balli, un policier spécialiste des drames amoureux, arrive d’Athènes pour confondre un meurtrier. La police locale soupçonne un jeune alpiniste d’avoir assassiné son frère jumeau mais le corps n’a pas encore été retrouvé. Ici, le lecteur découvrira qu’un meurtre peut en cacher un autre. La file d’attente, la nouvelle suivante, nous conduit cette fois dans une boutique du métro londonien où une migrante d’origine africaine est confrontée à l’égoïsme ordinaire avant d’être agressée verbalement. Dans le texte intitulé Déchets, un ripeur alcoolique et un peu sanguin découvre que son épouse le trompe avec son patron.  Plus loin, dans La boucle d’oreille, un chauffeur de taxi est confronté à une situation similaire. La nouvelle intitulée Aveux est un long monologue mettant en scène un flic mutique et un photographe dont l’ex-épouse vient de mourir empoissonnée au cyanure. Enfin, l’histoire intitulée Odd ressemble à un clin d’œil de l’auteur à son métier d’écrivain.  Odd Rimmer, le personnage principal, est empêtré dans des questions existentielles au sujet de son art, des problèmes d’égo liés à la célébrité, le désir d’un bonheur familiale simple et le drame de la page blanche. 

Je connaissais un peu Jo Nesbø pour avoir lu son premier roman policier traduit en Français, L'homme chauve-souris, et plus tard un polar très noir intitulé Le léopard. J’avais envie de le redécouvrir mais dans un contexte un peu différent et ce recueil semblait répondre à mon attente. L’auteur norvégien maîtrise parfaitement l’art de la nouvelle policière. Les histoires s’inscrivent dans un registre moins noir que la série des Harry Hole et sont très agréables à lire. Pour moi, c’est une réussite complète. 

📌De la jalousie. Jo Nesbø, Trad. par Céline Romand-Monnier. Gallimard, 352 pages (2022) / Folio (2024)

Toutes les saveurs. Ken Liu

 Toutes les saveurs. Ken Liu


💪J’ai décidé de lire cette Novella dans le cadre du challenge Bonnes nouvelles puisque Ken Liu est étiqueté comme auteur de science-fiction et publié chez un éditeur spécialisé dans les littératures de l’imaginaire. J’étais assez contente de mon doublé même si en lisant la 4ème de couverture j’ai suspecté que Toutes les saveurs était plutôt à ranger parmi les romans historiques et/ou les westerns. La toile de fond de cet opus est l’installation de la diaspora chinoise dans l’ouest américain au 19ème siècle.  Evidement ces histoires de classements ne sont pas très importantes. L’essentiel étant, pour moi, de m’aventurer sur des territoires méconnus et de lire enfin des auteurs que je ne croise généralement que sur les autres blogs. Ken Liu, fait partie de ces écrivains souvent plébiscités par les amateurs du genre et récompensés par de prestigieux prix littéraires. Toutes les saveurs se situe à la frontière des genres dans sa partie dédiée à l’histoire des Trois royaumes qui oscille entre mythologie et réalité historique. La version américaine, All the Flavors, est d’ailleurs sous-titrée A Tale of Guan Yu, the Chinese God of War, in America. On peut la lire en ligne sur le site Giganotasaurus.org.

Le roman s’ouvre sur une scène apocalyptique. Il s’agit de l’incendie d’Idaho City par les Missoury Boys. De nombreux bâtiments sont détruits, ainsi que plusieurs saloons, cabinets d’avocats, échoppes, etc. Ce drame favorise l’arrivée de migrants Chinois puisque les habitants ont besoin d’argent pour reconstruire la ville après le départ des mineurs. Plusieurs membres de la communauté asiatique louent des baraques à Jack Seaver et sa femme Elsie. Ils s’installent à 5 ou 6 dans des logements prévus pour deux personnes et commencent à prospecter. Ils s’avèrent très doués dans cette activité étroitement liée à la gestion de l’eau. Lily Seaver, la fille de leur propriétaire, est attirée par les effluves de cuisine de ses nouveaux voisins. Elle fait la connaissance de Logan (Lao Guan de son vrai nom), un géant barbu au visage écarlate, qui lui raconte les fascinantes légendes du dieu de la guerre, Guan Yu. Ce personnage est un général chinois qui s’est illustré sous la dynastie Han et du début de la période mythique des Trois Royaumes. 

Il ne faut pas sous-estimer l’écrivain sino-américain en imaginant que son roman va se résumer à une belle histoire de découverte culturelle réciproque. Il ne faut pas non plus se laisser abuser par la fluidité de l’opus qui s’avère finalement bien plus dense en thématiques abordées qu’on pourrait le croire. Ken Liu évoque en effet un pan méconnu important de l’histoire des Chinois aux Etats-Unis, d’abord à travers la construction du chemin de fer, puis de la ruée vers l’or et enfin l’appropriation de petits métiers comme la blanchisserie. On apprend dans une note en épilogue, que la communauté chinoise a représenté presque un tiers de la population de l’Idaho en 1870. Tout cela ne s’est bien sûr pas passé sans heurts et des lois raciales ont été promulguées afin de freiner l’afflux de migrants dans certains Etats américains. 

A la fin de l’ouvrage, la scène de célébration du Nouvel An chinois n’est pas sans rappeler la fameuse fête de Thanksgiving, si chère aux Américains. C’est ce syncrétisme culturel que Ken Liu a souhaité mettre en avant mais sans oublier qu’il ne s’est pas fait sans douleurs. Au final, il signe un roman optimiste (mais sans concession) et agréable à lire. 

