Urbex, T. 02 : Douleurs fantômes. Dugomier, Clarke & Mikl

Urbex, T. 02 : Douleurs fantômes. Dugomier, Clarke & Mikl


 La série Urbex est le fruit d’une collaboration entre le scénariste bruxellois Vincent Dugomier (Vincent Lodewick de son vrai nom) et le dessinateur liégeois Frédéric Seron alias Clarke. Le premier s’est fait connaître grâce à la série Les Enfants de la résistance ; le second à travers les aventures de Mélusine


Urbex, tome 2 - P3


L’univers d’Urbex est résolument fantastique et les deux jeunes héros évoluent dans une atmosphère hautement anxiogène. Dans le premier épisode, Villa Pandora, Alex et Julie avait découvert une vaste demeure en ruine où ils pensaient pratiquer leur activité favorite, l’urbex (pour exploration urbaine) en toute quiétude. Or, une série d’éléments perturbants a obligé nos lycéens à revoir leurs priorités pour s’intéresser aux signaux reçus lors de leurs sorties nocturnes dans les lieux abandonnés. Nous les avions laissés un peu secoués par leurs récentes expériences ésotériques mais plus désireux que jamais de faire la lumière sur les secrets exhumés depuis leur première visite à la villa Pandora.


Urbex, tome 2 -P6-7


Dans cette seconde saison, nos jeunes amis semblent rattrapés par leur passé familial commun. Ils doivent néanmoins déterminer quels liens les unissent vraiment à leur arrière-grand-mère et quel rôle joue le docteur Gruber dans toute cette histoire. En effet, le psychanalyste semble être la clé pouvant les débarrasser des barrages inconscients qui les empêchent d’accéder à la vérité. Enfin, ils espèrent découvrir pourquoi ils sont assaillis de visions intempestives les obligeant à intervenir dans la vie de parfaits inconnus.

 

Urbex, tome 2 - P12-13


Si les auteurs de cette série continuent de publier leurs albums au même rythme, il y a une chance pour que le troisième tome sorte dès cet été. A ce stade, nous ignorons toujours combien de volumes sont prévus. Néanmoins, les évènements commencent à prendre forme et s’emboîter les uns dans les autres pour créer une intrigue cohérente. Nous avançons à petits pas vers la résolution de tous les mystères.  

📌Urbex, T. 02 : Douleurs fantômes. Dugomier, Clarke & Mikl. Éd. Le Lombard, 56 pages (2022)

Urbex, T.01 : La villa Pandora. Dugomier, Clarke & Mikl

 Urbex, T.01 : La villa Pandora. Dugomier, Clarke & Mikl


Julie et Alex ont de drôles de loisirs. Ces lycéens organisent des explorations urbaines nocturnes. Cette pratique appelée Urbex consiste à se promener dans des bâtiments abandonnés comme les usines désaffectées, les anciens garages et les vieilles bicoques. Un soir, ils décident de visiter la Villa Pandora, une maison bourgeoise en ruine qu’ils ont repérée très récemment. La balade tourne court lorsque les adolescents se trouvent nez à nez avec deux apparitions fantomatiques. Le lendemain, Alex interroge un commerçant du quartier au sujet des éventuels habitants de la vieille maison.  Or, le bonhomme est sûr que ladite demeure a été démolie 5 ans plus tôt ! En se rendant sur les lieux, force est de constater qu’il n’y a plus qu’un terrain vague et que les photos prises la veille sont ratées. Le soir même, lorsque nos héros retournent sur-place, la baraque est pourtant bien là ! Pour Julie et Alex, c’est le début d’une aventure ésotérique qui sera riche de surprises plus ou moins agréables. 


Urbex, T.01 : La villa Pandora. Dugomier, Clarke & Mikl . P3


Ce premier volet de la série apporte plus de questions que de réponses. Qui sont les jumelles qui hantent la bicoque abandonnée ? Pourquoi la maison disparait-elle pour réapparaître à la faveur de la nuit ? Bien d’autres questions encore se profileront au fil du récit. Deux tomes d’Urbex sont parus à ce jour et j’ignore pour l’instant si la série est terminée. En tout cas, la fin du premier album annonce de nouvelles surprises à venir. 


Urbex, T.01 : La villa Pandora. Dugomier, Clarke & Mikl - P4-5


Urbex s’adresse aux enfants à partir de 12 ans et surtout aux lecteurs qui aiment se faire un peu peur. Pour différentes raisons, il me semble difficile de le recommander à un public plus jeune. Le vocabulaire ne serait pas adapté et l’intrigue est complexe. De plus, les sujets abordés pourraient les perturber (le harcèlement scolaire, la maladie mentale, la pédophilie, etc.) même s’ils sont abordés avec précaution. Enfin, le livre est hanté par des esprits malfaisants et peu effrayer les âmes sensibles. Si on respecte la consigne liée à la tranche d’âge, la bande dessinée de Dugomier, Clarke & Mikl et parfaitement fréquentable. Elle a d’ailleurs été récompensée par le Prix des Collèges au Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême 2022. A la maison aussi, elle a été très appréciée. Vivement le second tome (Douleurs fantômes, Le Lombard, 2022) !


Urbex, tomes 1 & 2


📌Urbex, T.01 : La villa Pandora. Vincent Dugomier (scénario), Clarke (dessins) & Mikl (couleurs) Le Lombard, 56 pages (2021)

Les dames de Kimoto. Cyril Bonin

 Les dames de Kimoto. Cyril Bonin


Cette bande dessinée est une adaptation du roman éponyme de Sawako Ariyoshi (Folio, rééd. 2018), un classique de la littérature nippone. Le récit débute en 1899, sous l’ère Meiji (1868-1912), et s’achève en 1958, sous l'ère Shōwa (1926-1989). C’est une période charnière pour le Japon qui se traduit, avant la seconde guerre mondiale, par à la modernisation du pays et son ouverture à la culture occidentale. Le conflit russo-japonais est également évoqué brièvement au début du roman graphique. L’histoire nous est présentée du point de vue d’Hana, la doyenne, mais s’étend sur 3 générations. A travers les destins de ces femmes, l’œuvre s’attache à montrer l’emprise durable de la société patriarcale et l’évolution de la condition féminine au Japon.


