Bleu. Koz

Bleu. Koz

On ne sait pas grand-chose de l’écrivain qui se cache derrière le pseudonyme de Koz, si ce n’est qu’il s’intéresse beaucoup aux différents maux qui frappent notre monde contemporain. Ils sont d’ailleurs l’objet du triptyque constitué par Noir (Pocket, 2022), Rouge (Pocket, 2022) et Bleu (Fleuve noir, 2022), trois "polars apocalyptiques" parus à quelques mois d’intervalle. Les héros récurrents de cette série sont amenés à enquêter sur des actes de terrorisme dans des contextes très particuliers de catastrophes naturelles ou technologiques. 

Dans le premier volet de la série, la région parisienne était plongée dans un black-out meurtrier provoqué par l’explosion simultanée des dix-huit transformateurs alimentant le réseau. Le second tome s’inspire des périodes de canicule et des incendies qui ont ravagés le sud de la France. Ici, les feux ont évidemment été allumés par une main criminelle. Dans Bleu, enfin, le dérèglement climatique est à l’origine d’une violente tempête, combinée à un phénomène de grande marée d’équinoxe. La ville de Nantes est submergée par les eaux tandis qu’une vague de suicides sans précédent alerte les services hospitaliers et un certain Fabrice Le Troadec, représentant de la police locale. Il est rapidement rejoint par le groupe de la cellule Nouvelles Menaces, dirigé conjointement par Hugo Kezer et Anne Gilardini. L’inondation de la cité ne facilite pas la tâche des flics. Néanmoins, ils comprennent qu’il s’agit d’une attaque bactériologique et qu’un virus foudroyant se propage via le système de canalisations métropolitain. 

En lisant le résumé en quatrième de couverture, j’ai d’abord pensé qu’il s’agissait d’un roman d’anticipation. En réalité, il s’agit bien d’un polar, même si le lecteur est rapidement plongé dans une ambiance type film catastrophe. De fait, les évènements et les rebondissements s’enchaînent à une vitesse vertigineuse. On comprend, bien sûr, que le temps est compté pour les enquêteurs puisqu’une nouvelle pandémie menace le monde, leurs actions étant limitées par la contrainte de la crue exceptionnelle et de la nécessité d’évacuer la population, y compris les techniciens scientifiques.  

Comme dans la plupart des séries policières, les protagonistes principaux, à savoir les flics, traîne avec eux un lourd passé qui plombe leurs humeurs et conditionne leurs prises de décision respectives. Pour ma part, j’ai été un peu trop bousculée pour avoir le temps de m’attacher et de compatir vraiment. Mais c’est peut-être aussi lié au fait que je n’ai pas lu les précédents épisodes de la série. Pour le reste, on sent que l’écrivain a fait des recherches poussées sur le système de dépollution et de distribution des eaux de la métropole nantaise, les différents services de police et les structures de recherche en virologie. L’intrigue et le récit sont d’autant plus réalistes.  Bleu est ce qu’on appelle un "Page Turner", un roman qui se lit avec avidité et qu’on a du mal à lâcher avant la fin. 

 📌Bleu. Koz. Fleuve Noir, 320 pages (2022)