NB : Je tiens à signaler aux utilisateurs de tablettes et autres liseuses que tous les livres numériques qui vous sont proposés sur le site des éditions du Bélial’ sont volontairement dépourvus de dispositifs de gestion des droits numériques (DRM) et autres moyens techniques visant la limitation de l'utilisation et de la copie de ces fichiers.

📚D’autres avis que le mien via Bibliosurf et Babelio

📌Toutes les saveurs. Ken Liu, traduit par Pierre-Paul Durastanti. Le Bélial’, 128 pages (2021)




Maintenant que j'ai cinquante ans. Bulbul Sharma

 Maintenant que j'ai cinquante ans. Bulbul Sharma


J’avais repéré ce recueil de nouvelles chez Keisha, il y a un bon bout de temps. Je connaissais déjà les fictions culinaires de Bulbul Sharma mais ce titre a retenu mon attention (non, je ne vous dirai pas si c’est à cause de mon âge) et je l’ai gardé en tête jusqu’à aujourd’hui. Les Etapes indiennes, organisées par Hilde, et le challenge Bonnes nouvelles étaient les occasions idéales de le lire et je dois dire que je me suis régalée bien qu’il soit rarement question de cuisine dans ces textes. Non, le titre ne ment pas, il s’agit bien d’histoires dont les héroïnes sont des quinquagénaires. Mais attention ! Nous sommes en Inde et ça change tout ! Ajoutez à cela l’humour parfois grinçant de Bulbul Sharma et vous obtenez un savoureux mélange autour de la condition féminine en Asie (il est aussi question des Thaïlandaises dans la nouvelle intitulée Surprise d'anniversaire).

L’ouvrage réunit 10 textes. La nouvelle titre donne la parole à une riche veuve dont le don de vision s’est révélé le jour de son cinquantième anniversaire. Elle peut ainsi s’entretenir avec le fantôme de sa mère, une femme autoritaire qui lui a toujours reproché son manque de charisme, et poser un regard objectif sur sa famille. Persuadée que ses trois fils et leurs épouses attendent sa mort avec impatience, et qu’ils seraient ravis de l’interner, elle décide néanmoins de les inviter à dîner pour leur faire part de ses visions paranormales.  On ne sent pas d’aigreur dans ses sentiments juste un caractère mutin qui donne le ton du recueil et des histoires à venir. 

Apriori La vie après la mort, n’est pas la nouvelle la plus réjouissante puisque la narratrice vient de mourir et s’adresse à nous depuis l’au-delà. Pourtant, la chute de l’histoire nous réserve une note d’espoir. L’héroïne est décédée subitement à l’âge de 50 ans, sans doute d’une crise cardiaque. Mariée dans sa plus tendre enfance, elle a quitté son village et sa famille à l’âge de 13-14 ans (la date est approximative puisqu’elle ne sait ni lire ni compter) pour aller vivre chez son époux. En dépit de l’amour et de l’attention qu’elle portait à son mari, l’union n’a pas été heureuse. Ce n’est pas qu’il la frappait ou l’insultait mais le regard qu’il posait sur elle était d’une froideur constante. Or, après plusieurs décennies de larmes et de solitude, la défunte constate que son époux l’aimait sincèrement et ne se remet pas de son décès. Cet homme n’a fait que se conformer aux règles de la communauté exigeant de garder ses sentiments pour soi.   

La dernière nouvelle, La phobie de la cinquantaine, met en scène une quinquagénaire obsédée par son apparence physique et qui s’inflige elle-même une hygiène de vie drastique pour repousser les outrages du temps. C’est encore un texte relativement optimiste puisque l’héroïne comprend, le jour de son anniversaire, que ses proches l’aiment pour elle-même et non pour son apparence juvénile. Pour autant, elle ne se résout pas à lâcher prise plus d’une journée. 

La plupart des femmes dont il nous est donné d’entendre la voix, nous explique sur un ton parfaitement badin à quel point elles sont mal traitées par leurs proches : maris, parents, belles-mères… et même leur progéniture. Certaines acceptent les brimades parce que la pression sociale est trop lourde mais la plupart ont décidé de se rebeller après un demi-siècle d’abnégation. Elles le font discrètement, en quittant leur foyer en catimini, où plus ostensiblement, en s’autorisant des activités jugées inappropriée par leur entourage : cours de danse, obtention du permis de conduire, rencontre amoureuse, rejet du mariage… certaines s’autorisent juste à rire ou à porter des vêtements colorés (l’aristocratie indienne considère que les couleurs pimpantes sont réservées aux femmes de mauvaises vies).  

La force et le talent de Bulbul Sharma tiennent au fait d’aborder des sujets très pesants, souvent tabous dans son pays natal, avec beaucoup de finesse et une certaine légèreté. 

« J’adore aussi les romans policiers, surtout ceux d’Agatha Christie. Elle a le chic pour décrire ces Anglais toujours polis, capables de boire le thé dans la bibliothèque à peine quelques heures après que le majordome y a découvert un cadavre. Ce genre de choses n’arriveraient jamais en Inde. Ici, quand on trouve un rat mort dans le salon, c’est la catastrophe. Ça fait un raffut de tous les diables. Si on trouvait un cadavre dans notre bibliothèque, ma belle-mère ferait fumiger toute la maison, et venir un prêtre pour une cérémonie purificatrice d’au moins onze jours. » *

*Je viens de découvrir que le hasard m’a amenée à choisir la même citation mot pour mot que Véronique du blog Inde en livres ! Tant pis, je n’ai pas envie d’en changer !

💪Lecture dans le cadre du challenge Bonnes nouvelles et des Etapes indiennes

📚D’autres avis que le mien via Babelio ou chez Maggie, Keisha et Fanja (A girl).