Les dames de Kimoto. Cyril Bonin. P2-3


Hana est issue de la longue lignée des Kimoto, une riche famille originaire de la péninsule de Kii, sur l'île de Honshū, dans l’actuelle préfecture de Wakayama. C’est sa grand-mère chérie, Toyono, qui l’a élevée et préparée à tenir son rôle de maîtresse de maison au sein de son futur foyer. En plus d’être belle, Hana maîtrise parfaitement tout ce qu’une jeune femme de son rang doit savoir, c’est-à-dire la calligraphie, la pratique du Koto et l’art de la cérémonie du thé. Après maintes tergiversations, Toyono se résout (avec l’accord de son fils aîné) à marier sa protégée. L’heureux élu est Keisaku Matani, le fils du maire du village de Musota. Hana accepte son destin sans broncher et descend le fleuve Kii pour retrouver son époux, lors d’une somptueuse parade nuptiale. Si Keisaku est promis à un bel avenir dans la politique, sa parentèle n’est pas tout à fait l’égale de la famille d’Hana mais la superstition et la tradition locale veulent qu’une femme ne choisit jamais son mari en amont du fleuve Kii. La jeune femme s’adapte à son nouvel environnement, prodigue à son époux quelques conseils avisés dans l’intimité de la chambre matrimoniale et lui donne deux enfants. Seiichirô, le garçon, est intelligent mais ne semble pas, au grand désespoir de son père, taillé pour la politique. Sa sœur Fumio, une âme exaltée et rebelle, semble plus prometteuse… mais c’est une fille. La seconde partie de l’histoire lui est dédiée, tandis que la troisième sera consacrée à sa fille Hanako, plus posée et disciplinée. Le récit s’arrête en 1958, à la mort de sa grand-mère Hana dont elle était très proche. 


Les dames de Kimoto. Cyril Bonin. P4-5


Cyril Bonin n’en est pas à son coup d’essai en matière d’adaptation romanesque. Il est également l’auteur d’un roman graphique inspiré de l’œuvre de Marcel Aymé (La belle image, Futuropolis, 2011) et d’une BD adaptée d’un livre de David Foenkinos (La délicatesse, Futuropolis, 2016). Il a aussi publié la série Fog avec Roger Seiter chez Casterman et plusieurs albums chez Dupuis, Futuropolis, Bambou et Vent d’Ouest. On reconnaît bien son coup de crayon dans Les dames de Kimoto, notamment dans les faciès qui sont très caractéristiques. Pour ce One-shot, il a choisi d’accentuer la touche de féminité avec des nuances de rose très présentes. Les rares représentations paysagères ou architecturales sont très réussies. Je lui tire en tout cas mon chapeau car il n’a pas dû être facile d’adapter l’œuvre originale en BD. Le roman de Sawako Ariyoshi est d’abord paru sous la forme d’un roman feuilleton dans le mensuel féminin Fujin Gahō, entre janvier et mai 1959. En juin de la même année, il est finalement publié par la maison d'édition japonaise Chūōkōronsha. C’est le premier volet de la Trilogie fluviale qui comprend aussi les romans Aridagawal (La Rivière Arida, 1963) et Hidakagawal (La Rivière Hidaka, 1965). A ma connaissance, ces deux derniers tomes n’ont pas été traduits en français. 


Les dames de Kimoto. Cyril Bonin. P26-27


📚Un autre avis que le mien chez Sacha

📌Les dames de Kimoto. Cyril Bonin. Sarbacane, 112 pages (2022)

Six Versions, T. 2 : La tuerie McLeod. Matt Wesolowski

 Six Versions, T. 2 : La tuerie McLeod. Matt Wesolowski


« Bienvenue à Six Versions, je suis Scott King. Durant six semaines nous reviendrons sur le drame qui a frappé la famille Macload en 2014, une tragédie connue sous le nom de Tuerie Macload. Six manières de voir les choses, six versions différentes. Comme toujours, vous serez seuls juges. Vous le savez à présent, je ne suis pas là pour donner mon opinion, mais pour vous permettre de vous en forger une. Précisons à l’intention des nouveaux auditeurs que je ne suis ni policier, ni expert scientifique, ni profiler. Ma démarche ne consiste pas à mener une contre-enquête ou à dénicher des preuves inédites. Disons plutôt que j’anime un groupe de parole réuni sur une scène de crime.» 

Il fallait y penser, n’est-ce pas ? Construire la trame d’un polar comme s’il s’agissait d’une série d’émissions sous la forme de podcasts à écouter en ligne ou à télécharger ! Le premier tome de la série, Les orphelins du Mont Scarlow (Six Stories, 2016) est paru en France en janvier dernier, suivi par La tuerie McLeod (Hydra, 2017), la deuxième saison, à peine deux mois plus tard.

Dans ce second volet, le désormais célèbre Scott King propose à ses auditeurs de revenir sur un nouveau cold case. Il s’agit de l’affaire Macload, un meurtre sanglant qui a traumatisé l’opinion publique quelques années plus tôt. Trois membres d’une même famille (le père, la mère et la sœur cadette) ont été assassinés à coups de marteau par la fille aînée, Arla Macload. Le drame s’est déroulé dans la nuit du 21 novembre 2014, au 41 Redstart Road à Stanwel dans le nord du Royaume-Uni. Si la responsable du carnage est identifiée, il reste néanmoins quelques zones d’ombre que les enquêteurs comme les médias de l’époque semblent avoir ignorés. Qui sont ses enfants aux yeux noirs évoqués par la coupable ? Que s’est-il passé durant l’été 2008 en Cornouailles ? Arla a-t-elle été influencée par son idole Skexxixx, un chanteur qui n’est pas sans rappeler Marilyn Manson ? L’adolescente passait des heures sur Internet et s’abîmait dans des jeux inspirés des légendes urbaines asiatiques. Jusqu’à quel point y croyait-elle ? Le rigorisme religieux de ses parents et la condescendance sa sœur Alice (la Golden girl) ont-ils été les éléments déclencheurs de sa psychose ?   

Depuis l’établissement de soins d’Elmtree où elle purge une peine d’internement à vie, Arla enregistre le témoignage audio inaugural de la nouvelle saison de Six Versions. Cinq autres personnes se succèderont ensuite pour apporter un éclairage sur l’affaire, complétant ou contredisant les précédentes personnes interviewées. L’animateur du podcast intervient de temps en temps pour proposer ses analyses ou pointer les éléments à creuser.  Les interventions des différents protagonistes peuvent aussi être interrompues par des flashs radiophoniques ou d’autres documents enregistrés (des conversations téléphoniques, par exemple) apportant une lumière sur les évènements. C’est ainsi que les pièces du puzzle apparaissent au fur et à mesure des émissions, les abonnés étant invités à tirer leurs propres conclusions… jusqu’à l’’intervention d’un troll menaçant Scott King via des mails, des SMS et des messages sur les réseaux sociaux. La pérennité de Six Versions est-elle compromise ?

