L'île des âmes. Piergiorgio Pulixi

L'île des âmes. Piergiorgio Pulixi


Après le vaste territoire américain, la maison Gallmeister invitent ses lecteurs à s’évader vers de nouveaux horizons. C’est ainsi que le romancier italien, d’origine sarde, Piergiorgio Pulixi, est entré dans son catalogue en 2021. L’île aux âmes, son premier titre traduit en Français, nous conduit donc en Sardaigne où les paysages splendides et la douceur automnale ne nous ferons pas oublier l’atmosphère alourdie par des crimes rituels particulièrement sanglants. 

Un duo improbable, formé par deux enquêtrices récemment mutées au service des affaires classées de Cagliari (en réalité un placard où elles doivent expier leurs fautes), est chargé d’enquêter sur un dossier exhumé par leur collègue Moreno Barrali (lui-même en arrêt maladie). Il s’agit de deux meurtres rituels remontant à 1975 et 1986. Barrali est persuadé que ces cold cases ont un lien avec l’enlèvement d’une jeune femme quelques jours plus tôt. Il s’agit de Dolores Murgia, 22 ans. Elle était liée à une secte, adepte de cultes nuragiques. Tandis que Mara Rais et Eva Croce explorent cette piste, le romancier attire notre attention sur une famille vivant quasiment en autarcie dans les montagnes de la Barbagia. Le doyen veille à perpétuer les traditions ancestrales de cette société agropastorale, aidé par son petit-fils, Bastianu Ladu, qui n’est pas sans rappeler les chefs de clan mafieux.

Ce premier volet de la série (le second épisode, intitulé L'Illusion du mal, est paru en France en 2022) tient tout à fait ses promesses. Le dépaysement est total et le lecteur se laisse volontiers porter par l’intrigue de cet "ethno polar" singulier. Si le roman est riche d’informations culturelles et anthropologiques, l’enquête policière n’est pas reléguée au second plan comme cela arrive trop souvent dans ce genre de romans policiers. Les enquêtrices mènent leur affaire tambour battant, dans une ambiance sans doute pesante pour elles mais absolument jouissive pour le lecteur (j’ai adoré les joutes verbales entre la Sarde et la Milanaise).

La bonne nouvelle, c’est que les éditions Gallmeister publient un nouveau livre de Piergiorgio Pulixi, Le Chant des innocents, à la fin du mois. 

📚D’autres avis que le mien chez AthalieDasola et Sandrine

💪Challenge des Pavés de l’été chez La petite liste

📌L'île des âmes. Piergiorgio Pulixi. Totem/Gallmeister, 560 pages (2022)


Jentayu, Hors-série n°4 : Mongolie

Jentayu, Hors-série n°4 : Mongolie


📝Après Taïwan, la Thaïlande et l’Indonésie, la revue littéraire Jentayu a publié une anthologie consacrée à la littérature mongole. Ce numéro hors-série contient une dizaine de nouvelles et une trentaine de poèmes. 

Jusqu’à ce jour, je ne connaissais pratiquement aucun des auteurs, à l’exception de Tschinag Galsan dont le nom m’était familier. Il faut dire que les éditeurs de Jentayu ont le mérite de publier des textes inédits en France. Les traducteurs qui collaborent à la revue font souvent un travail remarquable. Pour ma part, je lis très peu de poésie. C’est donc une occasion unique de faire de belles découvertes. Les histoires sélectionnées sont très dépaysantes et le lecteur a la sensation de s’immerger réellement dans la culture mongole. 


Jentayu, Hors-série n°4 : Mongolie. P90-91


Parmi les textes que j’ai préférés, il y a La mère de Tschinag Galsan, L’épouvantail de Tserentulga Tümenbayar, La femme du maire de Baljir Dogmid ou encore Le refuge du coin de Bayanmönkh Tsoojchuluuntsetseg. Ce sont souvent des histoires tristes, pleine d’humanité et de poésie. Il y a aussi des textes assez drôles à l’exemple du texte intitulé Testicules de Baast Zolbayar ou de la nouvelle de Pürevkhüü Batkhuyag, Comme un poisson. La plupart des poèmes font référence à la nature, aux traditions ancestrales, à l’exil et à l’amour. 

L’introduction, rédigée par le poète G. Mend-Ooyo, est disponible gratuitement en ligne sur le site Internet de la revue. Peu de poètes ou de romanciers mongoles ont été traduits en Français mais on peut se procurer les œuvres de Tschinag Galsan, éditées chez Métailié, L’esprit des Péninsules ou Philippe Picquier. On peut mentionner notamment Ciel bleu, une enfance dans le Haut Altaï, qui est réédité régulièrement.  


Jentayu numéros hors série


📌Jentayu, Hors-série n°4 : Mongolie, 189 pages (2020)


Le Guide. Peter Heller

Le Guide. Peter Heller


 « Il ferma les yeux. Respira l’odeur des aiguilles de pin chaudes sur le sentier sablonneux et entendit le bruit étouffé de la rivière qui se réverbérait dans son lit, et murmura : “Tout va bien. Nouveau taf, deux mois dans l’eau jusqu’aux genoux. On peut pas rêver mieux.” Il faillit même y croire »

Jack, le héros de La Rivière, nous revient pour une nouvelle aventure qui peut parfaitement être lue indépendamment. Trois ans après le drame qui couta la vie à son meilleur ami, le jeune homme décide de se mettre au vert en travaillant comme guide de pêche dans le Colorado. Il est embauché au Kingfisher Lodge, un établissement réservé à une clientèle très privilégiée avec ses luxueux bungalows et son spa privé. La première cliente de Jack est Alison K, une chanteuse de country, amatrice de pêche à la mouche. En cette période de fin de crise sanitaire, la star est venue se ressourcer loin du tumulte du show business. La complicité entre nos deux héros est immédiate. De fait, tout pourrait être parfait dans le meilleur des mondes si quelques détails perturbants ne venaient troubler nos héros. Pourquoi le domaine est-il délimité par des barbelés et cerné de caméras camouflées dans la nature ? Pourquoi Ken, le précédent guide, a-t-il quitté précipitamment le complexe touristique ? Les clients les plus fortunés de Kingfisher Lodge sont-ils en réalité en cure de désintoxication, loin des regards indiscrets et des paparazzis, comme l’affirme Shay, la serveuse ? 

Dans ce nouveau roman, Peter Heller s’amuse à créer une dichotomie entre la quiétude du lieu, la nature apaisante et les évènements qui s’enchaînent de plus en plus vite. La fin du livre est une débauche de moyens digne des plus grands films d’action ! En théorie, l’ouvrage devrait donc plaire aux lecteurs friands de Nature Writing comme aux amateurs de thrillers. Pour ma part, je n’ai rien contre ce mélange des genres, bien au contraire, et j’attends la traduction du prochain livre de Peter Heller, The Last Ranger (Knopf, 2023), avec impatience. 