📌Maintenant que j'ai cinquante ans. Bulbul Sharma, traduit par Mélanie Basnel. Picquier Poche, 244 pages (2013)



Expiration. Ted Chiang

Expiration. Ted Chiang


Je lis peu d’ouvrages de science-fiction mais Ted Chiang est considéré comme l’un des meilleurs auteurs du genre. Diplômé d'informatique de l'université Brown à Providence, il n’a écrit que 17 nouvelles en 25 ans et deux recueils seulement sont parus à ce jour. C’est dire s’il peaufine son style ! Il a d’ailleurs reçu de nombreuses récompenses comme le prix Hugo (4 fois), le prix Nebula (4 fois) ou le prix Locus (4 fois). 

Expiration compte neuf histoires, écrites entre 2005 et 2019, et dont le fil conducteur est le thème du libre arbitre.  Toutes ces nouvelles sont très convaincantes mais leur lecture nécessite une grande attention de la part du lecteur du fait des notions scientifiques et philosophiques qu’elles mobilisent. 

Le Marchand et la Porte de l'alchimiste, le texte qui inaugure le recueil, est une sorte de nouvelle gigogne où s’intercalent quatre histoires inspirées des contes des Mille et Une Nuits. C’est néanmoins la nouvelle la plus abordable. L’auteur y traite de la question du voyage dans le temps à travers l’expérience de Fuwaad ibn Abbas à Bagdad. Celui-ci découvre l’échoppe d’un certain Bashaarat, marchand et alchimiste, qui l’invite à traverser la "Porte des Années", non sans l’avoir prévenu que rien ne peut être changé, si ce n’est la perception des évènements passés ou futurs. Le voyage permet en effet de les observer selon différents points de vue.

Expiration, la nouvelle titre, nous conduit dans un univers extra-terrestre, peuplé de créatures humanoïdes. Ces robots doivent recharger quotidiennement leurs poumons d’acier en oxygène. Le narrateur de cette histoire découvre une anomalie du système et décide de disséquer son propre cerveau pour en trouver la source. L’expérience lui apprend que sa planète est condamnée à mourir et que les solutions inventées par les chercheurs ne feront que repousser l’échéance. 

La nouvelle la plus longue (130 pages) est celle intitulée Le Cycle de vie des objets logiciels. Elle s’inspire de l’invention des Tamagotchis, ces animaux de compagnie virtuels japonais, créés en 1996 par la société japonaise Bandai. Dans ce texte, ils s’appellent les "Digimos". L’auteur pousse assez loin la réflexion sur l’évolution de ces créatures numériques, leur création, leur élevage, leur éducation, leurs droits, etc. Le sujet est certes passionnant mais il me semble qu’il aurait pu être traité plus brièvement. 

La nouvelle qui m’a le plus émue est celle intitulée Le Grand Silence qui traite de l’extinction future d’une espèce de Perroquets portoricains mise en parallèle avec la recherche de vie extra-terrestre grâce au radiotélescope d’Arecibo.

Les autres textes nous ouvrent des univers très différents comme celui du peuple Tiv en Afrique (La Vérité du fait, la vérité de l'émotion), celui vu par les Créationnistes (Omphalos) ou encore une ambiance Steampunk (La Nurse automatique brevetée de Dacey). L’auteur nous invite ainsi à réfléchir sur des sujets aussi passionnants que la mémoire, l’oralité, le sens de l’Histoire, l’anthropomorphisme, l’intelligence artificielle, l’éducation, la théorie de l’évolution, la religion, les maladies mentales, le paradoxe de Fermi… tous ces sujets induisent des questions morales et/ou juridiques mobilisant également les concepts scientifiques de diverses disciplines comme l’astronomie, la physique quantique, la biologie, etc. Bref, c’est un ouvrage captivant mais très dense.

L’auteur explique, dans ses notes sur les textes (à la fin du recueil), le contexte dans lequel il a écrit ses nouvelles et indique ses sources d’inspiration. Cette annexe est loin d’être inutile et j’ai beaucoup apprécié le fait que Ted Chiang ait pris soin de nous apporter ses informations supplémentaires. Ce sont les auteurs comme lui qui me donnent envie de lire de la Science-fiction.

💪Lecture dans le cadre des Bonnes nouvelles 

📌Expiration. Ted Chiang, traduit par Théophile Sersiron. Folio SF, 496 pages (2022)


Haut Val des loups. Jérôme Meizoz

Haut Val des loups. Jérôme Meizoz


 « Tout est coquet dans le village de montagne, chéri des peintres paysagers. Les chalets sèchent sous le soleil cru de février. Les touristes accomplissent leurs devoirs de vacances. Yeux fermés, tourné vers la forêt, on entend le pic-bois et le ronronnement de la télécabine. Pays neutre, contrée sourde, épargnée par la guerre, obstinée et prospère. Silence, négoce et bénéfices. Vertu suprême : la discrétion. »

En février 1991, dans la région du Haut Val, un jeune militant écologiste est tabassé avec une grande violence et laissé sur le carreau, baignant dans son sang. Il ne meurt pas. Il s’en sort après un séjour à l’hôpital mais le traumatisme est tellement important qu’il préfère s’exiler outre-Atlantique. Il finira par rentrer au pays mais ne se mêlera plus jamais de politique. L’affaire a été classée sans suite. Vingt-cinq ans plus tard, le narrateur n’a pas oublié la violence dont son ami a été victime. L’accès aux archives judicaires lui étant refusé, il décide de raconter cette histoire à travers un récit romanesque dont les patronymes et noms de lieux sont volontairement expurgés.

« Tu vas trouver le Poète des cimes blanches dans son manoir humide dont les murs épais portent des cargaisons de pommes. Le vacarme du torrent couvre le petit bois alentour. A la cave, il dégote une bouteille de ton âge, un Petit Rhin, pour fêter l’ouvrage qu’il t’a confié.»