Dans la réalité, Matt Wesolowski guide son lecteur par la main du début à la fin ! Bien que la coupable soit connue depuis le début, il parvient à créer une tension digne des meilleurs thrillers, si bien que le chemin à parcourir jusqu’à la vérité nous laisse pantelant. Pour ma part, j’ai eu bien du mal à lâcher le roman et je l’ai lu presque d’une traite. J’ai été déçu en apprenant qu’il n’y avait que deux tomes traduits à ce jour mais vite consolée en découvrant que 4 autres tomes sont déjà parus en V.O. :  Changeling (2018), Beast (2019), Deity (2020) et Demon (2021). La suite est-elle aussi addictive ? J’espère le savoir bientôt !

📚NB: Kathel a lu le premier volet de la série, Les orphelins du Mont Scarclaw et l'a apprécié.

📌Six Versions, T. 2 : La tuerie McLeod. Matt Wesolowski. Editions Les Arènes, 368 pages 2023


Je suis un chat. Natsume Sôseki

Je suis un chat. Natsume Sôseki


« Je suis un chat. Je n’ai pas encore de nom. Je n’ai aucune idée du lieu où je suis né. La seule chose dont je me souvienne est que je miaulais dans un endroit sombre et humide. C’est là que pour la première fois je vis un être humain. En plus, comme je l’ai appris par la suite, il appartenait à l’espèce des étudiants à demeure, la plus féroce parmi les hommes. Il paraît que ces étudiants nous attrapent parfois, puis nous cuisent et nous mangent. Toutefois, comme je ne pensais à rien en ce temps-là, je n’étais pas particulièrement effrayé. » 

Ces quelques lignes sont parmi les plus célèbres de la littérature classique japonaise. Elles donnent immédiatement le ton de ce roman satirique : un bijou d’humour et d’érudition, écrit dans un style étonnement fluide. Sa construction, en revanche, peut surprendre le lecteur. Composée d’une série de saynètes, d’anecdotes et de discussions mêlant l’ironie et l’absurde, elle répond aux exigences du feuilleton puisque le texte est d’abord paru dans la revue Hototogisu. Natsume Sôseki, grand intellectuel et adepte de l’autodérision (il raconte, par exemple, sa piètre expérience d’enseignant dans Botchan ou Le Petit Maître) ne s’était pas imaginé en romancier. Il fut incité à publier sa prose après une lecture entre amis et fut surpris par le succès remporté par Je suis un chat

Composée de 11 chapitres (500 pages quand même !), l’intrigue nous conduit dans le huis clos de la maison du professeur Kushami à Edo. Selon les spécialistes, la langue française ne permet pas toujours de restituer l’arrogance du narrateur qui transpire dans la version japonaise. Néanmoins, il n’échappe à aucun lecteur que le félin n’a guère de considération pour son maître ou les différents personnages qui défilent en sa demeure. Si Chinno Kushami partage de nombreux points communs avec son créateur, il est loin d’être aussi instruit et brillant que Natsume Sôseki. Disons le carrément, c’est un fumiste, un fainéant qui fait plus souvent la sieste qu’il n’est nécessaire et qui est complètement dépassé par les évènements. Pour autant, et en dépit de ses problèmes d’argent, de couple et de voisinage, il ne semble guère motivé pour changer de posture. 

Parmi les familiers de la maison, il y a Meitei, un ancien camarade de classe plutôt hâbleur et fantasque, et Kangetsu, un étudiant pour le moins farfelu. Le premier fait sans cesse des blagues qui mettent ses interlocuteurs dans l’embarras et le second se perd dans une thèse de physique abracadabrante mais qui est censée lui ouvrir les portes du bonheur matrimonial. Les échanges entre ces protagonistes, et le compte-rendu qu’en propose le chat, sont proprement jubilatoires. 

Le roman est truffé de références aux cultures grecque antique, chinoise, anglaise et japonaise, ainsi que d’allusions au contexte de l’époque. Il est notamment question de la guerre russo-japonaise, de la fin du "sakoku" (littéralement « fermeture du pays »), de la modernisation du Japon sous l’ère Meiji (1868-1912) et de l’influence croissante de l’occident sur la société nippone de ce début de 20ème siècle. De fait, il y a beaucoup de digressions mais elles sont le sel de ce plaisant roman. A la fin du prologue, Jean Cholley, le traducteur, conclut avec raison que « Je suis un chat (…) suffit amplement à démentir l’opinion si répondue selon laquelle les Japonais manquent d’humour. » 

📝Il n’est bien sûr pas nécessaire d’aimer les chats pour goûter toute la saveur de ce roman. Pour ma part, c’est un gros coup de cœur qui m’a donné envie d’en savoir davantage sur Natsume Sôseki (cf une présentation de Sanshirô par Cécile Sakai et un documentaire de France culture intitulé Natsume Sôseki (1867-1916) : D'un Japon clair-obscur - une vie, une œuvre). Par ailleurs, pour ceux que ça amuserait comme moi, j’ai rédigé une bibliographie non exhaustive dédiée au Chat dans la littérature japonaise

📌Je suis un chat. Natsume Sôseki. Gallimard, 501 pages (1986)

Maisons de verre. Louise Penny

Maisons de verre. Louise Penny


Lire les polars de Louise Penny, c’est un peu comme retourner chaque année dans son village natal. Ici, il s’agit de Three Pines, une jolie bourgade située près de la frontière américaine, dans la région des Cantons-de-l'Est au Québec. Le lecteur assidu de la série a la sensation d’y retrouver de vieux amis. Parmi eux il y a la peintre Clara, la libraire Myrna, la poète Ruth, ainsi que Gabri et Olivier, les propriétaires du gîte local. C’est dans ce lieu isolé et reposant, que vivent le nouveau directeur général de la Sûreté du Québec, Armand Gamache, et son épouse Reine-Marie. Or, le jour d’Halloween, la fête organisée par les villageois est perturbée par la présence d’un étranger déguisé en "Cobrador". En Espagne, le "Cobrador del frac" est une sorte d’agent percepteur. Mais il existe une version plus ancienne du Cobrador, issue de la tradition médiévale. Ce personnage est alors assimilé à la conscience morale. Il poursuit silencieusement les personnes dont les mauvaises actions sont restées impunies. Les habitants de Three Pines, d’abord perplexes, tentent vainement d’ignorer ce qu’ils considèrent comme une mauvaise blague. Mais lorsqu’une femme est retrouvée morte dans le sous-sol de l’Eglise, il leur apparaît évident que les deux évènements sont liés. Armand Gamache et ses fidèles lieutenants, parmi lesquels l’inspecteur Jean-Guy Beauvoir, son gendre, prennent les choses en main. Ils vont faire d’étonnantes découvertes dont les enjeux dépassent largement le simple fait divers. Il se pourrait même que l’avenir de la sûreté du Québec, voire de toute l’Amérique du Nord, dépende de ce petit village frontalier.

