Neuf parfaits étrangers. Liane Moriarty

Neuf parfaits étrangers. Liane Moriarty


Le titre de ce livre m’a fait penser à Ils étaient dix d'Agatha Christie et je suppose qu’il s’agit au moins d’un petit clin d’œil de la romancière australienne à la reine du polar britannique. Du coup, comme on pourrait s’y attendre, le lecteur est rapidement plongé dans un huis clos à suspense. 

Le lieu de l’intrigue est un centre de bien-être haut de gamme. Masha Dmitrichenko, la directrice de Tranquillum House, est un personnage envoutant et charismatique. On sait qu’elle a changé radicalement de vie quelques années plus tôt, après une crise cardiaque dont elle a failli ne jamais se relever. Yao, son bras droit (ancien secouriste de métier) a assisté à sa résurrection puis à sa métamorphose. Le troisième et dernier membre de l’équipe est Dalila, l’ex assistance de Masha (lorsque celle-ci travaillait encore dans l’industrie agro-alimentaire). 

Les curistes, eux, sont au nombre de neuf. La famille Marconi est la première arrivée sur les lieux : Napoleon, le père, sa femme Heather et leur fille Zoe. Ils sont bientôt rejoints par Frances Welty, une autrice de romans sentimentaux dont la carrière est en perte de vitesse. Jessica et Ben, un jeune couple en pleine crise sentimentale, la suivent de près. Nous faisons ensuite la connaissance de Tony Hogburn, une ancienne star de football australien en surpoids, puis de Carmel Shneider, une mère de famille récemment divorcée. Lars, le neuvième personnage, est un avocat homosexuel, spécialiste des affaires matrimoniales, et adepte inconditionnel des retraites en instituts de luxe. 


Nine Perfect Strangers Saison 1


L’enthousiasme des curistes retombent dès l’annonce d’une période silence imposé. A cela s’ajoute, l’interdiction de boire de l’alcool et de céder à la "junk food" tandis que la lecture est carrément déconseillée. Le groupe est invité à des séances de méditation nocturnes, à participer à des "randonnées en conscience" ainsi qu’à des activités de groupe moins conventionnelles. En effet, Masha a décidé d’inaugurer avec eux (mais sans leur dire) un protocole révolutionnaire. Elle est persuadée qu’ils lui en seront éternellement reconnaissants. 

Neuf parfaits étrangers n’est pas un thriller à proprement parler mais on comprend assez vite que les évènements vont partir en cacahouète d’une manière ou d’une autre. Si les personnages sont un peu caricaturaux c’est pour mieux servir le caractère humoristique de ce roman sans prétention. Pour ma part, j’ai passé un bon moment en compagnie des curistes et je me suis même attachée à certains d’entre eux. Le sujet traité m’a fait penser à la série de romans policiers intitulée Les Meurtres Zen de Karsten Dusse. 

En 2021, Neuf parfaits étrangers a été adapté en mini-série télévisée par la plateforme Hulu, avec Nicole Kidman dans le rôle de Masha. L’actrice a également joué dans Big Little Lies (Petits secrets, grands mensonges), une autre adaptation d’un roman de Liane Moriarty, diffusée sur HBO. 

📚Un autre avis que le mien : Athalie

📌Neuf parfaits étrangers. Liane Moriarty. Le livre de Poche, 672 pages (2021)


Misericordia. Lidia Jorge

Misericordia. Lidia Jorge

Maria Alberta Nunes Amado (que tout le monde appelle Dona Alberti) s’est "exilée" à l’hôtel Paradis, c’est-à-dire qu’elle a accepté de quitter sa maison et son jardin tant aimés pour s’installer dans un EHPAD. Puisqu’elle n’a plus la force de tenir un cahier et un stylo, elle enregistre son journal intime sur un petit magnétophone que lui a donné sa fille écrivaine. La vieille dame nous décrit son quotidien, mais aussi celui des 69 autres pensionnaires, sans compter les aides-soignants et les familles. C’est donc tout un univers qui s’offre au lecteur et, contrairement à ce que l’on pourrait penser, le quotidien de Dona Alberti n’est pas toujours monotone. Evidemment, il y a les aspects désagréables de la dépendance physique et de la vie en maison de retraite. Ici comme ailleurs, le personnel est débordé, si bien que les soins ne sont pas toujours aussi bons qu’ils ne devraient l’être et les relations parfois déshumanisées. Mais des liens forts peuvent aussi se tisser. Le récit de Dona Alberti s’étend du 18 avril 2019 au 19 avril 2020. Outre les anecdotes sur les amours contrariés de Dona Joaninha et les invasions de fourmis, il est donc aussi question de la pandémie de covid-19.