📚D’autres avis que le mien via Bibliosurf et les billets de Sandrine, Kathel, Luocine et Aifelle à propos de La  Rivière.

📌Le guide. Peter Heller. Actes Sud, 304 pages (2023)



Moi, jardinier citadin, T.01 & T.02. Min-ho Choi

Moi, jardinier citadin, T.01 & T.02. Min-ho Choi


Lorsqu’il publie ce diptyque graphique sur le jardinage, Min-ho Choi est un jeune manhwaga (auteur de BD coréennes). Il vient de démissionner de son boulot et d’acquérir une parcelle de potager sur un terrain communautaire en banlieue. L’idée est de se reconnecter à la nature et de produire des fruits et légumes frais, sans pesticides ni engrais chimiques. Or, ce citadin maladroit et un peu bedonnant est novice en la matière. Il va se rendre compte que l’entretien d’un potager est un exercice physique qui nécessite beaucoup de patience et quelques connaissances empiriques. Heureusement pour lui, l’entraide est de mise sur le terrain et les aînés ne sont jamais avares de conseils.

A l’origine, ce récit autobiographique a été conçu pour un dessin animé. Le projet a été reporté et l’auteur a décidé de publier le scénarimage (d’abord intitulé Les habitants du 6 rue Beomgol), en plusieurs épisodes via un blog. Le manhwa au format papier est paru en version originale sous le titre de Vegetable Garden. Min-ho Choi y raconte, au fil des saisons, son expérience de jardinier citadin. On croise également dans cet album les membres de sa famille (sa femme enceinte et son beau-père), ses voisins et même un ancien camarade de régiment. Bien que certains d’entre eux ne soient pas toujours dignes de confiance, le narrateur reste étonnement bienveillant. 


Moi, jardinier citadin, T.01 - P34-35


En dépit de quelques bémols, cette bande dessinée inclassable a de nombreux atouts. Certaines planches ressemblent à des manuels de biologie, comprenant de nombreux schémas de plantes et d’insectes, ainsi que des informations précieuses sur la culture des végétaux, les graines, les parasites, les pesticides, etc. Pour autant l’album n’est ni un traité de jardinage ni un ouvrage militant sur l’écologie ou l’agriculture bio. Si ces dernières questions sont largement abordées, l’ouvrage conserve un coté naïf plus que militant. L’auteur, qui ne craint pas l’autodérision, nous régale d’anecdotes humoristiques et rafraîchissantes.  

Les dessins à l’aquarelle sont somptueux et les nuances pastel s’accordent bien avec la légèreté voulue par l’auteur. Je trouve néanmoins que l’histoire manque un peu de matière et de rythme. Le fait de consacrer deux tomes de plus de 200 pages pour évoquer ses tâches saisonnières dans le potager et ses aventures humaines avec ses voisins de parcelles s’avère, selon moi, un pari trop ambitieux. L’intention est louable et le personnage principal est touchant mais cela n’a pas suffi à retenir mon attention jusqu’au bout.


Moi, jardinier citadin, T.02. Min-ho Choi. P62-63


Les deux tomes de la série sont agrémentés de textes de différents spécialistes et/ou acteurs dans le domaine du jardinage, de l’agriculture urbaine et durable ou de l’écologie. Le diptyque compte, par exemple, une préface de François Rouillay, chercheur conférencier et Initiateur du mouvement des Incroyables Comestibles en France.

NB : Cette BD est épuisée chez l’éditeur. Il faut donc se la procurer soit en bibliothèque, soit d’occasion ou dans une librairie qui l’aurait encore en stock.

📌Moi, jardinier citadin, Tome 1 (Akata, 207 pages, 2014) & Tome 2 (Akata, 206 pages, 2014) par Min-ho Choi.


Roman fleuve. Philibert Humm

Roman fleuve. Philibert Humm


Roman Fleuve n’est pas un roman très long mais il parle d’un fleuve. Ce cours d’eau, c’est la Seine que les protagonistes se sont mis en tête de suivre jusqu’à la mer. D’ailleurs Roman Fleuve n’est pas vraiment une fiction. Disons que c’est un récit de voyage romancé. Les longues heures passées à naviguer sont autant d’occasions de divagations, tantôt insolentes, tantôt humoristiques, mais jamais cyniques… à la manière d’un Jerome K. Jerome dans Trois Hommes dans un bateau (sans parler du chien).

« Capitaine, demanda le major un peu plus tard, avons-nous réalisé un exploit ?

D’après le dictionnaire, l’exploit est la réalisation d’un acte n’appartenant pas à la sphère des compétences : c’est mon facteur qui gagne le tour de France ou Bobby arrivant à l’heure à un rendez-vous. Notre incompétence en tous domaines ne faisait aucun doute. Par conséquent il y avait de grandes chances pour que nous vinssions, subjonctif imparfait du verbe venir, de réaliser effectivement un exploit. Entrerions-nous pour autant dans l’histoire ? Qui se souviendrait encore du bateau Bateau et de son équipage dans mille ou deux mille ans ? Bien peu, sans doute. La vraie vie était ailleurs. Nous venions de passer un bon moment de sociabilité stimulante. »

Ce passage n’est pas extrait du roman anglais du 19ème siècle mais de celui de Philibert Humm. Il témoigne bien de l’état d’esprit de l’auteur à la fin de son périple fluvial. Bateau est le nom du canoë, auquel les navigateurs ont ajouté une tringle à rideau et un rideau de douche en guise de mât et de voile. Le Capitaine en question, c’est bien notre écrivain aventurier. Après tout, il était l’instigateur du projet et propriétaire d’un Bachi (béret de marin) à défaut d’avoir du charisme. Le Major, c’est François Waquet, étudiant en droit romain à la Sorbonne (à moins que ça ne soit en histoire du droit à Assas) et néanmoins ami de Philibert Humm. Il y a bien sûr un troisième comparse, Pierre Adrian, surnommé Matelot ou Bobby. Ce changement d’alias n’est apriori pas le résultat d’un penchant schizophrénique mais d’une mutinerie libertaire à mi-parcours. J’ignore si c’était un signe avant-coureur mais le narrateur se plait à préciser à plusieurs reprises qu’Adrian habite toujours chez ses parents à l’orée de la trentaine.

Contre toute attente, nos trois amis vont vraiment être confrontés à de nombreuses (et parfois périlleuses) aventures. Ils vont ainsi survivre à un démâtage, deux chavirements, une série de halages et un festin concocté par Sylvain Tesson. Aux détours des nombreux méandres du fleuve et à la faveur de leurs étapes terrestres, les jeunes aventuriers croisent une galerie de personnages pittoresques, souvent ravis de leur rendre service et surtout de partager quelques verres. En dépit de ces généreuses libations et de quelques mésaventures, notre trio atteindra triomphalement son objectif. L’exploit ne restera peut-être pas dans les annales mais son récit vaut vraiment le détour. 