Depuis la naissance de son héros en 2005, Louise Perry publie un roman par an. L’intrigue de ce treizième volet (paru en 2017 aux Etats-Unis et en 2018 au Québec), se joue sur une double temporalité. Les évènements survenus le jour d’Halloween nous sont rapportés par Armand Gamache, à l’occasion d’un procès qui se tient en juillet de l’année suivante. Dès les premières séances, la juge Maureen Corriveau comprend que quelque chose d’inhabituel se trame dans son tribunal. Au-delà de l’antipathie affichée de maître Barry Zalmanowitz à l’égard Armand Gamache, son témoin principal, il semblerait qu’une étrange connivence lie les deux hommes. Que cachent le procureur de la Couronne et le directeur général de la sureté ? Et surtout, dans quel but ? Louise Penny prend tout son temps pour poser les jalons d’un plan très audacieux. Il faut dire qu’il fallait beaucoup de travail pour rendre son intrigue réaliste et convaincante. Au final, en dépit de quelques longueurs, la maîtresse du polar canadien signe encore un Whodunnit parfaitement ficelé et extrêmement captivant. Les personnages récurrents sont bien campés et l’autrice a su créée, au fil du temps, un univers très riche. On aimerait vraiment que le village de Three Pines et ses villageois ne soient pas fictifs.

Pratiquement tous les romans de Louise Penny ont été récompensés par des prix littéraires, parmi lesquels le fameux Agatha Award (dont elle a été de nombreuses fois lauréate ou au moins nominée). C’est la raison pour laquelle la romancière est souvent qualifiée d’Agatha Christie canadienne. La série Armand Gamache compte 18 tomes à ce jour dont la plupart ont déjà été traduit en français (à l’exception de A World of Curiosities). Il faut savoir que les éditions Flammarion Québec ont pris un peu d’avance sur la maison Actes Sud, si bien que les lecteurs francophones outre-Atlantique en sont déjà au 17ème épisode. Les quatre titres à paraître en France sont Au royaume des aveugles, Un homme meilleur, Tous les diables sont ici et La folie des foules. Un roman indépendant du cycle Gamache est également paru en 2022 au Québec. Il est intitulé État de terreur

📚Eimelle, du blog Tours et Culture, est une lectrice assidue d’Anne Perry. Elle a lu tous les tomes de la série Armand Gamache. Eifelle, du blog Le goût des livres, la suit aussi. Elle a lu Maisons de verre. Sinon, pour le folklore, sachez qu’il existe une agence de voyage canadienne qui propose des séjours et des visites dans les lieux qui ont inspiré Louise Perry


Extrait : 

« Il balaya des yeux la salle d’audience du palais de justice du Vieux-Montréal. Elle avait beau être bondée, la plupart de ceux qui auraient pu s’y trouver avaient choisi de rester à la maison. Certains, comme Myrna, Clara et Reine-Marie, seraient appelés à témoigner et ne viendraient que quand on les convoquerait. D’autres villageois – Olivier, Gabri et Ruth – refusaient obstinément de quitter Three Pines pour venir dans la ville étouffante afin de revivre cette tragédie. En revanche, l’adjoint de Gamache, Jean-Guy Beauvoir, était présent, au même titre que l’inspectrice-chef Isabelle Lacoste, qui dirigeait la section des homicides. Ils seraient bientôt appelés à la barre des témoins. À moins, se dit Gamache, qu’on n’en vienne jamais là. »

📌Maisons de verre. Louise Penny. Actes Sud, 445 pages (2023)


Le club des mamans mortes. Paul Hurlink

Le club des mamans mortes. Paul Hurlink

C’est vrai que le titre de ce polar peut paraître un peu bizarre et surtout très glauque. Il fait référence à une société secrète dont les membres sont quatre lycéens complètement paumés. Leur principal point commun, vous l’aurez peut-être deviné, tient au fait qu’ils sont tous orphelins de mère. Pour le reste, c’est une histoire d’amitié toxique et de manipulation. Comment Louison, la narratrice, une adolescente effacée vivant dans une ville de province calme est-elle devenue une punkette pointant toutes les semaines au commissariat de quartier avant d’aller dormir dans un foyer loin de sa famille ? Le récit s’inscrit dans une double temporalité. Les références au passé (la rencontre entre Louison et Courtney, sa nouvelle meilleure amie, puis le recrutement des garçons, Kodeveï, le geek et Samir le taiseux) alternent avec le présent (la nécessité de cacher son identité pour échapper aux représailles de ses anciens complices mais aussi à la traque organisée par les justiciers amateurs du réseau #majustice). Louison tente sans véritable conviction de résister à la pression du groupe. L’aveuglement volontaire ou non des adultes participe sans doute à sa chute. Son père et sa belle-mère ne sont pas de mauvais bougres, ils semblent juste dépassés. Tout comme le père de Samir, qui noie son chagrin dans l’alcool depuis le décès de son épouse. Le paternel de Courtney, quant à lui, est une sorte d’ado attardé, égoïste et irresponsable.  

Ce premier roman de Paul Hurlink a été qualifié de polar underground et grunge… sans doute parce qu’il fait de nombreuses références musicales à Hole, le groupe de Courtney Love, Nirvana, The Libertines, etc. Pour ma part, je lui ai surtout trouvé un esthétisme très cinématographique (avec une chasse à l’homme époustouflante à la fin du roman) d’autant que la playlist s’impose d’elle-même. J’ai été bluffée par la maîtrise dont l’auteur fait preuve, à la fois dans la construction narrative et la psychologie des personnages. Il parvient à se glisser dans la peau d’une jeune fille de 15 ans (puis 17) avec une étonnante facilité. Ensuite, il montre bien l’engrenage qui conduit les CMM (les membres du Club des Mamans Mortes) à retourner les violences psychologiques et/ou physiques qu’ils subissent, contre les "hamsters" (ainsi qu’ils appellent les personnes qu’ils jugent formatées). 