« Là où je suis, même au printemps, quand les jours ont d’ordinaire la même durée que les nuits, la nuit est toujours plus longue que le jour. Sachant cela, c’est précisément au beau milieu de la nuit que la nuit vient à ma rencontre, en me posant des questions inimaginables comme si elle était cet antique chat gris nommé sphinx. Je parle de cette nuit qui connaît mes croyances les plus profondes, mes gloires et mes défaites, tous mes secrets enfouis, même ceux qu’on ne raconte jamais à personne, surtout ceux qui ont trait aux doux souvenirs de l’amour. »

Avec Misericordia je suis sortie de ma zone de confort à plus d’un titre. D’abord parce que je ne connais pas très bien la littérature portugaise, ensuite parce que le sujet du roman n’est pas parmi mes thèmes de prédilection. Peut-être à cause de ces réticences, il m’a fallu un peu de temps pour entrer vraiment dans l’histoire. Mais, au final, j’ai été profondément touchée par le récit de Lidia Jorge qui, sans être totalement biographique, s’inspire largement du témoignage de sa mère. Il est porté par une écriture pudique et sensible qui n’exclut pas quelques touches d’humour.

📌Misericordia. Lidia Jorge. Métailié, 416 pages (2023)

Suspendue. Carolyn Jourdan

Suspendue. Carolyn Jourdan


Suspendue inaugure une trilogie de Cosy Mysteries dont l’héroïne récurrente est une quinquagénaire originaire des Appalaches.  Après plusieurs années passées loin de chez elle, Phoebe McFarland est de retour à White Oak dans le Tennessee. Cette bourgade rurale est située dans les Great Smoky Mountains, à la limite de la Caroline du Nord. Le parc national est traversé par l’Appalachian National Scenic Trail, le fameux sentier des Appalaches qui fait rêver les randonneurs du monde entier. Le parc doit aussi son succès touristique à sa population d’ours noirs et à ses Wapitis. Enfin, la forêt primaire lui donne une richesse biotopique inhabituelle qui attirent les scientifiques comme les botanistes amateurs. En revanche, la population locale est victime de préjugés qui ont la vie dure. Les "Hillbillies" (c’est ainsi qu’on nomme les habitants de la zone rurale des Appalaches) sont considérés comme des péquenauds et leur accent fait ricaner les citadins. 

Phoebe est très attachée à sa communauté. Après le départ à la retraite du médecin de campagne, la quinquagénaire a accepté un poste d’infirmière libérale. C’est ainsi que son chemin croise celui du Ranger, Henry Matthews, qu’elle n’avait pas revu depuis plus de 30 ans. Nos deux amis d’enfance vont se trouver embarqués dans une enquête sur la disparition d’Ivy Iverson, une étudiante férue de grimpe aux arbres. Son sac à dos ensanglanté a été retrouvé dans la gueule d’une ourse à mille lieux des endroits de prédilection de la jeune doctorante. Notre duo de détectives est persuadé qu’une personne a tenté de les induire en erreur. Mais où se trouve Ivy ? Et qui peut bien lui vouloir du mal ? Et surtout pourquoi ? Cela aurait-il un rapport avec ses recherches en mycologie ? Ivy, comme le titre du livre l’indique, est en très mauvaise posture. Blessée et suspendue à hauteur de canopée dans un lieu reculé du parc, sa survie ne tient qu’à un petit filin. 

J’ai beaucoup aimé ce roman.  Carolyn Jourdan parvient à nous tenir en haleine jusqu’au bout, distillant au compte-gouttes les informations sur la victime et le mobile de son agresseur. Diplômée en génie biomédicale et ancienne conseillère de la commission sénatoriale américaine de l’environnement, l’autrice aborde de nombreux sujets en rapport avec ses compétences. Ses descriptions des Great Smoky Mountains et de la culture appalachienne sont extrêmement précises et captivantes. J’ai été moins séduite par les convictions anthroposophiques de la romancière, notamment en matière de médecine non conventionnelle et naturopathie. Il est notamment question d’un traitement contre le cancer du sein par injection d’une solution à base de plantes. La commercialisation officielle de l’extrait de gui a été interdite en France en 2018. Il faut bien sûr remettre l’ouvrage dans son contexte puisqu’il est paru en 2013. 