📚Livre repéré chez Keisha et sur Bibliosurf. Thaïs l'a lu aussi. 

📌Roman fleuve. Philibert Humm. Editions des Equateurs, 288 pages (2022)


On ne se baigne pas dans la Loire. Guillaume Nail

On ne se baigne pas dans la Loire. Guillaume Nail

Au début, c’est beau comme un poème. Ensuite, on se rend compte que la musicalité du texte cache un avertissement. Et puis, très vite, on entre dans le vif du sujet : le drame annoncé. 

C’est la fin de l’été, le dernier jour de la colonie de vacances. Les animateurs ont prévu un pique-nique dans une prairie mais on décide finalement de s’arrêter sur le bord de la Loire. Il fait chaud. Des corps s’alanguissent, d’autres débordent d’énergie. Le groupe n’est pas mixte. Les colons sont tous des garçons. C’est leur dernière année. Après ils seront trop vieux alors il faut profiter de ces deniers instants d’insouciance.

« — On va se baigner ?

Quelqu’un dit ça. »

On ne saura jamais qui l’a dit mais le défi est lancé. Les adolescents rugissent de plaisir, se jettent à l’eau, s’échangent un ballon, l’envoient de l’autre côté de la berge puis partent à l’abordage de territoires imaginaires. Le boute-en-train de la bande chahute un peu trop, une branche craque, ou alors c’est un banc de sable qui s’effondre, et l’un des garçons tombe dans le bras principal du fleuve. Après, ce n’est plus qu’un dramatique jeu de quille, les jeunes, un à un, sont emportés dans les tourbillons d’eau. La monitrice, un peu godiche, est dépassée, tétanisée, impuissante. Son collègue, qu’on savait déjà incompétent, n’a pas les bons réflexes non plus. Le plus timoré des ados, resté sur la rive, réagit en premier et se jette à l’eau. Trop tard !  

Ce drame romanesque s’inspire librement et commémore un fait divers réel qui date de 1969. Cette année-là, du côté de Juigné-sur-Loire (Maine-et-Loire), 19 enfants de 8 à 13 ans ont perdu la vie. Un traumatisme qui, cinquante plus tard, hante toujours la population locale. Mais le livre de Guillaume Nail tire aussi son essence de la puissance de ses évocations. Sa plume donne littéralement vie à l’exubérance de l’adolescence et à l’ambiance estivale : la chaleur du soleil sur la peau, les odeurs de sueur, les mouvements de l’eau, la nature, etc. L’auteur brosse le portrait de chaque personnage avec un réalisme bluffant. Leurs pensées intimes et leurs secrets respectifs nous seront ainsi révélés au fil des pages. Chacun joue sa partition selon le rôle qui lui attribué : Gus, le chef de meute mais aussi Pierre, le rondouillard complexé ou Totof, le marginal du groupe. Et puis, il y a les adultes, Benoît et Pauline, à peine plus âgés que les jeunes qu’ils encadrent. Dans ce roman choral, ils prendront la parole à tour de rôle. 

Guillaume Nail s’est déjà illustré dans divers domaines comme la traduction, le journalisme, le cinéma (en tant que scénariste ou réalisateur) et l’écriture. On ne se baigne pas dans la Loire est son premier roman pour adultes et c'est, selon moi, une belle réussite. Son dernier livre, intitulé Armande Cornix sauve le monde (enfin, presque) et paru chez Milan, et lui permet de renouer avec la littérature de jeunesse qui, dit-il, est chère à son cœur. 

Extrait : 

« Héritée de nos mères, de nos pères, c’est la rumeur qui coule dans nos gènes et infuse, sur les pentes des coteaux comme aux plaines du Maine, des berges de l’Authion en corniche angevine, alluvions et roseaux, bras morts et plein lit, c’est cette rengaine avide, bruit lancinant qui attend, au crépuscule là-bas, vers l’estuaire, un monde. Que la nuit soit d’été ou l’automne hâtif, les vignes vêtues de rouge et inquiètes des gels, que les saules se languissent, pieds secs, ou grenouilles à cœur joie, nos sœurs le savent, et nos frères le martèlent. Tu dois craindre le courant qui te happe. Puis, furtif, t’engloutit. »

 

📚D'autres avis que le mien via Bibliosurf et chez Athalie

📌On ne se baigne pas dans la Loire. Guillaume Nail. Denoël, 160 pages (2023)


Semia. Audrey Gloaguen

Semia. Audrey Gloaguen


Manhattan Caplan est journaliste pigiste dans une société de production spécialisée dans les faits divers. A quelques jours de Noël, sa vie est au bord de la déliquescence. Son patron veut la virer, son mari a demandé le divorce et elle risque de perdre la garde de son petit garçon de 7 ans. La réalisation d’un reportage accrocheur pour l’émission Story lui permettrait de conserver son job et donc un revenu pour élever son fils. Une occasion en or se présente justement ce samedi 22 décembre 2018. La SDPJ 92 de Nanterre est appelée sur une scène de drame à La Défense. On a retrouvé 3 pendus dans le centre commercial des 4 Temps. Après les premières investigations d’usage, le commandant Nowak et le lieutenant Marceau concluent à un suicide collectif. Pour autant, son boulot n’est pas terminé car il faut déterminer dans quelles circonstances, la jeune femme et les deux hommes ont mis fin à leurs jours. A priori rien ne relie ces gens ordinaires. Marie Viral était mère célibataire de deux enfants et vendeuse à temps partiel dans un magasin de prêt-à-porter de la galerie marchande. Stefan Ballado, un ex-flic en dépression après une bavure policière, était en instance de divorce. Bernard Compte, facteur à Nanterre, était victime de surmenage. Comment ces trois là se sont-ils rencontrés ? Apparemment, le trio serait entré en contact via un tout nouveau réseau social appelé Fate. Celui-ci permet de localiser les utilisateurs en temps réel et de les connecter instantanément lorsqu’ils sont dans le même périmètre. D’ailleurs, un chapeau au début de chaque chapitre du roman, permet d’identifier et de géolocaliser les protagonistes concernés.