J’ignorais, avant de tomber sur ce roman, que les éditions Alibi avaient été rachetées par le groupe Dargaud. Pour ceux qui ne connaissent pas, je précise qu’Alibi a commencé par publier des mooks ("magbooks" ou "livres magazines") dédiés à l’univers du polar. Depuis 2020, l’éditeur propose huit à dix romans par an, dont certains sous le label Filature(s).

📌Le club des mamans mortes. Paul Hurlink. Editions Alibi, 318 pages (2023)

Bien sûr que les poissons ont froid. Fanny Ruwet

Bien sûr que les poissons ont froid. Fanny Ruwet

Cet été là, Allie est plus démoralisée que jamais. Elle vient de quitter son petit ami Alexandre, parce que c’est mieux de se séparer sans auréole sous les bras donc avant les grandes chaleurs. Elle a ainsi mis fin à une relation ambiguë qui aura duré plus de quatre ans. Son premier reflexe consiste à s’enfermer dans son nouvel appartement vide, refusant presque toutes les invitations de ses potes et omettant souvent de répondre à leurs messages téléphoniques. Un soir, elle se laisse néanmoins convaincre par Maxime d’assister à un concert un peu miteux. L’alcool aidant, la narratrice confie à son copain qu’elle pense avoir été victime de "Catfishing"* pendant son adolescence. Les échanges avaient lieu presque exclusivement par l’intermédiaire des réseaux sociaux de l’époque mais Allie a reçu une lettre manuscrite qu’elle a conservée. Après tout, Nour (ou quelque soit la personne qui se cachait derrière cette identité potentiellement frauduleuse) lui a apporté du réconfort sans jamais rien exigé de tordu en retour. Est-ce l’attitude d’un pédophile ou d’un escroc ?  Non ! Alors pourquoi effacer toutes ses traces sur Internet ? Après une série de bières et de propos décousus, Maxime suggère de mener une enquête. Le courrier, qui indique une adresse à Montpellier, semble un bon point de départ. 

Bien sûr que les poissons ont froid est le premier roman de Fanny Ruwet, jeune autrice Bruxelloise touche-à-tout. Dans une autre vie, elle a été attachée de presse mais les auditeurs de France-Inter la connaissent plutôt à travers sa chronique humoristique hebdomadaire dans l’émission La bande originale. Allie, son héroïne, est son alter ego de papier. D’ailleurs, Fanny Ruwet ne cache pas qu’elle s’est inspirée d’une histoire qui lui est réellement arrivée. 

La quatrième de couverture annonce un roman très drôle et elle ne ment pas (même si on tend parfois vers « l’entre soi générationnel »). L’humour est partout, y compris dans les notes de bas de page rédigées par l’autrice. Néanmoins sous le vernis de l’ironie transparait un mal-être certain et un manque de confiance en soi. La narratrice ne cache pas qu’elle a du mal à trouver sa place au sein de la société. D’ailleurs, elle accepte finalement de consulter un psychiatre recommandé par Maxime. L’intérêt du roman est d’aborder une multitude de sujets emblématiques de notre époque comme les réseaux sociaux, les amours virtuels, la bisexualité, etc. Le roman est relativement court et peu se lire d’une traite.  

📚Un autre avis que le mien sur le blog des Mes pages versicolores

* Le catfishing (en français : pêche au poisson-chat) est une activité trompeuse par laquelle une personne crée un personnage fictif ou une fausse identité sur un réseau social, en ciblant généralement une victime spécifique. (Source : Wikipédia)

📌Bien sûr que les poissons ont froid. Fanny Ruwet. L’Iconoclaste, 266 pages (2023)


La Véranda aveugle. Herbjørg Wassmo

La Véranda aveugle. Herbjørg Wassmo

La Véranda aveugle est le premier volet de la Trilogie de Tora dont l’intrigue débute au milieu des années 50. La jeune héroïne de cette saga populaire scandinave vit dans une île située au large de la Norvège où l’essentiel de l’activité économique est lié à la pêche. C’est un milieu très rude, tant au niveau du climat que des conditions de vie. Les gens sont plutôt taiseux et expriment rarement de la tendresse, même envers leurs proches. Mis à part la tante Rakel et Gunn, la jolie institutrice, les protagonistes de cette histoire ne sont pas très joviaux non plus. Le pire d’entre tous est Henrik, le beau-père de notre héroïne. C’est un vraiment un sale type, alcoolique et violent, dont l'âme a sans doute chavirée lorsqu'une blessure de guerre lui a bousillé un bras. Ingrid, la mère de Tora, se tue littéralement au travail et semble totalement anesthésiée. Son aveuglement vis-à-vis de son mari est-il volontaire ? Tora, elle, s’interroge sur ses origines. Son vrai père était un soldat allemand, ça elle ne le sait que trop bien. Mais, qu’est-il devenu ? La fillette rêve qu’il viendra un jour la sauver de la laideur ambiante. En attendant, Tora trouve quelques consolations auprès de ses amis, Soleil et Frits, et dans les livres aussi.

📝Il en faut de la pudeur et de la délicatesse pour décrire les pires horreurs en évitant les écueils du voyeurisme et du misérabilisme. Herbjørg Wassmo est également douée pour créer des atmosphères particulières, dépeindre les paysages les plus rudes et les personnages les plus énigmatiques. Le dernier paradoxe de ce roman, selon moi, tient à son style introspectif alors même que les protagonistes semblent si avares de sentiments. Fort heureusement pour le lecteur, une lumière d’espoir semble poindre à la fin du roman. J’avoue que je suis curieuse de savoir comment Tora va évoluer dans les prochains tomes, grandir et peut-être s’émanciper de son passé. Hélas, les titres des prochains tomes (La chambre silencieuse et Ciel cruel) font penser tout autre chose !

📚J'ai lu ce roman dans le cadre d'une lecture commune proposée par Ingannmic (La véranda aveugle), Agnès/ Anne-yes et Nathalie (Un long chemin). Pour moi, c’était l’occasion de lire enfin l’œuvre de Herbjørg Wassmo que je ne connaissais que de nom. Son autre trilogie, Le Livre de Dina, a été portée à l'écran par le réalisateur Ole Bornedal avec dans les rôles principaux Maria Bonnevie, Pernilla August et Gérard Depardieu. 