📌Suspendue. Carolyn Jourdan. Diagonale, 290 pages (2022)


Humus. Gaspard Koenig

 Humus. Gaspard Koenig

Les nouvelles générations (les sociologues les étiquettent sous les lettres Y et Z, c’est dire si ça sent déjà le sapin) n’aspirent plus à changer le monde mais à le sauver de la destruction. Il n’y a pas de planète B ! Exit les pansements du développement durable et gaffe au "greenwashing" ou à l’écoblanchiment. Les "bifurqueurs", ces jeunes diplômés d’AgroParisTech qui invitent leurs camarades de promos à déserter les voies capitalistes hautement dévastatrices, appellent le reste de la société à un sursaut individuel et collectif face à l’urgence climatique. A chacun de trouver ses alternatives. Les héros de ce roman initiatique ont justement des idées assez précises. Et si nos amis les lombrics pouvaient nous sortir de l’impasse écologique ?

« Dès le premier jour, Arthur s’était considéré en exil. Autrefois une des terres les plus fertiles de France, le plateau de Saclay avait été transformé en désert fonctionnel, une interminable zone commerciale où les enseignes auraient été remplacées par « Polytechnique », « Télécom » ou « École normale supérieure ». On prétendait y rassembler les meilleurs cerveaux de France, étudiants comme chercheurs. Mais que devient un cerveau prisonnier d’un espace implacablement géométrique, aveuglé par les néons blafards des couloirs, immergé dans une forêt de grues ? Une supermachine atrophiée, prête à se reproduire avec d’autres supermachines pour concevoir un monde de supermachines. Était-ce la mission que l’on fixait désormais aux futurs ingénieurs agronomes d’AgroParisTech ? Apprendre les bons éléments de langage sur l’agriculture régénérative pour transformer en toute bonne conscience les fermes françaises en usines à viande couvertes de panneaux solaires ? »

Kevin-sans-accent-sur-le-e et Arthur, l’ingénieur agronome philosophe, se rencontrent sur les bancs de l’école comme tant d’autres avant eux. Sauf qu’ils n’étaient pas destinés à fréquenter le même milieu. Le premier en ignore les codes, le second veut s’en affranchir. Une chose au moins les rassemble : leur passion pour les vers de terre. Nos étudiants sont persuadés que ces détritivores sont l’avenir de la planète. A la fin de leur cursus, ils choisissent néanmoins des voies différentes. Kevin veut développer la fabrication d’un vermicomposteur et créer sa propre société. Arthur s’exile dans son fief familial en Normandie, où il espère régénérer les terres agricoles exsangues grâce à humification.  Deux beaux projets, qu’en dépit du cynisme ambiant, ils vont défendre avec la fougue et la naïveté de leur âge. L’un devient, malgré lui, le porte-drapeau de l’ascenseur social puis l’instrument des nantis ; tandis que l’autre enchaîne les déconvenues, buvant le calice jusqu’à la lie.

Humus est certes un essai qui se cache sous des habits romanesques mais ce n’est pas un texte soporifique pour autant. Je craignais la partie consacrée aux lombrics et j’avais bien tort car elle est passionnante. Le roman est une critique sans concession de notre société mais cela n’exclut pas quelques passages humoristiques assez croustillants. L’auteur se moque de tous, sans s’oublier lui-même, en apparaissant sous les traits d’un essayiste opportuniste prénommé Gaspard. L’auteur ne s’est pas contenté d’un survol superficiel des questions climatiques et environnementale : ils explorent de nombreuses solutions, sans oublier les plus radicales. A propos d’un autre roman, un blogueur (dont j’ai malheureusement oublié le nom) utilise l’expression "roman feel bad" (en référence à ces romans "feel good" tant critiqués). Le terme me semble approprié pour Humus même si je ne me suis pas sentie totalement accablée en le lisant. En réalité, le roman de Gaspard Koenig m’a à ce point captivée que je l’ai lu d’une traite.

📚Une idée de lecture piochée chez Kathel puis partagée avec Keisha et ClaudiaLucia

📌Humus. Gaspard Koenig. Editions de l’Observatoire, 384 pages (2023)

Quand arrive l'aube nautique. Samir Dahmani

 Quand arrive l'aube nautique. Samir Dahmani


Sans l’avoir jamais lu, je connaissais déjà Samir Dahmani. Je n’ai entendu que du bien du diptyque en collaboration avec son épouse : l’album Je suis encore là-bas de Samir Dahmani faisant écho à Je ne suis pas d’ici de Yunbo. Quand arrive l’aube nautique, le nouveau roman graphique du dessinateur et scénariste, se présente comme le premier tome d’une série anthologique intitulée Korean Night Stories. Le seul lien avec l’œuvre précédente est la Corée du Sud.