Audrey Gloaguen, ancienne journaliste, signe ici un roman très noir qui doit beaucoup à son propre parcours. Il émane de ce livre une colère palpable contre les injustices sociale et le « système » en général. A quelques exceptions près, tous les personnages sont antipathiques. Jan Nowak est un psychopathe violant bourré de tocs, les politiciens sont corrompus, les patrons sont des exploiteurs cyniques (la fin du roman veut d’ailleurs montrer que c’est dans leur nature profonde), les voyous de banlieue sont comme ils sont, etc. En revanche, la journaliste est parfois d’une naïveté déconcertante et manque tragiquement de sang-froid. Elle est agaçante mais on finit quand même par compatir et à espérer qu’elle se sorte du bourbier dans lequel elle s’est fourrée. Personnellement, j’ai eu du mal à trouver du charme à son ex petit ami dealer malgré les efforts de l’autrice pour le rendre attirant. Il y a beaucoup de testostérone dans ce polar entre le flic sadique, le type qui bat sa femme, les cols blancs pervers et les racailles de cités. Face à eux, il y a des femmes fragiles mais aussi d’autres plus fortes ou qui vont apprendre à le devenir. 

L’intrigue est bien menée et la construction du roman parfaitement maîtrisée (on n’entre pas dans la Série Noire de Gallimard par hasard). On sent le travail de documentation sous-jacent de l’ex journaliste, notamment concernant les réseaux sociaux et l’intelligence artificielle. Le "Semia" (pour Semantic Analysis) du titre fait d’ailleurs référence à un logiciel fictif très spécial mais je n’en dirais pas plus. 

Extrait: 

« — ... Je... je les ai tués !! hurle soudain la voix à l’autre bout du fil. Tous, je les ai tous tués !!

Forest Lo fouille dans sa mémoire, tente de se souvenir de ce que l’association lui a appris. Technique pour rassurer un mec voulant se loger une balle dans le carafon, hors de propos. Technique pour apaiser un type dépressif, hors sujet également. Technique pour rassurer face à un meurtrier, rien. Il a beau froncer les sourcils, se gratter le front nerveusement, Forest Lo ne trouve rien dans son cerveau en bordel. À l’autre bout du fil, il entend l’homme pleurer en silence.

— Qu’est-ce que je vais devenir, qu’est-ce que je vais devenir..., répète la voix.

— Je suis sûr que tout va s’arranger, tente Forest Lo pour gagner du temps. Racontez-moi. »


📚Une idée de lecture piochée chez Charybde via Bibliosurf dans le cadre du Challenge Thrillers et Polars, organisé par Sharon.

📌Semia. Audrey Gloaguen. Folio, 544 p. (2023)


Ma voisine est Indonésienne. Emmanuel Lemaire

Ma voisine est Indonésienne. Emmanuel Lemaire


La voisine d’Emmanuel Lemaire a l’habitude de débarquer chez lui sous divers prétextes puis de disparaître presque aussi vite. Sa famille est originaire de Makassar sur l'île de Célèbes dans la province de Sulawesi du Sud mais elle a souvent déménagé. Mme Hibou (c’est le surnom que le narrateur a donné à sa voisine) raconte que son père occupait un poste dans les finances publiques. Or, pour éviter la corruption des fonctionnaires, le gouvernement indonésien obligeait ses agents à muter régulièrement. C’est ainsi que Mme Hibou est née en Papouasie. 

Au fil de leurs rencontres, elle raconte à son voisin comment elle est arrivée en France et surtout comment elle occupe ses congés. Traductrice freelance, la semaine, Mme Hibou consacre ses week-ends à sillonner la France en train.  Ses destinations (Charleville-Mézières, Dijon, Niort ou Grenoble) ne sont pas choisies au hasard. La plupart sont liées à son histoire personnelle, familiale ou professionnelle. Et, comme elle ne fait rien comme tout le monde, elle ne visite que rarement les musées. Mme Hibou préfère le mouvement et surtout les gens. Son premier contact avec la neige et la vue des ballots de paille dans les champs font partie de ses meilleurs souvenirs. 


Ma voisine est Indonésienne. Emmanuel Lemaire. P18-19


Grâce à sa curieuse voisine, Emmanuel Lemaire découvre une autre culture et aussi une vision très différente de son propre pays. Elle porte un regard parfois surprenant et très réaliste sur les habitants de l’Hexagone, mais sans jugement à l’emporte-pièce. Or, ce n’est pas toujours le cas de ses interlocuteurs et, en particuliers, de son voisin illustrateur. 

Au fil de ses pérégrinations, notre petite bonne femme essaime des graines qui, espère-t-elle, germeront et viendront végétaliser les gares qu’elle a visitées. Mme hibou est un drôle d’oiseau, c’est vrai, mais elle est tellement sympathique et attachante ! J’ai découvert avec bonheur qu’Emmanuel Lemaire a donné une suite à cet album. Ce second tome est intitulé La France vue par Madame Hibou (Shampooing, 162 p., 2022). 


Ma voisine est Indonésienne. Emmanuel Lemaire. P32


J’ai constaté, sur le site de l’éditeur, que le second tome est en couleur. Ce n’est pas le cas de ce premier album dont les planches sont toutes en noir et blanc. Néanmoins, je trouve que les illustrations d’Emmanuel Lemaire conviennent bien à cette BD biographique et intimiste. L’histoire implique que les représentations de villes soient omniprésentes mais le lecteur ne se sent pas oppressé pour autant, même lorsque l’auteur évoque le confinement pendant la crise sanitaire de covid-19. Par ailleurs, j’ai trouvé assez ingénieux le concept de planches en puzzle. Ce système rend la BD plus dynamique lorsqu’il s’agit d’illustrer de longues conversations ou des épisodes nécessairement statiques. 

Emmanuel Lemaire est bibliothécaire le jour, et auteur de BD la nuit. Souhaitons lui encore de fréquentes insomnies ! 


Ma voisine est Indonésienne. Emmanuel Lemaire. P120-121


📌Ma voisine est Indonésienne. Emmanuel Lemaire. Shampooing, 125 pages (2021)


Les mauvaises épouses. Zoe Brisby

Les mauvaises épouses. Zoe Brisby


Cette histoire débute le 22 avril 1952, avec l’arrivée d’un nouveau couple (Charlie et Harry) dans la petite communauté d’Artemisia Lane près de Las Vegas. Elle se termine dans le drame le 19 mai 1953. A cette période, dans le Nevada, tout est atomique : les apéritifs, les gâteaux et les reines de beauté. La population semble ignorer joyeusement les risques radioactifs et les essais nucléaires sont considérés comme des attractions à l’instar des feux d’artifices. Les journalistes les observent à quelques 20 km de distance, protégés par de simples lunettes, tandis que les familles de la base militaire du NTS (Nevada Test Site) organisent des fêtes à chaque explosion. Dans ce microcosme, la hiérarchie est essentielle et dépend uniquement du grade des maris. Les femmes, elles, restent à la maison et s’appliquent à être de bonnes épouses. Summer est l’une d’entre elles. Son mari, Edward, est le directeur scientifique du NTS. Elle est son faire-valoir. Son rôle consiste à organiser des barbecues atomiques et à participer aux activités réservées aux femmes de la communauté. En apparence, Summer est aussi lisse et radieuse que les ménagères dans les publicités des années 50. Sa nouvelle amie Charlie, ressemble aussi à un cliché. Celui de la pin-up glamour et un peu délurée. Or, on apprend vite que les jolies robes pastel de Summer et les scandaleux escarpins rouges de Charlie cachent des réalités bien différentes. 