📌La Véranda aveugle. Herbjørg Wassmo. Actes Sud, 288 pages (1987)


Méfiez-vous de l'eau qui dort. Jodi Compton

Méfiez-vous de l'eau qui dort. Jodi Compton


Jessica (Jessie) April Ryan, 21 ans, étudiante à l’Université du Minnesota, disparaît le 30 octobre 2005, lors de la fête du Démon qu’elle a organisé avec ses co-locataires. Son corps est retrouvé le jour d’Halloween en fin de journée. Son meurtrier l’a abandonné dans une benne à ordure devant un magasin de reprographie de Saint-Paul. Dès lors, les bureaux de police des Cities (les villes jumelles de l’agglomération de Minneapolis-Saint Paul) héritent d’une Red Ball (titre du roman en V.O), c’est à dire une affaire majeure. Il faut dire que le cas de Jessie Ryan a d’abord été traité comme un enlèvement et n’a pas reçu l’attention qu’il méritait. Or, Roy Nedegaard, le grand-père de la victime, a occupé un poste important au sein de la police de l’Etat et fait pression sur ses anciens collègues. C’est dans ce cadre que l’inspectrice Sarah Pribek, est invitée à rejoindre le BCA (Bureau chargé des enquêtes criminelles) et le FBI pour enquêter sur cette affaire en tant que représentante du bureau du shérif du comté d’Hennepin.  La jeune femme n’hésite pas longtemps avant d’accepter bien qu’elle soit en formation de reconversion pour devenir secouriste. Son mari, l’ex policier Mike Shiloh est en prison pour une sombre histoire de vol de voiture. 

Voici une intrigue policière rondement menée ! Un coupable idéal apparaît assez rapidement dans l’enquête mais il semble qu’il parvienne à berner la police et à lui échapper momentanément. Par ailleurs, les enquêteurs doivent remplir certaines zones d’ombres concernant la psychologie des protagonistes et le modus operandi du tueur. Il faut des preuves tangibles pour arrêter un suspect !

Méfiez-vous de l'eau qui dort est le type de polar que j’apprécie. Sa construction est plutôt traditionnelle mais les personnages sont bien campés et il y a du rythme. Jodi Compton sait créer une atmosphère particulière, s’attardant sur des détails qui donnent du corps au récit. Son héroïne, l’inspectrice Sarah Pribek, est parfaitement convaincante. C’est une jeune femme moderne (sans être une pasionaria), une enquêtrice efficace (sans être arriviste) et une fine psychologue.  Personnellement j’ai envie d’en savoir davantage sur son parcours et la tournure que prendra sa vie après la libération de son mari. J’ignore pour l’instant si la romancière américaine a prévu de poursuivre la série ou si ce troisième épisode doit la clôturer. Elle est l’auteur d’une autre série (non traduite en français à ce jour) mettant en scène Hailey Cain, une ancienne élève de l’Académie militaire de West Point. 

📌Méfiez-vous de l'eau qui dort. Jodi Compton. Editions du Masque, 320 pages (2022)


La terre qui erre. Kim Soom

La terre qui erre. Kim Soom

Ce roman nous conduit, au début du 20ème siècle, sur le territoire extrême oriental de l’Union soviétique. Depuis plusieurs décennies, le kraï du Primorié accueille les populations coréennes désireuse de fuir à la fois le système des castes hérité de la dynastie Yi (1392 à 1910) et la colonisation japonaise amorcée avec traité de Ganghwa en 1876. Dans un premier temps, le gouvernement russe encourage leur immigration en leur promettant des terres à cultiver sur les territoires nouvellement conquis sur la Chine. Les "Wonho" ont même pu obtenir la naturalisation russe. Dans la région de Vladivostok, les représentants du Pays du Matin Calme représentent plus d’un tiers de la population si bien que des villages changent de nom pour adopter des consonances coréennes. Or, à la fin des années 30, une série de conflits frontaliers soviéto-japonais, sans déclaration de guerre formelle, entraîne un climat de suspicion à l’encontre des Asiatiques installés du côté russe du fleuve Tumen. Les Soviétiques craignent de confondre les potentiels espions japonais avec les colons coréens. En septembre 1937, Staline décide donc de transférer les "Koryo-saram" à l’autre bout du territoire. Des familles entières sont entassées dans des trains destinés au transport du bétail et déportées vers l’Asie centrale. 

Kim Soom nous invite dans le huis clos d’un wagon en route vers le Kazakhstan. Les protagonistes n’ont eu que quelques jours pour se préparer au départ. Ignorant leur destination finale, ils n’avaient le droit qu’à quelques bagages contenant des vivres et des vêtements de rechange. Le voyage est interminable et les conditions de vie dans le train sont inhumaines. Il n’y a pratiquement aucun arrêt et on imagine aisément le cauchemar de cette promiscuité forcée s’additionnant au stress d’un avenir inconnu. Le lecteur a la sensation d’être enfermé avec ces malheureux déportés, l’odeur des corps affaiblis par la maladie et le manque de nourriture, le brouhaha quasi permanent des conversations, les pleurs d’enfants, le froid, la chaleur… tout ceci est parfaitement restitué.  

📝Le sujet de ce roman polyphonique est captivant mais la manière de le traiter est déroutante. Les personnages ne s’expriment pas à tour de rôle, mais dans une grande confusion de discussions simultanées, pratiques ou mémoriels. L’histoire de ces exilés nous est ainsi dévoilée par fragments, selon les souvenirs et les récits familiaux des uns et des autres. De fait, il n’y a pas forcément de lien direct entre les différents témoignages ni de narration chronologique. Le texte gagne en réalisme ce qu’il perd en fluidité. Il pourrait presque s’agir de nouvelles dont le fil rouge serait le contexte historique. Pour ma part, j’ai appris beaucoup sur cette période méconnue de l’histoire russo-coréenne qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle des déportés Nippo-Américains pendant la seconde guerre mondiale. Ce thème est abordé dans un livre de Naomi Hirahara, Ma sœur est morte à Chicago, que j’ai lu récemment. 

Le travail de traduction semble assez remarquable. Les deux traductrices ont eu à cœur de facilité la lisibilité du roman grâce à l’ajout de plusieurs éléments comme une liste des personnages principaux (ce n’est pas toujours évident de retenir les noms coréens), une carte retraçant le trajet du train, ainsi que d’un lexique des termes idiomatiques coréens. Il est vrai que le roman Kim Soom n’est pas toujours facile à lire et j’avoue avoir sauté quelques passages à la fin. Néanmoins, je l’ai trouvé passionnant et surtout il m’a donné envie d’en savoir davantage sur l’histoire des Coréens de Russie. En conclusion, c’est une découverte qui vaut le détour.

Extrait : 

«  - Il se peut que nous aussi, on sait destinés à vivre une vie d’errance désormais.

- Nous, les Coréens, on va vivre dans l’errance ? Non, nous, on doit s’enraciner quelque part et y labourer la terre ! proteste le vieux Hwang.