Quand arrive l'aube nautique. Samir Dahmani P2-3


Ji-won et son amie Ji-won sont inséparables depuis l’école primaire. Lorsque vient le moment d’entrer à l’université, elles doivent quitter leur ville natale de la côte sud pour aller vivre à Séoul. Seong-ji s’inquiète déjà de ce changement de vie puisqu’elle ne fera pas les mêmes études que Ji-won. Celle-ci s’agace de ses réticences et l’informe qu’elles ne seront pas en co-location ensemble comme elles l’avaient d’abord envisagé. Les relations entre les deux jeunes filles se distendent très rapidement au grand désespoir de Seong-ji. Elle commence ses études de comptabilité sans grand enthousiasme et prend un emploi d’étudiant dans une épicerie ouverte 24h/24. Ce job de nuit est particulièrement ennuyeux. Néanmoins, la jeune fille va faire une rencontre inattendue qui va lui ouvrir des perspectives étonnantes.


Quand arrive l'aube nautique. Samir Dahmani. P38-39


Samir Dahmani signe un roman graphique initiatique très sensible et poétique.  Les illustrations à l’aquarelle servent bien l’histoire. Les couleurs, comme le trait, créent une ambiance particulière en accord avec l’univers onirique voulu par l’auteur. On admire le côté vaporeux de la nuit, les jeux de lumière créés par les différentes nuances. Samir Dahmani a également travaillé les couleurs par séquences. Elles évoluent en fonction des scènes, de l’atmosphère ou de l’humeur des personnages.

J’ai été surprise par la fin de l’album qui, en réalité, n’en ai pas une. J’ai compris ensuite qu’il s’agit d’introduire le prochain volet de la série. J’ai hâte d’en savoir un peu plus sur le personnage énigmatique, une jeune femme dont on ne connait pas le nom, qui hante ce premier album.


Quand arrive l'aube nautique. Samir Dahmani. P72-73


Le titre de la bande dessinée, qui m’a semblé si poétique, s’inspire des trois phases de l'aube (astronomique, nautique et civile). L’aurore se définit encore autrement. Pour ma part, j’ignorais ces distinctions. Samir Dahmani, lui, part de l’idée que nous distinguons différemment les choses selon le moment de la journée ; la nuit étant en quelque sorte, dévolue aux mystères de l’inconscient et de la nature. L’être humain est plus réceptif à la rêverie et à l’ésotérisme, propices aux différentes manifestations de l’art, que durant les heures diurnes.

Quand arrive l'aube nautique est un album qui m’a demandé un peu de temps et de réflexion pour l’apprécier à sa juste valeur. Je le recommande vivement à ceux qui sont sensibles aux histoires et aux univers oniriques mais aussi à la culture asiatique.

📌Quand arrive l'aube nautique : Korean night stories. Samir Dahmani. La boîte à bulles, 144 pages (2023)

Naufrage. Vincent Delecroix

Naufrage. Vincent Delecroix


Le 24 novembre 2021, 27 migrants se sont noyés dans la Manche en tentant de rejoindre nuitamment les côtes britanniques. Deux personnes seulement ont survécu au naufrage du canot gonflable sur lequel elles avaient embarqué. Pourtant, les victimes ont appelé le CROSS (Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage) du cap Gris-Nez à 14 reprises. Les sauveteurs français ont refusé d’envoyer un navire de secours en dépit des demandes des garde-côtes britanniques, contacté eux aussi par les naufragés. Cette affaire a d’autant plus choqué l’opinion publique que les communications ont été enregistrées, dévoilant les propos inappropriés d’une opératrice en aparté.

Vincent Delecroix s’est inspiré des éléments connus de ce drame et en a inventé d’autres pour combler les vides. A travers la forme romanesque, il a tenté de s’immiscer dans l’esprit de l’agente incriminée.  Une bonne partie du roman est d’ailleurs une sorte de monologue au cours duquel la jeune femme expose son point de vue. Le cynisme et le manque d’empathie qui furent les siens sont extrêmement choquants, c’est un fait, mais ils suscitent aussi d’autres questions. L’opératrice est-elle coupable de négligence, de non-assistance à personne en danger ou d’homicide volontaire ? Peut-elle se considérer comme le bouc émissaire d’une société qui détourne les yeux du trafic humain engendré par les différents maux du monde ?  A qui s’adresse son récit ? A sa conscience ? A ses accusateurs ? A ses proches ? Vincent Delecroix aborde un sujet très délicat qui nous interroge sur notre propre engagement. En dépit de quelques longueurs, qui s’explique par l’introspection, c’est un ouvrage nécessaire que je recommande vivement. 