Je ne connaissais pas Zoe Brisby avant de lire Les mauvaises épouses mais l’autrice explique dans la postface qu’elle est sortie de son registre habituel. Le roman est agréable à lire et aborde des sujets plus profonds que le suggèrent son titre et sa couverture. En ce qui concerne les essais atomiques aux Etats-Unis, la romancière s’appuie sur des faits réels. On peut d’ailleurs aujourd’hui visiter le musée atomique à Las Vegas et découvrir l’histoire des sites nucléaires de la région. Zoe Brisby précise que son livre est avant tout une chronique romanesque de l’Amérique des années 50 et que l’émancipation féminine constitue le cœur de son propos. Elle esquisse un univers dichotomique, entre insouciance (rock’n’roll et cinéma) et bien-pensance (paternalisme et hiérarchie).  Les héroïnes de ce roman représentent, chacune à sa façon, les contradictions d’un monde en mutation où la chasse aux sorcières fait des victimes.

📚D’autres avis que le mien via Bibliosurf

📌Les mauvaises épouses. Zoe Brisby. Albin Michel, 336 pages (2023)


Tupinilândia. Samir Machado de Machado

Tupinilândia. Samir Machado de Machado


 Quel est le point commun entre Henry Ford, Walt Disney, John Parker Hammond et João Amadeus Flynguer ? Tous les quatre ont rêvé de bâtir une cité utopique. Etaient-ils des mégalomanes ou des visionnaires ? Leurs projets pharaoniques étaient ils voués à l’échec ou à l’abandon dès le départ ? Avant de répondre à ces questions, je me dois de préciser que deux membres de ce riche quatuor sont totalement fictifs. 

Les admirateurs de Michael Crichton et de Steven Spielberg auront déjà reconnu le nom du PDG de la puissante compagnie InGen dans Jurassic Park. Mais le personnage qui nous intéresse vraiment ici est un magnat brésilien du BTP. Il se considère comme un disciple de Walt Disney, sachant que sa propre famille est originaire des Etats-Unis et a fait fortune au Brésil grâce à une chaîne de cinéma.  João a eu l’occasion de rencontrer le producteur américain lors de sa tournée en Amérique latine dans les années 40. Quatre décennies plus tard, s’inspirant d’EPCOT (Experimental Prototype Community Of Tomorrow), le projet initial de Walt Disney qui devait voir le jour en Floride, João Amadeus Flynguer imagine sa propre cité idéale. A l’instar de Fordlândia, la ville usine éphémère de Ford dans l'État de Pará au Brésil, le parc d’attraction de Tupinilândia sera construit au cœur de l’Amazonie. L’entrepreneur brésilien a prévu des logements pour ses employés et toutes les infrastructures nécessaires pour l’installation de leurs familles. Le projet est un hommage à la culture de son pays et s’en inspire entièrement. Or, le jour de l’inauguration du parc, un groupe de d’Intégralistes (des fascistes brésiliens), s’invitent de force à Tupinilândia. La prise d’otage se termine par une évacuation in extrémis de la famille Flynguer, à l’exception du doyen qui préfère mourir dans sa ville utopique. A ce stade, l’histoire est pourtant loin d’être terminée… 30 ans plus tard, l’archéologue Artur Flinguer (avec i) obtient un financement important pour se rendre dans la cité oubliée de Tupinilândia. Il n’imagine pas dans quel bourbier il s’est fourré ! 

 « Entre Orwell et Jurassic Park, un blockbuster littéraire » : c’est ainsi que l’éditeur présente l’ouvrage de Samir Machado de Machado. Et il ne ment pas. Tupinilândia est un roman d’aventure dystopique foisonnant et extrêmement visuel avec des scènes d’action dignes d’un film grand public. On pense un peu à Indiana Jones aux prises avec les Nazis et aux héros de Jurassic Park en mode survie dans leur parc d’attraction. Mais le roman va au-delà du simple divertissement car l’auteur prend son temps pour poser le contexte… au risque de perdre quelques lecteurs en route. Pour ma part, j’ai apprécié les références "nostalgiques" aux années 80, ainsi que les longues digressions sur l’histoire politique du Brésil, de l’industrie du divertissement ou du cinéma en temps de guerre. Le plaisir d’écriture de l’auteur (qui a imaginé jusqu’au plan détaillé du parc d’attraction) est très communicatif. 

💪Je dois cette belle découverte à Keisha et A Girl, chez qui j’ai pioché cette idée de lecture dans le cadre du Book Trip brésilien.

📌Tupinilândia. Samir Machado de Machado. Métailié, 512 pages (2020)


Book Trip Brésilien 2023


Le clou. Yueran Zhang

Le clou. Yueran Zhang


 Il n’est pas facile de résumer ce roman, riche de personnages et d’évènements. Il faut aller chercher l’origine du fil narratif à la fin des années 60, en pleine révolution culturelle chinoise. Sur un campus hospitalo-universitaire de Nanyuan, un groupe d’employés procède à son auto-critique. La séance se termine par un drame qui va impacter le destin de plusieurs familles. 

Quelques décennies plus tard, lors d’une soirée de tempête bien arrosée, deux trentenaires évoquent leurs souvenirs d’enfance. Ils ont grandi dans le même quartier mais sont issus de milieux sociaux différents. Cheng Gong a été élevé par sa tante et sa grand-mère. A l’âge de six ans, il a découvert que son grand-père était un "homme-légume", maintenu en vie artificiellement à l’hôpital. Le garçonnet, d’abord indifférent à l’histoire de son aïeul, tente ensuite d’en savoir davantage. Il réalise alors que son grand-père à une âme et tente de construire une machine pour le faire revenir à la vie. Or, il s’aperçoit très vite que personne ne tient vraiment à la résurrection de Cheng Shouyi. Le sort de sa famille dépend en effet de l’hôpital qui, en guise de compensation, lui fournit logement et emplois. 