Le Cheval Rouge. Taško Gheorghievski

Le Cheval Rouge. Taško Gheorghievski

Ce roman s’ouvre sur un épisode historique fort qui est celui de la débâcle de l'Armée démocratique de Grèce à la fin de la guerre civile qui déchira le pays entre 1946 et 1949. Des hommes sont entassés dans un bateau, cachés sous des planches, et conduits vers une destination inconnue. Lorsqu’ils sortent de leur cachette pour s’ébrouer, ils constatent qu’ils ne voguent pas en direction de l’Albanie pour prendre l’ennemi à revers mais qu’ils longent les côtes turques. Parmi ces hommes, il y a Boris Tušev, un Macédonien dont le village natal est situé en Grèce actuelle. Le voyage se poursuit, sur terre (par le rail) et sur mer (via la mer Noire puis la Caspienne). Les troupes sont finalement débarquées à Tachkent, la capitale de l'Ouzbékistan. Les hommes apprennent qu’ils ont perdu la guerre. Les autorités soviétiques les installent d’abord dans des baraquements et les font travailler dans les champs de coton. Le temps passe. Le narrateur et ses compagnons d’infortune retournent à la vie civile, loin de leur pays d’origine. Boris rencontre Olga, une Russe, et s’installe avec elle. Il trouve un boulot dans une usine et la vie s’écoule ainsi pendant près de 15 ans. Et puis, un jour, le Macédonien décide de rentrer dans son village natal. Les démarches sont compliquées pour ce communiste apatride. Finalement, l’ambassade de Grèce exige qu’il signe un document où il doit renier toutes ses convictions. C’est le prix à payer pour retrouver sa famille et ses racines.

La scène d’ouverture de ce roman est d’autant plus forte que le lecteur y est projeté directement sans préambule. Les informations sont lapidaires si bien qu’on a la sensation de vivre l’évènement en même temps que ses protagonistes. Ainsi que le dit si justement un ami de l’auteur, on a l’impression d’écouter un témoignage enregistré.  La suite est à l’avenant puisque le narrateur évoque les faits selon son unique point de vue et souvent de manière un peu brouillonne. Le résultat est un récit très vivant mais dans lequel il est possible de s’égarer. On sent que Boris est un homme taiseux, rude, qui n’a pas l’habitude de s’appesantir sur les sentiments. Pour autant, il est loin d’être insensible et le lecteur éprouve facilement de l’empathie pour lui.  La fin de l’histoire nous est rapportée par son cousin, Sabrija. Sa voix apporte quelques précisions bien utiles au récit du héros malheureux. Enfin, l’éditeur a eu l’idée d’incorporer, dans cette présente édition, le journal d’écriture du Cheval rouge que l’auteur a tenu entre 1967 et 1977. Dans ce document, il raconte comment il s’est inspiré de la vie du véritable Boris Tušev, le cousin germain de son père. Il décrit les difficultés de sa quête familiale, tellement tributaire de la mémoire individuelle et collective. Taško Gheorghievski s’interroge également sur la manière de présenter les faits, quel titre donner à son roman, etc. Ce document est très instructif. 

📌Le Cheval Rouge. Taško Gheorghievski. Editions Cambourakis, 173 pages (2023)


Bouts du monde n°53 : Chine

Revue Bouts du monde N°53 (dessin de couverture par Rosemay Taleb)

 

Selon la légende, la revue Bouts du monde serait née dans un restaurant pakistanais à Angers. Depuis 2007, ce magazine publie, tous les trimestres, une quinzaine de récits de voyage largement illustrés de photos ou de dessins. Le numéro de l’hiver 2023 est entièrement consacré à la Chine. Pour ma part, j’ai été non seulement attirée par la destination mais aussi par les contributeurs annoncés. Je savais notamment que la revue publiait des dessins de Nicolas Jolivot et de Rosemary Taleb. J’ai ensuite découvert ceux d’Antoine Guillaume, de Simon et de Lapin, tout aussi captivants.

Bouts du monde n°53 - Photos perdus de William Mauxion

En plus des carnettites de voyage, ce numéro dédié à l’Empire du Milieu réserve d’autres belles surprises. Je pense, par exemple, au texte d’Isabelle Coulon, qui est consacré aux Yaos, l’une des 56 ethnies vivant sur le territoire chinois. Le destin de Yuan Feng, Monsieur Huang, pourrait selon moi inspirer un beau roman. J’ai également été touchée par l’histoire familiale de Laurent Cibot, jeune expatrié, parti sur les traces de son aïeul, un missionnaire jésuite originaire de Limoges, qui vécut à la cour de l’empereur Qianlong entre 1760 et 1780. Lui, en a fait un livre, intitulé Dans l’ombre du fils du ciel et paru aux éditions de la Route de la Soie en 2022.