📌Naufrage. Vincent Delecroix. Gallimard, 144 pages (2023)


Au lac des Bois. Tim O’Brien

Au lac des Bois. Tim O’Brien

Comment ils étaient malheureux. C’est le titre du premier chapitre ce roman. On y apprend que John et Kathy Wade se sont installés dans un cottage au bord du Lac des bois (qui n’est pas fictif), face à "l'Angle nord-ouest du Minnesota". Ce territoire est une exclave des Etats-Unis, situé dans les provinces de l’Ontario et du Manitoba. On ne peut y accéder qu'en traversant le Canada (par voie terrestre) ou le Lac des Bois (par voie lacustre). Nous sommes en septembre 1986. John, ancien gouverneur du Minnesota, vient de perdre les élections sénatoriales après une tempête médiatique sans précèdent. Le couple est ruiné. Il aspire au calme et à l’isolement, loin des révélations qui ont ruiné la carrière politique du mari. Kathy espère mener enfin la vie dont elle rêve depuis leur rencontre à l’Université : un voyage à Vérone, une belle maison et plusieurs bébés. La question est de savoir s’il est possible d’oublier les incidents de parcours et les fantômes récemment sortis du placard. Et puis, un matin, la jeune femme disparait. Son époux ne réagit qu’après avoir constaté qu’il manque un bateau dans le hangar. La nuit précédente a été agitée et John était persuadé que Kathy était partie prendre l’air. Vinny Pearson, l’agent de police local ne croit pas du tout à cette version mais Art Lux, le shérif du comté, est plus réservé que son adjoint. Le plan de sauvetage est déclenché, des patrouilles sillonnent le lac, la police provinciale de Kenora, la police des frontières et la police d’Etat sont alertées… mais Madame Wade reste introuvable et plusieurs hypothèses se dessinent tandis que l’auteur nous dévoile (au compte-gouttes) plusieurs éléments du passé de ses personnages. 

Le second chapitre, intitulé Eléments, est composé de différents fragments de témoignages, de citations ou de documents officiels comme un extrait du signalement de disparition de Kathy Wade. On retrouve ce type d’insertion dans le récit conventionnel à plusieurs reprises, ainsi qu’une autre série de chapitres intitulés Hypothèse. Cette construction originale permet à l’auteur de fournir de nombreux indices à son lecteur et de lui suggérer plusieurs versions plausibles de l’énigme. A la fin, toutes les théories semblent tenir la route sans qu’aucune ne soit vraiment satisfaisante. On peut penser que cela est frustrant mais ce n’est pas le cas. L’intérêt du roman ne réside pas dans la résolution du mystère mais dans l’histoire des personnages. Sachez qu’il sera notamment question d’espionnage domestique, de manipulation, de mensonges et même de crime de guerre.  Vous vous demandez maintenant quel est le véritable sujet de cet ouvrage ? La politique ?  La vie conjugale ? J’y ajoute la guerre du Vietnam, les ravages de l’inconscient et le syndrome de stress post-traumatique. Que de bruit et de fureur dans ce lieu pourtant si paisible du Minnesota ! 

📌Au lac des bois. Tim O’Brien. Gallmeister, Collection Totem, 320 pages (2019)



Plein ciel. Pierre-Roland Saint-Dizier & Michaël Crosa

Plein ciel. Pierre-Roland Saint-Dizier & Michaël Crosa


Ce roman graphique commence par un fait divers. Nous sommes dans les années 90, dans la résidence Plein Ciel à Mulhouse. Emile, 78 ans, tombe du 17e étage de son l'immeuble. S’agit-il d’un accident ou d’un suicide ? Quelques voisins proches de la victime apprennent bientôt que le septuagénaire avait laissé des consignes posthumes à leurs intentions. Chacun s’interroge. Quel incident dans la vie d’Emile aurait pu l’inciter à se donner la mort ? Même Martine, son amie qui le connait depuis plus de 30 ans, ignore ses motivations. Ils ont emménagé là presque en même temps, avec leurs familles respectives. Dans les années 60, la dernière tour n’était même pas encore achevée. Dans une autre vie, ils auraient peut-être vécus une belle idylle mais aucun des deux ne souhaitait briser son ménage. 


Plein ciel. Pierre-Roland Saint-Dizier & Michaël Crosa P22-23


Les enfants ont grandi dans la cité puis sont partis construire leurs propres vies. Le fils d’Emile ne s’entendait pas avec son père et ne le voyait plus depuis la mort de sa mère. Les voisins l’aperçoivent fugitivement à la cérémonie d’enterrement mais il leur interdit de suivre le convoi funéraire jusqu’au cimetière. Un coup dur pour cette tribu d’adoption. Et puis, peu de temps après, l’appartement d’Emile est vidé et mis en vente. Deux jeunes hommes, que personne ne connait, investissent bientôt les lieux. La vie continue dans la résidence ? Rien n’est moins sûr…