Le second personnage clé de ce roman est Li Jiaqi. Elle est la petite-fille de Li Jisheng, éminent chirurgien et académicien. Le soir où elle retrouve Cheng Gong, le grand homme est à l’agonie. La jeune femme refuse de le conduire à l’hôpital, préférant garder ce dernier souffle de vie pour elle seule plutôt que de le partager avec une foule d’admirateurs. Son père, quant à lui, est décédé dans un accident de voiture lorsqu’elle était enfant. Cet évènement tragique a beaucoup perturbé la jeune femme qui tente de (re)trouver l’amour paternel en entretenant des relations sentimentales et/ou charnelles sans issues avec ses anciens collègues et amis. 

Parce que les évènements nous sont rapportés à la faveur de retrouvailles (dont on sait qu’elles seront brèves) et de l’évocation de souvenirs communs ou individuels, on comprend que leur rappel ne soit pas toujours présenté dans un ordre logique et chronologique. Ce fait nécessite une attention constante du lecteur car certains détails s’avèrent par la suite être des éléments cruciaux de l’histoire, de nouveaux fils à tirer pour démêler la pelote des destins.  

Dans la postface de ce livre, Yueran Zhang revient sur la genèse de ce roman. Elle explique que son point de départ est une nouvelle écrite par son père, Le clou, à partir d’un fait réel. Le manuscrit est resté de nombreuses années dans un tiroir et n’a jamais été publié. La romancière s’en est inspiré pour son œuvre. Il lui a fallu plusieurs années de maturation et d’écriture pour transformer ce texte en pavé de plus de 600 pages. La romancière a indiqué dans une interview accordée à RFI que le titre du roman en Chinois est Le cocon. Il s’agit d’une métaphore faisant référence aux années 90 et à d’autres évènements de l’histoire chinoise. Néanmoins, le cœur de l’intrigue est bien la révolution culturelle et ses répercussions contemporaines. Par ailleurs, l’autrice apporte un soin particulier à la psychologie des personnages.  

📝J’avais déjà apprécié la plume originale de Zhang Yueran dans sa novella intitulée L’Hôtel du Cygne. On y retrouve d’ailleurs des thématiques qui lui sont chères comme les relations entre les différents groupes sociaux, les familles dysfonctionnelles ou encore le poids du passé sur la vie quotidienne des protagonistes. Le clou est une œuvre labyrinthique et intimiste, proche de la psychanalyse collective, et qui nous apprend beaucoup sur l’évolution de la société chinoise. 

💪J'ai lu Le clou en compagnie d'Ingannmic et d'Athalie dans le cadre des défis estivaux "Les pavés de l’été" et "Les épais", organisés respectivement par Sybilline (du blog La petite liste) et Tadloiducine (Chez Dasola). A Girl aussi a lu ce roman, il y a quelques mois. 

📌Le clou. Yueran Zhang. Zulma, 640 pages (2021)


Challenge Pavés de l'été 2023

Challenge Les épais de l'été 2023






Alibi N°14 : Petits meurtres en Asie

Alibi N°14 : Petits meurtres en Asie

A l’occasion de la Japan Expo, la revue Alibi publie un numéro d’été autour du polar asiatique et consacre un dossier spécial au Manga Noir. La maquette est plutôt réussie avec une couverture en carton glacé, des titres de rubriques alléchants et de nombreuses illustrations. Les thématiques récurrentes de cette publication trimestrielle font la part belle au "True Crime" et à la fiction policière, au travers de comptes rendus de faits divers, de nouvelles, d’interviews, de chroniques et de recensions d’ouvrages.

Dans ce numéro saisonnier, l’accent est mis sur les portraits d’auteurs, comme le romancier Japonais Seichō Matsumoto (dont l’œuvre est encore trop méconnue en France du fait de la rareté des traductions) mais aussi sur les écrivains occidentaux comme Jake Adelstein ou Peter May. Le premier est Américain mais a vécu plus longtemps au Japon que dans son pays natal. Il et s’est fait connaître grâce à son récit Tokyo Vice (éditions Marchialy, 2016) et vient de publier un nouvel ouvrage intitulé Tokyo Detective (éditions Marchialy, 2023). L’Ecossais Peter May, quant à lui, est l’auteur d’une série policière à succès dont les intrigues se déroulent en Chine : Meurtres à Pékin (Le Rouergue, 2005), Le Quatrième Sacrifice (Le Rouergue, 2006), Les Disparues de Shanghai (Le Rouergue, 2006), etc. 


Alibi N°14 : Petits meurtres en Asie - P6-7


La ligne éditoriale de la revue Alibi n’étant pas limitée à la fiction, une série d’articles viennent compléter la partie romanesque. Il est notamment question de la mafia chinoise, des relations entre le mode des Sumotoris et des Yakuzas, ainsi que d’une affaire de Serial killer en Corée du Sud qui a occupé la police pendant plusieurs années. 

Côté BD, plusieurs mangakas sont évoqués parmi lesquels Jirō Taniguchi (pour Trouble Is My Business), Naoki Urasawa (pour Monster) ou encore Takashi Morita (pour ses adaptations des aventures d’Arsène Lupin). Ces portraits sont précédés d’un article panorama du manga, expliquant les raisons de son succès en France. Il faut dire qu’une BD vendue sur deux dans l’hexagone est un manga, soit 48 millions d’albums en 2022. Le lecteur est également invité à feuilleter les premières pages du tome 1 de Kujô, l’implacable de Shôhei Manabe (Kana, 2023).  Le dossier se referme sur une mangathèque idéale composée de 10 titres phares du manga noir. 


Alibi N°14 : Petits meurtres en Asie. P20-21

En dépit de l’aspect "haut de gamme" de la revue ou du soin porté au choix des sujets, je ne peux pas dire que j’adhère totalement à la ligne éditoriale de cette publication que je trouve un peu accrocheuse. 

📝Le nom de la revue Alibi vous est peut-être familier pour deux raisons. En effet, il existe une revue québécoise qui s’appelle Alibis (avec un S en plus à la fin) mais celle-ci semble avoir abandonné le format papier pour la publication numérique exclusivement. Par ailleurs, Alibi (version française) est une maison d’édition appartenant au groupe Dargaud et publiant de la littérature de genre depuis 2020. Pour ma part, j’ai déjà eu l’occasion de découvrir son catalogue romanesque au travers de deux polars un peu trash (Le club des mamans mortes de Paul Hurlink ou Celle qui parle aux morts de A.K. Turner). 

📌Petits meurtres en Asie. Alibi N°14, 162 pages (Eté 2023)

Imperator, T.01. Bai Cha

Imperator, T.01. Bai Cha


Ce manhua (BD chinoise) met en scène un jeune célibataire et ses animaux domestiques dans des saynètes de la vie quotidienne. Le narrateur raconte comment il a adopté un chat des rues qu’il trouvait absolument craquant. Le matou, appelé Imperator, sait parfaitement manipuler son humain (les chats n’ont pas de maître) qui devient rapidement son esclave volontaire. Oups, leur acolyte canin, se laisse berner de la même manière et voue une admiration sans bornes au félin auquel il s’adresse toujours sur un ton déférent. Les propriétaires de chats et de chiens se reconnaîtront sans doute dans certaines situations : lorsque le chat s’allonge sur le clavier de l’ordinateur ou lorsque le chien tente de s’incruster sur le lit, par exemple.