Ce court texte m’a un peu déroutée pour plusieurs raisons. Le narrateur s’exprime tantôt à la seconde personne du singulier tantôt à la troisième. Il accumule les sauts de puce dans le temps (en avant, en arrière, en avant…1991, 1976, 1984, 2014, 1989, …) et son style est lapidaire. Les protagonistes ne sont jamais clairement identifiés. Lorsqu’il s’agit de la victime, l’auteur parle du jeune homme. Ses camarades du groupe Mandarine sont rarement désignés par leurs prénoms. Il m’a fallu un peu de temps également pour identifier le mentor du jeune homme, le poète Maurice Chappaz (ses citations ne sont répertoriés qu’à la fin de l’ouvrage). Par ailleurs, je n’arrivais pas à déterminer si l’opus s’inspirait d’un fait divers ou s’il s’agissait d’un récit fictif. 

Il s’avère que le livre s’appuient sur des évènements bien réels. L’affaire dont il est question est celle de l’agression de Pascal Ruedin dans son chalet de Vercorin. Ses agresseurs n’ont jamais été retrouvés et l’opinion publique a longtemps soupçonné la justice de protéger les commanditaires. La victime, était alors le secrétaire du WWF valaisan, dont certains dossiers en faveur de la défense de la nature gênaient les projets des partisans du développement du canton.

« Étendu sur le plancher, le Jeune Homme saigne, à demi inconscient. Trois types ont forcé la porte. Occupé à son bureau, il n’a pas entendu. On l’a battu avec application, en silence, longuement. La pluie de coups lui a semblé sans fin. Défenseur de l’environnement, il n’a pas ménagé ses efforts contre quelques grands projets immobiliers. Ses adversaires détestent en lui un redoutable débatteur au verbe tranchant. Puis on s’en est pris à ses dossiers, à ses lettres. Ordinateur défoncé, fils du téléphone arrachés. Des informations sensibles dormaient dans les circuits. Ont-ils emporté des documents ? Difficile de le savoir. »

Des recherches sur google m’ont permis d’identifier d’autres évènements évoqués par le narrateur, comme le scandale du conseiller d’État valaisan qui, après avoir abattu un loup en toute illégalité, exhibait sa dépouille empaillée dans son bureau. 

Les loups du titre font davantage référence aux humains qu’aux animaux. Les chasseurs peu scrupuleux mais aussi les promoteurs qui exploitent le territoire, les fascistes qui ont trouvés refuge en Suisse à la fin de la seconde guerre mondiale, les religieux qui favorisent l’obscurantisme et les criminels qui martyrisent la jeunesse qu’ils jugent un peu trop rêveuse. Le livre de Jérôme Meizoz est un pamphlet contre le capitalisme sauvage et la barbarie. Il prend moins de gants lorsqu’il s’agit de dénoncer les exactions des pollueurs ou d’exprimer ses convictions politiques. Et le lecteur sent bien qu’il y a beaucoup de colère et d’émotions dans cet opus.  

« Tu t’interroges sur cette nature dont on parle tant.  Est-ce que nous sommes inscrits en son sein, ou posés au dehors comme ses maîtres ? Quels sont nos droits sur elle ? Et si nos actes étaient des forfaits répétés, accomplis suivant la loi du plus fort ? Tu t’imagines un instant dans la peau d’un chevreuil ou d’un faisan : l’homme t’apparait comme un prédateur absolu sur la terre. Seule bête jouissant de l’agression gratuite. »

💪J’ai lu cette novella dans le cadre du challenge Bonnes nouvelles qui se déroule du 1er au 31 janvier 2024.

📚D’autres avis que le mien via Babelio

📌Haut Val des loups. Jérôme Meizoz. Zoe Poche, 160 pages (2023)

Trajectoire. Richard Russo

Trajectoire. Richard Russo


💪Et hop ! Je valide ma troisième lecture commune autour de l’œuvre de Richard Russo, initiée par Keisha. Cette fois, il ne s’agit pas d’un roman mais d’un recueil de nouvelles dans le cadre du challenge Bonnes nouvelles. Trajectoire regroupe quatre textes dont le fil commun est une remise en question existentielle, suite à un évènement déclencheur qui trouve presque toujours sa source dans le passé des protagonistes. Il est question d’amour, d’argent, de maladies, de tricheries et de trahisons…  des sujets récurrents en littérature mais qui ont sans doute plus de sel lorsqu’ils sont traités par Richard Russo. 

Si cette œuvre est très différente des précédentes par sa forme, on y retrouve bien le style et les thèmes fétiches de l’écrivain américain. Il ne se prive pas de pasticher une nouvelle fois les mœurs du monde universitaire (Cavalier) ou l’univers impitoyable du cinéma hollywoodien (Milton et Marcus). 

« Ce qu’il y a de mieux dans le monde du cinéma, disait Wendy, c’est son irréalité. Il ne parlait pas des films, qui représentent le produit fini. A Hollywood, il y a des gens d’une beauté improbables, d’autres d’une richesse invraisemblable, et quelques-uns qui cumulent les deux. Ajoutez le talent à ce mélange grisant, et il devient illusoire qu’on peine à imaginer que les règles de conduite ordinaires puissent s’appliquer à des gens aussi ridiculement bénis des dieux. »

Les deux autres nouvelles, intitulées respectivement Voix et Intervention s’affranchissent plus ou moins des sujets de prédilection de Russo. La première évoque une fratrie dysfonctionnelle. Deux frères, Nate et son frère Julian se retrouvent à la faveur d’un voyage organisé en Italie après plusieurs années d’éloignement. Nate, qui se remet difficilement d’une dépression, soupçonne son frère de lui cacher les véritables motivations qui l’ont incité à lui suggérer cette escapade commune. De non-dits en quipropos, en passant par la défection du réseau téléphonique et des portables, la première journée se transforme en véritable jeu de piste à travers la ville de Venise.