Plein ciel. Pierre-Roland Saint-Dizier & Michaël Crosa P26-27


Quel bel hommage Pierre-Roland Saint-Dizier rend-t-il à la cité de son enfance ! L’histoire est portée par une émouvante galerie de portraits et de magnifiques dessins. J’adore la manière dont Michaël Crosa, le dessinateur, met en scène les appartements des différents protagonistes. Le quartier et l’immeuble ne sont pas de simples décors, ils sont des personnages à part entière, les héros de ce roman graphique. J’ai été impressionnée par la précision et la beauté du trait. Les visages des protagonistes, en particulier celui de Martine, sont très expressifs. Enfin, l’illustrateur a su redonner vie aux années 60 et 70, non seulement à travers ses personnages mais aussi l’atmosphère des lieux. Les planches sont magnifiques. Un livret en fin d’ouvrage donne des informations supplémentaires sur la création de cette bande dessinée et l’histoire du quartier des Coteaux qui l’a inspirée. 


Plein ciel. Pierre-Roland Saint-Dizier & Michaël Crosa P34-35


📌Plein ciel. Pierre-Roland Saint-Dizier (scénario) & Michaël Crosa (dessins). Ankama, 96 pages (2023)


Rhapsodie balkanique. Maria Kassimova-Moisset

 Rhapsodie balkanique. Maria Kassimova-Moisset


Le choix d’un livre tient parfois à peu de chose. C’est parce que j’ai séjourné dans le sud de la Bulgarie que j’ai eu envie de lire le roman de Maria Kassimova-Moisset. A travers Rhapsodie balkanique, j’espérai retrouver l’atmosphère particulière de ce beau pays. En réalité, si la première partie du roman se déroule à Bourgas, sur le bord de la mer Noire, le reste de l’histoire nous conduit dans la Turquie d’Atatürk. 

L’héroïne tragique et flamboyante de ce roman s’appelle Miriam. Elle est née en 1909 à Bourgas et c’est la grand-mère de la narratrice. A travers l’histoire ce cette aïeule, et celle de son père Haalim, Maria Kassimova-Moisset tente en effet de reconstruire la mémoire familiale. Il manque beaucoup de pièces au puzzle parce qu’il n’est pas toujours facile d’évoquer des souvenirs douloureux. L’alter ego de l’autrice se décide enfin à questionner ses origines par l’intermédiaire de son œuvre. Les conversations qu’elle entretient avec ses fantômes viennent s’intercaler entre les différents chapitres du livre. Le lecteur découvre ainsi comment, Miriam, une jeune fille solaire et indocile, tombe amoureuse d’Ahmed le limonadier nomade qui vient d’Albanie. Theotitsa la mère de Miriam, est d’origine grecque, et refuse de donner sa fille à un étranger de confession musulmane. Todor, le père, ne sait pas tenir tête à cette épouse qu’il a tant aimé et qui a tant souffert. Ensemble, ils ont et treize enfants mais seuls quatre ont atteint l’âge adulte. Ahmed, lui, n’a plus que son frère cadet, parti vivre à Istanbul. Le jeune couple, malmené par la société de Bourgas, décide finalement de s’exiler en Turquie.

J’ai été profondément émue par l’histoire familiale de la narratrice. J’ai admiré les principaux protagonistes pour leur liberté d’esprit et leur courage. On aimerait que l’histoire se termine avec une phrase de conte de fée mais ils ne vécurent pas assez heureux à mon goût. Et en ce qui concerne les enfants, et bien, vous savez déjà qu’ils en eurent, mais je ne vais pas tout vous raconter. J’espère en effet vous avoir donné envie de lire ce roman dont l’intrigue est à la fois touchante et bien enlevée.

📚D'autres avis que le mien: Luocine, Sacha, IngannmicAnne-yes...

📌Rhapsodie balkanique. Maria Kassimova-Moisset. Editions des Syrtes, 224 pages (2023)

Délivrance. James Dickey

Délivrance. James Dickey

Paru en 1970, récompensé par Prix Médicis étranger en 1971 et inscrit sur la liste des 100 meilleurs romans du 20e siècle par la fameuse maison d’édition The Modern Library en 1998, Délivrance est un classique de la littérature américaine. Le roman de James Dickey a été adapté à l’écran par John Boorman en 1972, avec Jon Voight, Burt Reynolds, Ned Beatty et Ronny Cox dans les rôles de Ed Gentry, Lewis Medlock, Bobby Trippe et Drew Ballinger. Le long métrage a été nominé pour l’Oscar du meilleur film en 1973. Autant dire que le livre, comme son adaptation cinématographique, ont déjà suscité des milliers de commentaires et d’analyses. Certains y ont vu un parallèle avec la guerre du Vietnam mais c’est surtout la dualité entre société civilisée et monde sauvage que je retiendrai. La confrontation est à l’origine d’un drame qui oblige les protagonistes de cette histoire à réévaluer leur vision idyllique de la nature mais aussi à composer avec les notions de bien et de mal. Bref, le roman se situe entre Nature writing et survivalisme. 