Imperator, T.01. Bai Cha - P38-39


Une partie des anecdotes prêtent à sourire mais la plupart des gags sont aussi immatures que le narrateur. J’avoue que les histoires scatologiques de Gamin (c’est ainsi que le surnomment ses animaux) ont fini par me lasser. Par ailleurs, l’auteur utilise un langage assez trash. Je ne peux pas dire que cela me choque mais je ne vois pas bien l’intérêt dans ce contexte. Bai Cha explique lui-même dans l’introduction qu’il n’est pas entièrement satisfait de son travail et il vrai que l’album semble perfectible. Je pense que cette sensation tient en partie aux difficultés de traduction (notamment pour les mèmes Internet humoristiques) et au fait que les dessins soient d’abord parus au compte-goutte sur les réseaux sociaux. Il a fallu lier l’ensemble de façon cohérente pour en faire une BD. 


Imperator, T.01. Bai Cha - P42-44


J’ai été davantage convaincue par le graphisme typiquement chinois (selon l’éditeur) et la liberté que le dessinateur s’accorde sur certaines planches. La taille des bulles est volontairement irrégulière d’une page à l’autre, certains dessins s’émancipent des cases et rendent l’ensemble très vivant. Le petit format carré, qui s’inspire des références chinoises en la matière, a de quoi surprendre mais s’avère finalement très pratique. Les strips alternent avec des illustrations en couleurs. Il s’agit de mettre en évidence la vision que la narrateur à de son animal (un chat tout mignon) et le caractère du félin dans la vraie vie.

Bai Cha (littéralement Thé Blanc) s’est fait connaître dès 2014 en publiant des dessins humoristiques sur les réseaux sociaux, d’abord via les applications chinoises WeChat et Weibo, puis sur Twitter, Facebook et Instagram. On peut voir ses dessins sur ces plateformes et même discuter avec les personnages principaux qui ont chacun un compte twitter à leurs noms : Supremocat0601 pour Gamin (ou Kiddo, l’alter ego de Bai Cha), YourHighnessCat pour Imperator et PugBubbaBoo pour Oups. Il s’agit de leurs noms anglophones. Si on en croit ses éditeurs, Bai Cha (Liang Kedong de son vrai nom) est aujourd’hui un Manhuajia (auteur de BD) célèbre et serait suivi par plus de 15 millions de followers. 


Imperator, T.01. Bai Cha - P144-145


Les premières versions papier de ses œuvres ont été publiées à partir de 2015 en Chine. Aux Etats-Unis, deux tomes de la série Cat and Dog (My Cat Hates Me & My Cat Really Hates Me) sont parus en 2022. En France, le second volume de la série devrait sortir en octobre 2023. 

📌Imperator, T.01 :  Le chat que vous adorerez détester. Bai Cha. Clair de Lune, 183 pages (2023)


C’est pour mieux te manger. Kim Ji Yeon

C’est pour mieux te manger. Kim Ji Yeon


 Nous savons bien, nous les adultes, que les contes de fées sont destinés à prévenir les enfants des périls auxquels ils peuvent être exposés. Aussi, il n’est pas surprenant que les auteurs de thrillers s’en inspirent. Le roman de Kim Ji Yeon, dont le titre original est Red Riding Hood, est une adaptation très libre du Petit chaperon rouge

Dans cette histoire, la grand-mère s’appelle Lee Sooja. Elle a 79 ans. Un soir de février, un incendie s’est déclaré dans la montagne, derrière chez elle. Un livreur a donné l’alerte et le sinistre a été maîtrisé à l’aube. Dans la maison en ruine, les sauveteurs ont trouvé deux cadavres. Il s’agit des corps de la vieille dame et de son petit fils Minho, un délinquant notoire. La seule survivante du drame est Han Minjue. La jeune femme a réussi à s’extraire du brasier et à se traîner jusque dans le jardin. Transportée à l’hôpital, Minjue est tirée d’affaire mais reste mutique. Que s’est-il passé ce soir là dans la maison de sa grand-mère ? Une ménagère locale, journaliste amateur et ancienne amie de lycée de la victime, se rend à son chevet pour un savoir davantage. Sans grand succès. Le seul message que la blessée parvient à lui transmettre concerne le chien de sa grand-mère qui a disparu la nuit de l’incendie. Jisuk, notre gratte papier, se rend sur-place et tente retrouver l’animal. En interrogeant le voisinage, elle découvre quelques incohérences dans l’histoire de Minjue et de sa famille. Le roman est divisé en quatre parties qui présentent l’intrigue selon les points de vue des différents personnages et autant de rebondissements. 

📝J’ignore si la Psychanalyse des contes de fées de Bruno Bettelheim est son livre de chevet, mais Kim Ji Yeon s’attache, à travers ce conte cruel, à explorer les relations familiales et à fouiller la psyché des protagonistes.  La démarche semble intéressante mais je n’ai pas été totalement convaincue par le style de l’autrice. Il me semble qu’elle complique inutilement la construction de l’intrigue. Par ailleurs, j’ai l’impression que la traduction à quatre mains a été un peu laborieuse. J’avais déjà eu ce sentiment concernant le roman de Joo Younngha, Plus heureuse que moi, tu meurs, paru chez le même éditeur. 

📌C’est pour mieux te manger. Kim Ji Yeon. Matin Calme, 231 pages (2022)


Fudafudak. Li-Chin Lin

Fudafudak. Li-Chin Lin


 📝Li-Chin Lin est l’auteur d’un premier roman graphique, Formose, qui raconte l’histoire de son pays et son enfance sur île de Taïwan. Fudafudak, son second album, n’est pas une autobiographie. Il s’agit cette fois d’une BD de reportage. 