Avec Richard Russo, le lecteur ne s’éloigne jamais longtemps de l’Etat du Maine. Intervention, la troisième nouvelle, nous y ramène donc pour rencontrer Ray, un agent immobilier qui n’est pas au meilleur de sa forme. Pour sauver la galerie de son épouse, il doit absolument vendre la maison de son amie Nicky, qui n’est pas loin de développer un trouble d'accumulation compulsive. Pas facile, dans ces conditions, de trouver des acquéreurs. Seul un couple de Texans semble intéressé mais il va falloir un peu d’huile de coude pour conclure la vente. Toute cette activité offre un nouveau prétexte à Ray pour ignorer la maladie qui le ronge.

📝J’ai retrouvé dans Trajectoire la verve et l’humour dont Russo régale son lecteur dans Un rôle qui me convient. En revanche, le recueil de nouvelles n’a pas la puissance du roman phare de l’auteur, Le déclin de l'empire Whiting, qui reste mon préféré parmi les trois ouvrages lus à l’occasion de ces lectures communes

📚Les avis de Keisha et Kathel

📌Trajectoire. Richard Russo, traduit par Jean Esch. Editions 10/18, 312 pages (2019)




Jentayu, Hors-série n°3 : Indonésie

Jentayu, Hors-série n°3 : Indonésie


L’Indonésie ne présente pas une offre de textes traduits en Français très développée. Pour ma part, je connaissais les noms de deux auteurs indonésiens :  Pramoedya Ananta Toer (publié chez Zulma et Gallimard) et Eka Kurniawan (édité par Sabine Wespieser). Cette anthologie m’a donc permis de découvrir 19 auteurs soigneusement sélectionnés par les éditeurs de la revue Jentayu. Pas moins de 13 traducteurs ont été mobilisés pour nous permettre d’y accéder. Ainsi que le signale, dans son introduction, le poète et écrivain Zen Hae, tous ces textes sont postérieurs à la Reformasi de 1998, une période cruciale qui débute après la démission du président Suharto (également retranscrit Soeharto).

J’ai pu apprécier une fois de plus la qualité des textes et traductions proposés par la revue. En ce qui concerne les illustrations, elles ont été réalisées par deux artistes javanais, Hanafi et Goenawan Mohamad. Le premier est né en 1960 à Purworejo tandis que le second est originaire de Batang où il a vu le jour en 1941. Leurs œuvres ont fait l’objet d’une exposition à la galerie nationale d’Indonésie à Jakarta, en juin et juillet 2018. Goenawan Mohamad est l’un des fondateurs de la Fondation Lontar, dont le partenariat a permis la publication de ce numéro hors-série de Jentayu. Je vous recommande de visiter son site Internet où on peut trouver des publications d’auteurs indonésiens en Anglais. 

J’avoue que je suis moins réceptive à la poésie qu’à la prose, aussi j’ai survolé assez rapidement les vers de Joko Pinurbo, Warih Witsatsana, M. Aan Mansyur, Hanna Francisca, Acep Zamzam Noor et Inggit Putria Margo. Cette liste montre en tout cas, qu’un panel assez large de poètes est présenté dans la revue. Il en est de même pour la prose puisque le recueil comporte plusieurs essais et billets d’humeur sur des sujets aussi variés que la création littéraire (Nirwan Dewanto) ou encore la religion, l’homosexualité et la polygamie (Ayu Utami). 

Parmi mes nouvelles préférées, il y a un texte de science-fiction de Clara Ng (Comètes) dont l’intrigue est une parabole sur la mixité dans les relations amoureuses. Toujours sur le thème du couple et de la famille, la nouvelle d’Avianti Armand (Il était une fois maman et Radian) est malheureusement beaucoup plus réaliste puisqu’elle aborde le thème de la violence masculine. Deux autres textes m’ont particulièrement émue. Il s’agit d’Un conte de rédemption de Mona Sylviana et Laluba de Nukila Amal. Ils font références à une période trouble de l’histoire indonésienne.  Il en effet question ici des massacres perpétués en 1965 dans le cadre de la répression contre le Parti communiste indonésien (PKI). Fort heureusement, toutes les nouvelles de ce recueil ne sont pas aussi dramatiques et certaines sont même plutôt divertissantes. Je pense en particulier au conte d’A.S. Laksana sur la création légendaire de Batavia / Jakarta (Comment Murjangking bâtit une ville et mourut de maux de ventre). 

📝J’ai beaucoup apprécié cette anthologie, tout comme les précédentes consacrées à Taïwan, à la Mongolie et à la Littérature ouïghoure. La revue Jentayu a consacré deux autres hors-séries aux espaces territoriaux de la Thaïlande et d’Hong-Kong et plusieurs numéros spéciaux sur des thèmes éclectiques : Jeunesse et Identité(s), Villes et Violence, Dieux et Démons, Cartes et Territoires… le dernier (N°10), intitulé L'Avenir, est paru en 2019. La revue trimestrielle a été abandonnée (temporairement selon son directeur Jérôme Bouchaud), faute de temps et de financement, mais la maison d’édition a réalisé d’autres projets grâce à des appels à souscription. Deux ouvrages sont parus en 2023 : Les Vagabonds de Malaisie, une anthologie de pantouns francophones, et Amnyé Machen, Amnyé Machen, des poèmes de Tsering Woeser.