Le narrateur, Ed gentry est un homme dans la trentaine, marié et père d’un petit Dean. Il est propriétaire d’une agence de graphisme plutôt prospère. Il mène une vie confortable mais un peu trop plan-plan à son goût. Aussi, se laisse-t-il facilement embarquer dans une virée loin du monde avec 3 autres comparses. C’est son ami, Lewis Medlock, qui est à l’origine du projet. Son idée est de descendre en canoë la rivière Cahulawassee, en Géorgie, depuis la bourgade d’Oree jusqu’à la petite ville d’Aintry. Pour nos gaillards blasés par les contingence de  la vie citadine, il s’agit en quelque sorte de rendre hommage à ce territoire sauvage. En effet, un futur barrage doit transformer le tumultueux cours d’eau en paisible lac touristique. Comme on s’en doute, rien ne va se passer comme prévu et l’expédition va virer au drame. Dans cette Amérique profonde, l’incroyable violence des hommes n’a d’égal que la force et l’indomptabilité de la nature.

Je comprends et partage entièrement l’enthousiasme qu’à pu susciter le roman de James Dickey. Il y a quelques débordements de testostérone mais n’est-ce pas ainsi qu’on se plaisait à imaginer les amitiés viriles à la fin du 20ème siècle dans les Etats du sud ? L’intrigue du roman reste néanmoins intemporelle. J’ai été bluffée par la puissance de son écriture, l’évocation des relations presque charnelles que l’homme développe avec la nature (tantôt réconfortante, tantôt hostile) et bien sûr j’ai été choquée par la violence de l’agression dont sont victimes les héros. Certains passages peuvent apriori lasser par leur longueur et la minutie des descriptions mais ils sont nécessaires à l’intrigue, soit pour poser le contexte, soit pour faire monter la tension jusqu’à l’ultime dénouement.

Je n’ai pas encore vu le film de John Boorman mais j’ai été heureusement mise au parfum par une personne qui m’est proche. Il semble que l’adaptation cinématographique soit relativement fidèle au roman éponyme. Certaines scènes sont devenues cultes comme celle de l’instrumental Dueling Banjos. Dans cette scène mythique, un jeune « cul terreux », joue au banjo le célèbre Dueling Banjos avec Drew Ballinger, l’un de nos quatre héros. J’ai donc choisi d’intégrer un extrait du film qui montre non seulement cette séquence mais aussi une bonne partie des passages clés, au risque de divulgâcher l’intrigue (vous êtes prévenus).   

📚Un autre avis que le mien : Ingannmic

📌Délivrance. James Dickey. Gallmeister, 288 pages (réédition 2015)



Tous les membres de ma famille ont déjà tué quelqu’un. Benjamin Stevenson

Tous les membres de ma famille ont déjà tué quelqu’un. Benjamin Stevenson


Ernest Cunningham ou Ern, le narrateur de ce whodunit, est auteur auto-édité de livres pratiques formant à l’écriture de romans policier. Il explique, dans le prologue, qu’il va prendre le lecteur par la main pour résoudre une enquête impliquant son clan familial. Pour ce faire, il suivra les 10 commandements du roman à énigmes, un décalogue rédigé par l’écrivain Robert Knox en 1929. Le but est de jouer franc-jeu avec le lecteur. Il faut donc de lui donner toutes les clefs nécessaires à la résolution de l’enquête.  Les tricheries, consistant par exemple à sortir un indice du chapeau à la dernière minute, sont proscrites. Ern intervient régulièrement dans le fil narratif, pour rappeler avec humour les règles d’or du polar. Dans les faits, notre narrateur est plutôt bordeline mais c’est pour mieux servir l’intrigue. 

L’histoire commence par un flash-back. Ern raconte comment il a témoigné contre son frère Michael, accusé d’assassinat puis condamné à une courte peine de prison. Trois ans plus tard, leur tante Katherine décide de réunir toute la famille Cunningham-Garcia pour fêter la libération de Michael. Tous les membres du clan (parents, frères, demi et belles sœurs) se retrouvent à Sky Lodge, une luxueuse station de ski dans les Snowy Mountains, au sud de l’Australie. Comme on s’en doute, Ernest est accueilli plutôt fraîchement. Sa mère, Audrey, refuse même de lui adresser la parole. Mais la réunion familiale tourne définitivement en eau de boudin lorsqu’un cadavre est découvert sur les pistes de ski. L’agent de police Darius Crawford débarque sur les lieux du crime juste avant l’arrivée d’une violente tempête de neige qui isole la station du reste du monde. Par ailleurs, il apparait encore plus vite que le jeune flic est incapable de conduire correctement une enquête criminelle. C’est donc Ernest, fort de son expérience en tant qu’auteur de livres de méthodologie dédié au polar, qui s’auto-désigne compétent en la matière.