- Monsieur, depuis que vous avez quittés votre village natal, vous avez toujours erré de village en village, non ?

- Ben oui… J’ai vagabondé, tant et si bien que je ne savais plus si c’était moi qui errais ou bien si c’était la terre. Je ne pouvais imaginer qu’un jour je vivrais en errant sur la terre russe, moi qui suis né dans un coin perdu de montagne…

Le vieux Hwang, la gorge nouée ne peut pas finir sa phrase.

- Mère, j’ai entendu dire que le père du grand maréchal Staline était cordonnier, et sa mère, ouvrière couturière.

- Michka, tais toi s’il te plait ! »

📌La terre qui erre. Kim Soom. Decrescenzo, 264 pages (2023)


Première personne du singulier. Haruki Murakami

Première personne du singulier. Haruki Murakami


Plus je découvre l’œuvre d’Haruki Murakami plus j’apprécie l’auteur. J’aime son étrangeté, son humour et son coté facétieux. J’ai l’impression que je ne comprends pas toujours où il veut en venir mais j’apprécie son style d’écriture et l’atmosphère qu’il crée dans ses récits.

📝Je suis entrée dans son œuvre par la petite porte : d’abord une adaptation de ses nouvelles en Bande dessinée, Le septième Homme, puis un l’opus intitulé Abandonner un chat. Ce dernier ressemble davantage à une biographie (celle de son père) que Première personne du singulier. En effet, ce livre se présente sous la forme d’un recueil de nouvelles. Il y en a huit au total, qui s’articulent autour de plusieurs thématiques, comme le jazz, le baseball, les femmes, etc. Comme l’indique le titre, ces textes prétendent relater des souvenirs du narrateur, dont on soupçonne qu’il s’agit de l’alter ego Haruki Murakami. Il s’agit parfois d’anecdotes ou de simples réminiscences. S’il est clair que certains éléments sont réels, la narration n’est pas dénouée d’une dose de « fantaisie ».

Dans Charlie Parker plays bossa-nova, le romancier japonais évoque un canular journalistique datant de ses années de fac. La farce se serait rappelée à lui quelques années plus tard alors qu’il fouinait dans les rayons d’un disquaire indépendant de New-York. Quoi qu’il en soit, l’écrivain admet ici qu’il ment parfois pour son bon plaisir. Or, les faits qu’il rapporte dans ce recueil sont souvent oniriques. Il reprend, par exemple, le personnage du singe de Shinagawa (qui apparait déjà dans une nouvelle de Saules aveugles, femme endormie). Cet animal doué de parole lui apparait alors qu’il fait ses ablutions dans le spa d’une auberge miteuse. Le romancier et le primate passe ainsi la soirée à boire des bières et à deviser sur les femmes. Dans Recueil de poèmes des Yakult Swallows, Haruki Murakami (qui décidément s’amuse de tout) partage avec nous les vers qu’il aurait composé à la gloire son équipe de baseball favorite. Mais il arrive aussi que l’écrivain soit le personnage dupé de l’histoire. Dans Carnaval, par exemple, il fréquente une femme pendant plusieurs mois avant de découvrir qu’elle pratique l’escroquerie de haute voltige.  

💪Ce mois dédié à la littérature japonaise (organisé par les bloggeuses Hilde et Lou) tombe à pic pour parler d’Haruki Murakami dont l’actualité est assez chargée. En effet, le 22 mars dernier sortait sur les écrans français une nouvelle adaptation de son œuvre. Il s’agit de Saules aveugles, femme endormie, le film d'animation de Pierre Földes. Les éditions Belfond éditent à cette occasion le "Tie-in" du film tandis que 10/18 publie en format de poche ses deux derniers ouvrages traduits en Français (Abandonner un chat et Premiere personne du singulier), ainsi que des versions "collectors" des Amants du Spoutnik et de Kafka sur le rivage (à paraître en mai 2023). Shinchosha, la maison d'édition nippone d’Haruki Murakami, a annoncé enfin la publication d’un nouveau roman au Japon pour le 13 avril 2023. On ne sait pas encore quand paraîtront les versions traduites du roman mais l’éditeur a indiqué que le manuscrit original compte plus d’un millier de pages (Source : Le Point, 01/02/2023).

📌Première personne du singulier, confessions passagères. Haruki Murakami. Editions 10/18, 190 pages (2023)


Ma sœur est morte à Chicago. Naomi Hirahara

Ma sœur est morte à Chicago. Naomi Hirahara


Naomi Hirahara n’est pas exactement une inconnue en France puisque 3 épisodes de sa série policière Mas Arai ont été publiés par les éditions de L’Aube en 2015-2016. Ma sœur est morte à Chicago est un roman indépendant, un polar historique que je qualifie de Whodunit. Je ne le classe pas dans les Cosy Mysteries à cause du sujet perturbant qu’il aborde. Il s’agit d’un élément méconnu de l’histoire américaine, à savoir le déplacement et l’enfermement des populations nippo-américaines après le bombardement de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941. Ces faits constituent plus qu’une toile de fond, ils sont le cœur de l’intrigue. 

La famille Ito, installée depuis longtemps à Tropico en Californie (une ville fantôme aujourd’hui), appartient à la middle-class. Le père est directeur d’un marché de primeurs. Les deux filles, Rose et Aki, sont des "Nisei". Ce terme japonais désigne les enfants des immigrants, nés sur le sol américain (la deuxième génération). Ceux de la première génération, nés au Japon, sont appelés "Issei". Durant la seconde guerre mondiale, les autorités étatsuniennes ne font guère plus la différence. Les quatre membres de la famille Ito sont priés de faire leurs valises et déportés au camp de Manzanar dans la vallée de l'Owens au pied de la Sierre Nevada. Ils ne seront autorisés à le quitter qu’en 1944. C’est Rose, la sœur aînée, qui part en premier. La War Relocation Authority (WRA) l’envoie à Chicago où elle trouve rapidement un emploi dans une confiserie. Lorsque le reste de la famille débarque dans la capitale de l’Illinois, c’est pour apprendre que Rose s’est suicidée à la station de métro Clark & Divison (lieu qui donne son titre anglais au roman). Aki ne croit pas à cette version qui ne colle pas du tout au caractère de sa sœur. Ses parents étant totalement dépassés par les évènements, la jeune fille n’a guère la possibilité de s’interroger davantage ni de faire son deuil sereinement. La situation des migrants japonais, les emplois précaires, les logements minuscules, le racisme ambiant, l’interdiction de se rassembler…  ajoutent au désarroi d’Aki et de sa famille qui tentent de reconstruire leurs vies. Mais, au fil du temps, Aki fait des découvertes surprenantes sur Rose et décide de mener sa propre enquête pour laver l’honneur de sa sœur aînée.