💪Lecture dans le cadre du challenge Bonnes nouvelles

📌Jentayu, Hors-série n°3 : Indonésie, 238 pages (2018)

Trois Jours. Petros Markaris

Trois Jours. Petros Markaris

Petros Markaris est le père du commissaire Charitos, héros récurrent d’une douzaine de polars dont Mort aux hypocrites (Points, 2022) et Le Crime, c'est l'argent (Cambourakis, 2023), les derniers parus. La série policière compte également une trilogie dédiée à la crise économique grecque : Liquidations à la grecque (Points, 2013), Le Justicier d’Athènes (Points, 2014) et Pain, Éducation et Liberté (Points, 2015)

Kostas Charitos n’apparait que dans deux nouvelles de ce recueil. Les autres histoires ne sont pas toutes des énigmes policières mais elles débouchent presque toujours sur un crime ou un cadavre. Les protagonistes sont souvent confrontés au racisme et à l’extrémisme, que ce soit dans leur pays d’origine ou sur leur terre d’accueil. Ainsi, dans la seconde nouvelle, deux retraités turcs, installés en Allemagne, subissent de fortes pressions d’une association religieuse opposée à la construction d’une mosquée indépendante. Plus loin, il est question des Loups gris, une organisation néo-fasciste turque. Dans un troisième texte, le père Ioannis est victime des nationalistes grecs qui lui reprochent de venir en aide aux migrants originaires d’Asie.

Petros Markaris vit à Athènes depuis plus de cinquante ans mais il est né en 1937 à Istanbul, d’une mère grecque et d’un père arménien. Il a été témoin du pogrom d’Istanbul en septembre 1955, un évènement traité dans Trois jours, la nouvelle titre et aussi la plus longue des huit. L’intrigue nous conduit dans la "Ville", ainsi que les membres de la communauté grecque ont coutume de désigner Istanbul. Nous sommes au milieu des années 50, en pleine crise chypriote. L’annonce de l’insurrection donne lieu à des violences insurrectionnelles inter-ethniques en Turquie. Vassilis Samartzis, le protagoniste principal, est un commerçant stambouliote d’origine grecque. Il va faire une découverte très particulière, dans la cave de sa boutique, après le saccage du quartier de Péra par les extrémistes turcs.

En dépit de la lourdeur des sujets abordés dans cet opus, le recueil de Petros Markaris est très agréable à lire. Son style est fluide et les textes sont souvent teintés d’humour. Par ailleurs, l’écrivain grec aborde aussi des thèmes plus légers, qui lui sont familiers, comme le cinéma (Petros Markaris a été le scénariste de Theo Angelopoulos) et la littérature. Dans L'assassinat d'un Immortel, par exemple, il est question du meurtre de l'écrivain Lambros Spakhis, candidat au fauteuil d’académicien. Les enquêteurs sont amenés à interroger toutes les personnes de son entourage, parmi lesquelles son éditeur et ses adversaires dans l’élection académique.

« La nouvelle est tombée pendant le café du matin, pratique instaurée récemment par Guikas. Comme il a passé la moitié de sa vie à hanter les bureaux de ministres de tous bords, il a entendu dire quelque part que les Premiers ministres entament leur journée avec ce café matinal et il s’est empressé d’adopter cette règle. Bien sûr, je ne sais pas ce que les dirigeants politiques peuvent bien se raconter avec leur état-major pendant ce café mais nous en tout cas, on raconte des conneries. Nous sommes supposés passer en revue les affaires de la veille restées en suspens et dresser des plans pour la journée en cours, mais le plus souvent Guikas déballe ses souvenirs et nous fait perdre notre temps. »

📚Un autre avis que le mien chez Kathel

💪Lecture dans le cadre du challenge Bonnes nouvelles 

📌Trois Jours. Petros Markaris, traduit par Loïc Marcou, Michel Volkovitch et Hélène Zervas . Editions Points, 168 pages (2020)


Ciel, post scriptum. Susanna Harutyunyan

Ciel, post scriptum. Susanna Harutyunyan


Susanna Harutyunyan est une autrice arménienne, qui a déjà écrit 8 romans. En février prochain paraîtra Le village secret (Les Argonautes, 224 pages) son premier roman traduit en Français. Pour l’instant, un seul ouvrage est disponible dans notre langue* et uniquement en version numérique. Il s’agit d’un recueil regroupant 5 textes dont Ciel, post scriptum, la nouvelle titre, qui est aussi la plus longue.

La première nouvelle, Tristes supplications, nous conduit dans la région du lac Sevan, à proximité des villages de Geghhovit et Madina. J’ai réussi à localiser le lieu de l’intrigue grâce à l’évocation de la fameuse chapelle orthodoxe de Toukh Manouk. L’histoire nous est racontée selon le point de vue de Sahak, le vieux gardien de la maison du conseil communal. Celui-ci se rend chez sa voisine Mariam, sous le prétexte de repasser sa chemise en prévision d’un évènement important. Le lecteur comprendra plus tard qu’il s’agit surtout de préparer Mariam à une terrible épreuve, renouvelée chaque année depuis la mort de son fils Héndo, quatre ans plus tôt. 

Dans L’épouvantail sans bras, le second texte, il est question d’un octogénaire qui attend la venue du facteur, sensé lui apporter enfin sa pension de retraite. Là encore, il faut un peu de temps au lecteur pour comprendre de quoi il retourne exactement.

« Haykaz laissa l’eau et y alla en courant. Il releva les bras de l’épouvantail qui n’étaient pas encore à terre. Il les prit en écartant les tournesols. Il regrettait déjà, cet épouvantail du temps du communisme, là depuis vingt-deux ans, resté là debout discipliné au-dessus des tournesols et il faisait peur à l’ennemi: les corbeaux. » 

Présomption d’innocence, la nouvelle suivante, est à l’avenant. Un vieil homme s’adresse à sa famille pour prendre le parti de son neveu, soupçonné d’avoir tué quelqu’un en Russie et de s’être enfuit dans son pays natal pour échapper à la justice.