Benjamin Stevenson nous propose une sorte de cosy mystery interactif. On pense tour à tour à La Souricière d’Agatha Christie, Le Murder Club du jeudi de Richard Osman ou encore au film de Rian Johnson, À couteaux tirés. Certes, l’intrigue est un peu alambiquée mais la surprise du dénouement est au rendez-vous. Pour ma part, j’ai passé un bon moment en compagnie de la famille Cunningham, même si je me suis parfois perdue dans les méandres de l’enquête et les digressions répétées du narrateur, avant d’être paradoxalement repêchée par l’auteur. Je ne suis contre le fait de retrouver Ernest Cunningham dans Everyone On This Train Is A Suspect, le prochain roman de Benjamin Stevenson, dont la parution est programmée pour le mois d’octobre 2023 en version originale.

💪J’ai pioché cette idée de lecture chez Sandrine du blog "Tête de lecture" dans le cadre du challenge "Polars & Thrillers", organisé par Sharon.

📌Tous les membres de ma famille ont déjà tué quelqu’un. Benjamin Stevenson. Sonatine, 456 pages (2023)

Ciel cruel. Herbjørg Wassmo

Ciel cruel. Herbjørg Wassmo


📝Au terme d’un périple de plus de 700 pages, me voici arrivée à la fin de la Trilogie de Tora, l’œuvre qui a fait connaître Herbjørg Wassmo en Norvège et à l’étranger. Il est difficile de parler de ce troisième volet sans divulgâcher ce qui se passe dans La Véranda aveugle puis dans La chambre silencieuse

Chaque volume de la trilogie débute là où se terminait le précédent si bien qu’il n’y a pas de véritable rupture dans le fil de la narration. Par ailleurs, on sait que l’intrigue de Ciel cruel se situe en 1958 puisqu’il est fait mention de la mort du pape Pie XII au milieu du roman. L’héroïne adolescente est alors en pension chez une logeuse appelée Madame Karlsen. C’est grâce à sa tante Rakel et son oncle Simon qu’elle a pu quitter son village insulaire de pêcheurs miséreux pour venir étudier en ville. Néanmoins, elle est sensée retourner régulièrement chez ses parents où il lui est impossible d’échapper à la vision de son beau-père incestueux et de sa mère au comportement moutonnier. Or, après l’épisode monstrueux qui marque la fin du second volume, la jeune fille n’a pas la force de se confronter à ses vieux fantômes. C’est donc la tante Rakel qui accoure une nouvelle fois au secours de la jeune fille, la portant à bout de bras hors de l’abime psychologique dans lequel elle est engluée. Le lecteur se prend encore à espérer une résilience... 

Lorsque j’ai commencé cette saga, j’ai eu un peu de mal à entrer dans l’univers singulier de l’autrice. Le second et le troisième tomes m’ont semblé plus abordables, sans doute parce que j’ai fini par me familiariser avec le style d’écriture d’Herbjørg Wassmo. Elle décrit une vie rude, des personnages souvent rustiques et taiseux mais pas totalement dénoués d’humanité. Il y a bien sûr quelques personnages lumineux comme Soleil, l’amie d’enfance de Tora, ou encore la tante Rakel et l’oncle Simon. Mais ces étoiles sont vacillantes elles aussi et on craint rapidement que la jeune fille ne se perde à force de vouloir s’y réchauffer. 

Herbjørg Wassmo construit ses romans par petites touches subtils, décrit les détails de la vie quotidienne, s’arrête longuement sur des éléments apriori insignifiants, les gestes, les odeurs... Elle est très douée surtout pour rendre les silences assourdissants. Tora, son héroïne, porte les malheurs et les combats de bien des femmes, avec leurs faiblesses et leurs contradictions. Il est impossible de ne pas s’émouvoir du destin de la jeune Tora.

💪J’ai été accompagnée dans cette lecture par Ingannmic et Anne-yes dont on peut lire les avis sur leurs blogs respectifs. Elle s’inscrit par ailleurs dans le défi consacré aux Auteurs scandinaves chez Céline.

📌Ciel cruel. Herbjørg Wassmo. Actes Sud Babel, 352 pages (2001)