Entre 2013 et 2015, Li-Chin Lin a effectué plusieurs séjours au sein d’une communauté en lien avec le peuple autochtone des Amis. Elle a été invitée par une jeune cultivatrice appelée Hsiao-Ching. Celle-ci a quitté Taipei, la capitale, pour s’installer près de Dulan, dans le sud-est du pays. Elle s’est associée à un paysan, membre de la communauté des Amis. Sur sa parcelle, elle fait de la culture et de l’élevage bio. Grâce à elle, Li-Chin Lin fait connaissance avec les Aborigènes et découvre leur culture. Elle apprend aussi que leurs traditions sont en danger à cause de la construction d’un complexe hôtelier géant, le Mei-Li-Wan (Miramar Resort) sur la plage de Fudafudak ou Shan-Yuan (en Mandarin). En 2013, les villageois sont allés manifester jusque devant le palais présidentiel à Taipei avec une pirogue, symbole de leur futur menacé. En effet, d’autres projets d’hôtels risquent de voir le jour sur la côte si le tribunal administratif de Kaohsiung valide la décision des autorités de Taïtung. L’autrice se rend également dans le village aborigène de Nan-Tian avec une militante anti-nucléaire et un journaliste français. Ce site magnifique est pressenti pour servir de zone de stockage des déchets nucléaires. C’est l’occasion pour Li-Chin Lin de parler de Lanyu (l’île des orchidées) où le peuple Tao et les groupes écologistes réclament la fermeture du site de stockage. 


Fudafudak. Li-Chin Lin. P10-11


J’ai retrouvé avec plaisir le style graphique qui m’avait plu dans Formose. Les crayonnés de Li-Chin Lin s’accordent bien avec la BD de reportage. Malgré tout, j’ai regretté dans certaines circonstances l’utilisation exclusive de planches en noir et blanc. Il aurait été plus facile de m’immerger dans l’histoire avec des couleurs mettant en valeur la luxuriance de la végétation tropicale et la flamboyance des tenues traditionnelles des Aborigènes. Je comprends néanmoins que Li-Chin Lin ait préféré sacrifier la beauté des couleurs au réalisme pour être en accord avec son propos. Elle compense avec les quelques illustrations oniriques que lui inspirent les légendes autochtones. 

Et la suite ?

Il n’a pas été facile de trouver des informations sur les sujets évoqués dans cette bande dessinées. Les toponymes, tantôt en langue Amis, tantôt en mandarin ou en Anglais ne facilitent pas les recherches. Il semblerait néanmoins que la situation n’ait pas beaucoup évoluée en l’espace d’une décennie. On comprend dès lors que Fudafudak soit resté un one-shot.


Fudafudak. Li-Chin Lin. Pages 160-161


En mars 2016, la Cour Suprême a finalement rejeté l’appel du gouvernement du Comté de Taitung et interdit l’ouverture du complexe touristique Mei-Li-Wan (Miramar Resort). Néanmoins, aucune décision n’a été prise concernant la démolition de l’Hôtel. En octobre 2020, un nouveau tribunal arbitral a été réuni pour examiner une demande d’indemnisation du promoteur privé qui réclame plus de 21 millions de dollars US aux autorités de Taitung.  Selon cet accord, le Comté assumerait alors la propriété des bâtiments et des installations de la station. Selon le Taïpei Times, il prévoirait de transformer le site en parc de loisir public ou en espace de réunions internationales. Enfin, un article est paru dans la revue Scientifique Marine Policy (Vol. 123, janvier 2021). Elle aborde la controverse selon le prisme du développement durable. 

En ce qui concerne la bataille du peuple Tao contre le stockage de déchets nucléaires sur l’Île des Orchidées, j’ai trouvé un article du New-York Times en date du 5 janvier 2023, montrant que le problème est loin d’être réglé. Pour l’instant, Taipower, l'opérateur nucléaire taïwanais, a échoué à trouver un site de remplacement permanent. Le gouvernement taïwanais a reconnu ses torts vis-à-vis de la population locale dans un rapport publié en 2018 et accepté de lui verser immédiatement 83 millions de dollars Us en compensation. Il est prévu, par ailleurs, une rente de 7 millions de dollars supplémentaires tous les 3 ans.

💪Lecture dans le cadre du challenge "Lire (sur) les minorités ethniques" chez Ingannmic

📝Découvrir l'Asie à travers la BD ici

📌Fudafudak, l’endroit qui scintille. Li-Chin Lin. Ça & là, 192 pages (2017)



Pyongyang 1071. Jacky Schwartzmann

 Pyongyang 1071. Jacky Schwartzmann


L’auteur de ce livre s’est fixé un objectif incroyable : participer au Mangyongdae Prize International Marathon. Comme vous l’aurez deviné, il ne s’agit pas d’un prix littéraire mais d’une course de marathon. Elle a lieu tous les ans, au mois d’avril, à Pyongyang en Corée du Nord. Cette compétition, créée dans les années 80, est ouverte aux athlètes étrangers depuis l’an 2000. Les amateurs sont admis depuis une dizaine d’années. Plusieurs épreuves sont proposées dont, la plus prestigieuse, est un marathon de 42 km. Le départ et l’arrivée se font devant des milliers de spectateurs (un peu lobotomisés) dans le stade Kim Il-sung. Pour participer au tour d’honneur, il faut finir la course en moins de 4 heures mais les participants ont tous l’occasion unique de traverser à pied la ville de Pyongyang. 

Jacky Schwartzmann, le narrateur, n’est pas un grand sportif mais il est irrésistiblement attiré par les pays communistes et/ou de l’ancien bloc de l’Est. Abandonnant pour un temps son emploi alimentaire et l’écriture de ses polars, il s’entraîne donc avec ardeur jusqu’au jour J. Il tente parallèlement d’enrôler la moitié masculine de sa famille mais ne parvient à convaincre que son oncle, un sacré personnage lui aussi (mais c’est une autre histoire). Finalement, c’est une amie parisienne résolument non sportive qui l’accompagnera. Elle dispose en effet d’un moins deux atouts essentiels : le sens de l’humour et une passion totalement assumée pour la Corée du Nord. 

Le narrateur court sous le dossard n°1071, d’où le titre de son opus. Ce livre est un ovni difficile à classer. Il ne s’agit ni d’un récit de voyage ni d’une autobiographie de sportif. Il n’est donc pas nécessaire d’être amateur de course à pied pour apprécier le témoignage de Jacky Schwartzmann. En revanche, si le dépaysement est total, on ne peut pas dire qu’on apprenne grand-chose sur les mœurs et coutumes des Nord-Coréens. L’auteur nous explique qu’il est en effet pratiquement impossible d’interagir avec la population locale. Avant même de passer la frontière, les agents de voyage fournissent une liste interminable de recommandations. Pendant le séjour, les touristes sont télécommandés d’un lieu à un autre, toujours chaperonnés par des guides de voyage, des policiers ou des militaires.  Il leur est d’ailleurs interdit de sortir seuls de l’hôtel. 

Si le coté circuit organisé pèse beaucoup à l’auteur, il repartira néanmoins avec quelques anecdotes croustillantes et bon enfant. Le lecteur, quant à lui, aura passé un moment agréable en sa compagnie. 

📚D’autres avis que le mien chez Alex-mot-à-mots, A girl From Earth, et via Bibliosurf 

📌Pyongyang 1071. Jacky Schwartzmann. Paulsen Poche, 168 pages (2023)