« Vous dites tout et n’importe quoi, mais dans ce monde il y a présomption d’innocence…Nous ne voulons pas aider ce meurtrier. (…) C’est le fils de qui ? C’est le nôtre. Le sang de qui circule dans ses veines ? Le nôtre. Que nous le voulions ou pas, ce meurtrier est assis dans notre sang, parce qu’il n’y a pas de parent dont l’histoire ne laisse pas de trace sur le destin de son enfant et qu’il n’y a pas d’enfant dont le destin ne soit pas la suite de l’histoire de ses parents. Si nous ne l’aidons pas et si nous le livrons à la police, c’est que nous approuvons sa culpabilité. Si nous l’aidons, c’est que nous n’approuvons pas sa culpabilité.»

Le recueil compte encore une nouvelle intitulée Je jure sur la tête de mon père et etc. Le héros, Aram, est un chômeur sans le sou qui passe son temps à appeler une certaine Kariné Avetissian, autrice d’une petite annonce énigmatique. 

« J’ai perdu ma vie en allant chercher de l’eau, ce jour d’été où les cailloux tachetés de lichen ne se distinguaient pas des grenouilles aux motifs pittoresques. Si seulement les grenouilles effarouchées par le bruit de mes pas de se n’étaient pas dispersées en sautillant partout… je ne pense pas que, quand on perd de telles choses, on puisse encore espérer les retrouver, mais je promets une grande récompense à celui qui la trouvera. Appelez au 12 223, Kariné Avetissian. »

Les textes de Susanna Harutyunyan nécessitent une grande attention de la part du lecteur. Certaines informations sont distillées de manière assez subtile et la construction des intrigues ne facilite pas la tâche. J’ai dû relire certains passages plusieurs fois et même revenir en arrière. Il faut prendre son temps pour apprécier ces nouvelles à leur juste valeur. Il est souvent compliqué de dater ou de localiser les intrigues. Si l’histoire contemporaine de l’Arménie nous est présentée de manière allusive, les textes nous apprennent beaucoup sur les difficultés de la vie quotidienne dans ce pays. L’autrice cite néanmoins les évènements majeurs des 20ème et 21 ème siècles : le génocide de 1915-1916, le régime soviétique sous la République socialiste soviétique d'Arménie (1920-1991), le tremblement de terre de 1988, la Guerre du Haut-Karabagh contre l’'Azerbaïdjan (1988-1994), les relations avec les différents pays frontaliers (la Russie, la Turquie, la Géorgie, l'Azerbaïdjan et l'Iran)… et puis la faim omniprésente, la corruption, les manifestations, la diaspora, la religion, etc. 

 « Dans notre pays il est impossible de vivre autrement qu’en attendant rien de la vie, notre pays qui est éternellement en guerre, parfois vainqueur parfois vaincu. Sinon, il faut quitter le pays, comme l’ont fait beaucoup d’habitants ou bien rester car on est paralysé après des attaques d’apoplexie comme beaucoup d’entre nous. »

💪J'ai lu ce recueil dans le cadre du challenge Bonnes nouvelles.

*Un court texte de Susanna Harutyunyan, Eternité (extrait de Promenade en terre d’Arménie), est disponible en ligne sur son site Internet

📌Ciel, post scriptum. Susanna Harutyunyan, traduit par Nazik Melik Hacopian Thierry. Yavruhrat Publishing, 120 pages (2019)

Sur la Route de Mandalay. Mya Than Tint

Sur la Route de Mandalay. Mya Than Tint


Le sous-titre de cet ouvrage, Histoires de gens ordinaires en Birmanie, est plus fidèle à la version originale et rend mieux compte de son contenu. Il ne s’agit pas d’un recueil de nouvelles mais d’une série de chroniques biographiques. Ces textes sont parus, dans un premier temps, en feuilleton dans la revue mensuelle Kalya, avant d’être réunis dans une anthologie. J’imagine que l’éditeur suisse a jugé qu’un titre faisant référence au fameux poème de Rudyard Kipling, Mandalay, attiserait davantage la curiosité du lecteur. Mya Than Tint, quant à lui, précise dans l’introduction, qu’il s’est inspiré des travaux du journaliste américain Studs Terkel, en particuliers Working, histoires orales du travail aux Etats-Unis (Amsterdam, 2006) et Hard times : Histoires orales de la Grande Dépression (Amsterdam, 2009), pour les traductions françaises.

Chaque entretien débute de la même façon. Mya Than Tint explique dans quelles circonstances il a fait la connaissance de son interlocuteur et en brosse un bref portrait physique (âge approximatif, taille, vêtements, etc). La suite est semble-t-il une transcription fidèle, à la première personne du singulier, des propos tenus par la personne qu’il a interviewée. Celle-ci raconte généralement toute sa vie depuis son enfance, évoquant notamment sa région d’origine et les membres de sa famille. Elle explique ensuite comment elle a choisi (ou pas) son emploi et donne souvent des explications très techniques sur son métier. L’auteur s’est lui-même plié à l’exercice autobiographique dans une longue introduction. 

Si les nombreux interlocuteurs de l’écrivains birman sont presque toujours issus de milieux sociaux très modestes, il y a des hommes et des femmes (quelques enfants et adolescents aussi) de tous âges et de toutes origines géographiques. Plusieurs ethnies sont représentées (Shans, Chins, Karens...) ainsi que les exilés Indiens ou Chinois. Certains sont des citadins, d’autres vivent à la campagne voire dans la jungle ou la mangrove. Il y a 34 portraits classés dans les 6 parties qui composent cette anthologie (Kaleidoscope, Au-delà des lumières de la fête, Les grandes espérances, Garder le cap, Rêves brisés et En quête du refuge). Ce découpage m’a parfois semblé un peu artificiel mais j’imagine qu’il correspond encore à des contraintes éditoriales. 