Sans être un chef-d’œuvre inoubliable, Ma sœur est morte à Chicago est un roman de bonne facture. Le contexte historique éclipse un peu l’intrigue policière mais, pour ma part, je ne m’en plains pas car il m’a littéralement captivée. J’ai eu d’autant plus de facilités à imaginer la vie quotidienne des Nippo-Américains dans les camps de relogement précaires que j’ai eu l’occasion de visiter le centre de détention de Fort Missoula, il y a quelques années. En revanche, j’ignorais que les tracasseries administratives et sociales auxquelles les Issei et leurs enfants étaient confrontés avaient perdurées après leur libération. Naomi Hirahara n’est certes pas la première à aborder la question de l’internement des familles d’origine japonaise durant la seconde guerre mondiale. Certaines n'avaient jamais vu la mer, le roman de Julie Otsuka, évoque également cette période peu reluisante de l’histoire des Etats-Unis. Les populations concernées ont d’ailleurs occulté les évènements pendant longtemps. Il a fallu attendre la génération suivante, celles des "Sansei" (désigne les petits-enfants nés après-guerre), à l’instar de Julie Otsuka et Naomi Hirahara (toutes les deux nées en 1962) pour que les témoignages soient exploités de manière plus visibles.

Ma sœur est morte à Chicago a été nominé pour plusieurs prix aux Etats-Unis et a été récompensé, entre autres, par le Prix Mary Higgins Clark 2022. Il faut reconnaître que l’autrice nippo-américaine a fait un travail de documentation historique remarquable. Dans une interview accordée à Carol Fitzgerald, journaliste de Bookreporter, elle explique qu’elle s’est inspirée des recherches qu’elle a menées en tant que journaliste, ainsi que des récits de ses amis et de sa famille éloignée. Ses parents n’ont pas vécu les déportations. L’histoire de son père, rescapé d’Hiroshima, lui a en revanche inspiré en partie le personnage du détective amateur Masao « Mas » Arai dont le premier tome traduit en français est La Malédiction d'un jardinier kibei (Éditions de l'Aube, 2015). 

📌Ma sœur est morte à Chicago. Naomi Hirahara. Editions 10/18, 360 pages (2022)



Les Mares-Noires. Jonathan Gaudet

https://www.lisez.com/livre-grand-format/les-mares-noires/9782714497475


Ce court roman de Jonathan Gaudet nous conduit sur le territoire ancestral des Abénaquis au Québec. Depuis l’arrivée des colonisateurs, ces terres ont été profanées de bien des façons. Le paysage forestier a été saccagé successivement par l’industrie sidérurgique, les usines chimiques puis la centrale nucléaire. L’urbanisation s’est développée parallèlement ; les premiers villages faisant place aux cités dortoirs. C’est ici, dans la plaine alluviale des Mares-Noires, que vit le couple Bonaventure et Emilie, leur bébé. Leur maison, rachetée à un vieil ermite, est la plus ancienne et la plus isolée du coin. C’est dans ce lieu particulier que Catherine apprend la disparition de son mari, David, après une série d’explosions sur le site de la centrale où il travaille. On imagine sans peine le choc et le chagrin de cette jeune mère. D’ailleurs, plusieurs années s’écouleront avant qu’elle n’accepte de refaire sa vie. L’atmosphère de ce roman est très pesante. Le lecteur est pris d’un sentiment de malaise qui le tiendra jusqu’à la dernière ligne.

Les Anglo-saxons ont coutume de dire qu’il ne fait pas se fier à la couverture d’un livre. Pour ma part, j’ai tendance à être influencée par un certain nombre de codes, comme la couleur de la jaquette, l’illustration, le titre et le résumé en quatrième de couverture. Tous les signaux envoyés par l’éditeur de ce roman sont noirs, aussi m’attendais je à lire un roman policier. Or, une mort violente et des zones sombres suffisent elles à définir un polar ? On peut penser que le genre implique au moins une enquête mais on peut aussi admettre qu’il suffit d’une tension narrative pour faire un thriller. Mais peu importe car, pour moi, Les Mares-Noires est surtout un roman gigogne.  Le début du récit, relativement factuel, se contente de présenter le déroulement des évènements : l’explosion de la centrale, le mouvement de panique des familles, puis le changement de vie de Catherine et d’Emilie et leur rencontre avec Richard. La seconde partie, qui donne la parole à David, est bien différente. On est davantage ici dans l’ordre de l’affect, même si le narrateur, pudique, reste relativement lapidaire. Il y a aussi une dimension un peu magique dans ce livre, une part de non-dit, celle qui fait référence à la nature, la terre et à ses premiers habitants (y compris les animaux). On peut y voir une parabole en rapport avec l’histoire et les destins qui nous sont racontés. Par exemple, l’auteur fait plusieurs fois référence à l’ancienne ville minière de Gagnon, qui a été démolie en 1985 après que les dernières mines aient cessé leurs activités. 

Ce roman a été publié une première fois en 2016 aux éditions Héliotrope sous le titre de La piscine (non, je ne dévoilerai pas le pourquoi de ce titre). Jonathan Gaudet a écrit deux autres romans dont La dérive des jours (Hurtubise, 2013), finaliste du Prix des Cinq Continents, et La Ballade de Robert Johnson (Le Mot et le Reste, 2021). Il est aussi l’auteur d'un roman pour enfants intitulé Le journal du corsaire (Hurtubise, 2016).

Extrait :

« La maison est la dernière sur la route. Plus rien après sinon les rangs d’épinettes dévorées par les chenilles, les zones de coupes forestières et les pylônes métalliques qui acheminent le courant électrique au reste du pays. Une route de campagne avec des pierres grosses comme le poing qui rebondissent sous les roues des tout-terrain. Les Abénaquis fuyant l’avancée des colonies anglaises l’ont jadis empruntée lors de leurs expéditions de pêche, convoyant leurs canoës d’écorce sur leurs épaules meurtries, des lignes à pêche nouées autour de la taille et l’épiderme dévoré par les moustiques. Des carcasses de poissons éventrés ponctuaient la route entre la rive et leur village, témoins muets de la générosité des eaux. Aujourd’hui, le grondement des moteurs remplace le sifflement aigu du vent d’ouest, et les Abénaquis sont parqués dans la réserve de Wôlinak, dix kilomètres au sud du village. »

📌Les Mares-Noires. Jonathan Gaudet. Belfond, 176 pages (2022)