La plupart des entretiens se sont déroulés sur une très courte période (entre 1988 et 1990) mais l’âge des individus étant très variable, les témoignages couvrent une période de plusieurs décennies qui permet d’évoquer une bonne partie de l’histoire birmane contemporaine, dont la colonisation britannique, la seconde guerre mondiale, l’occupation japonaise, l’indépendance, la guerre civile, etc. On apprend beaucoup aussi sur la vie quotidienne des Birmans, le système éducatif, les traditions familiales et culturelles. On est surpris par le nombre incroyable de petits métiers qui ne permettent pas toujours de couvrir les besoins vitaux des familles nombreuses. La pauvreté, l’alcoolisme, la drogue et les conflits familiaux sont à l’origine de beaucoup d’abandons et de morts. Des femmes et des enfants se retrouvent seuls, forcés de trouver des solutions pour survivre. Néanmoins, les Birmans font preuve d’une solidarité collective et d’une capacité de résilience impressionnante.

J’ai été captivée par ces histoires qui sont loin d’être aussi ordinaires que l’annonce le sous-titre du livre. Parmi les interviews qui m’ont le plus marquée, il y a celles d’un Kadu-Kanan (conducteur d’éléphants), de L’hotellière des douze fêtes, du blanchisseur de l’Université de Rangoun, du marin de la rivière Chindwin, d’une nonne bouddhique de Sagaing ou encore de Lady Zéro (la hors-la-loi). Certains destins sont trop dramatiques pour être lus comme des fictions mais le style de l’auteur est fluide et j’ai eu beaucoup de mal à décrocher de son livre. Je comprends parfaitement pourquoi ces portraits ont suscité tant d’engouement en Birmanie. Il a donné voix à tant d’hommes et de femmes qui n’ont jamais eu l’occasion de s’exprimer. Et ils ont beaucoup à dire et à nous apprendre. J’ai craint un moment que cette anthologie ne soit épuisée mais je n’ai finalement pas eu trop de mal à la trouver. 

📝Je me suis beaucoup intéressée à la question birmane (et à ses conséquences pour les gens de lettres) depuis le putsch militaire du 1er février 2021 et j’ai consacré deux billets à la littérature (voir ici) et aux auteurs de ce pays (et là).

💪Une lecture dans le cadre du challenge Bonnes nouvelles sur ce blog et de l'activité Lire sur le monde ouvrier et les mondes du travail organisée par Ingannmic.

📌Sur la Route de Mandalay : Histoires de gens ordinaires en Birmanie. Mya Than Tint, traduit par June Ariès. Editions Olizane, 335 pages (1999)

Lire sur le monde ouvrier et les mondes du travail

La vache du roi Musinga et autres nouvelles rwandaises. Scholastique Mukasonga

La vache du roi Musinga et autres nouvelles rwandaises. Scholastique Mukasonga


Ces trois nouvelles sont extraites d’un autre recueil intitulé Ce que murmurent les collines (Folio, 2015). Dans le premier texte, Le bois de la croix, nous faisons la connaissance de Viviane, une jeune africaine exilée en Europe. En réponse à un ancien amant qui s’était gaussé du grigri qu’elle porte autour de la taille, elle nous raconte une histoire qui confronte les croyances ancestrales de son pays natal à celle des missionnaires occidentaux. La vache du roi Musinga, la seconde nouvelle, rapporte à la manière d’une fable, le destin contrarié du Mwami (roi du Rwanda) Yuhi V, né Musinga (1883-1944), dont le règne fut abrégé par l’intervention des colonisateurs belges. Il termina sa vie en exil à Moba, au Congo belge. Un Pygmée à l'école, le troisième texte, nous parle d’un Mutwa (Pygmée) appelé Cyprien et doté d’une belle intelligence. Malgré l’intervention des missionnaires, les maîtres refusent de l’accepter dans leur classe, sauf Félicien qui finit par céder à contrecœur. Les tribus Batwa sont victimes de forts préjugés au Rwanda, si bien que les élèves ne peuvent adresser la parole à leur camarade sous peine d’être frappés d’ostracisme à leur tour. Un groupe de filles un peu curieuses décident néanmoins de braver l’interdit. 

Ce que murmurent les collines


Cet opus est finalement très dense par la multitude des thèmes qu’il aborde (le colonialisme, la religion, les traditions ancestrales, le racisme, etc.). Il n’est pas encore question de guerre civile ou de génocide mais les tensions entre Hutus et Tutsis sont latentes.

Ce recueil de nouvelles est très dépaysant et j’ai eu grand plaisir à le lire. En revanche, il m’a fallu un peu de temps pour entrer dans cette culture qui ne m’est pas familière et j’ai finalement regretté que l’opus se termine au moment où j’arrivais à m’immerger vraiment dans ces histoires. J’ai regretté, du coup, de ne pas avoir choisi le précédent livre, Ce que murmurent les collines, qui contient trois textes supplémentaires (La Rivière Rukarara, Titicarabi et Le Malheur). Je pense que je reviendrai vers l’œuvre de Scholastique Mukasonga à un moment ou à un autre. Elle a publié plus d’une dizaine d’ouvrages (tous chez Gallimard / Folio) dont Sister Deborah, son dernier roman paru en 2022. 

💪Lecture dans le cadre du challenge Bonnes nouvelles

📌La vache du roi Musinga et autres nouvelles rwandaises. Scholastique Mukasonga. Folio, 112 pages (2023)