« La première fois que j’ai entendu parler de lui, j’étais petit garçon. Mon grand-père avait fait réaliser un arbre généalogique de notre famille. Un jour, il a décidé de me montrer ce « grand livre de la famille Cibot » dans sa bibliothèque. En suivant les liens entre nos ancêtres, il a cheminé jusqu’au nom de Pierre-Martial Cibot. Tout de suite, j’ai été fasciné. Je ne savais sans doute pas encore où se trouvait la Chine mais cela me faisait espérer un monde à parcourir, des aventures à vivre.»

Le photographe Gilles Sabrié, quant à lui, s’est rendu dans la province rurale du Gansu, où il s’est invité dans les maisons traditionnelles. Il en a rapporté d’étonnantes et émouvantes images des foyers (kang) de ces maisons paysannes. Leurs murs sont tapissés d’affiches et de journaux qui sont autant de témoins de leurs vies difficiles et de leurs rêves souvent inassouvis.

Bouts du monde n°53 - Trop vite d'Antoine Guillaume

Si la Chine rurale et millénaire me fait rêver, ces mégapoles modernes et tentaculaires me paraissent terrifiantes. Sur ce sujet, le récit de la journaliste Caroline Boudehen est emblématique :

« Je me rappelle les premiers temps, j’habitais à Pudong. À Lujiazui, précisément, le quartier d’affaires. Impression d’être perchée au XXIIe siècle. (…) Surplomber une mégalopole, c’est impressionnant, et ça rend flemmard aussi. Je me rappelle très bien cette sensation. À la fenêtre, contempler, tout habillée et prête à plonger dans le chaos, retenant mon souffle (…) L’immensité me sciait les jambes. Elle m’a tétanisée un moment. Je n’avais pas cette énergie, rien n’était à taille humaine depuis cette fenêtre. »

Sous le smog, le texte d’Adèle Beaufils parle très bien du gigantisme urbain, de la pression immobilière, les routes qui s’entremêlent, la pollution, etc. Pour autant, ces espaces ne sont pas totalement inhumains. Entre les immeubles, la végétation se faufile et quelques maisons en parpaing résistent encore. Surtout il y a les parcs, véritables havres de paix et espaces de lien social, si bien décrits par Nicolas Jolivot dans Promenade au parc.

Bouts du monde n°53 - Mad in China de Lapin

Un autre aspect peu sympathique du géant chinois, est abordé par Alex Cormanski dans un témoignage intitulé Un dimanche à Pékin. Le voyageur raconte comment il a dû montrer patte blanche pour entrer dans un musée. Il a aussi pu constater que des établissements alternatifs ou ouverts aux étrangers ont disparus du jour au lendemain.

De son coté, Lapin (le dessinateur) découvre, lors de son séjour à Pékin, que le code wifi remit à l’hôtel n’offre qu’un accès restreint à Internet. Les sites comme Google ou Youtube, ainsi que les applications comme Instagram ou Facebook ne sont pas accessibles en Chine. Pour communiquer avec ses hôtes, il doit utiliser WeChat, le réseau soumis à la censure du gouvernement chinois.

Bouts du monde n°53 - La route de Monsieur Huang d'Isabelle Coulon

Dans ce pays sous surveillance, les jeunes baroudeurs que sont Ambroise Baillifard & Boris Lattion décident, en pleine connaissance de cause, de jouer au chat et à la souris :

« Les barrières métalliques sur notre gauche font plus de trois mètres de haut. Une caméra pivotante ponctue chaque centaine de mètres. Nous marchons le long de cette clôture d’ordinaire oubliée du temps et des hommes et finissons par nous demander : « Est-ce bien raisonnable de marcher le long d’une barrière communiste dans l’idée de la franchir ? »

Chaque texte publié dans cette revue aborde un thème qui offre un témoignage édifiant sur la culture et la vie quotidienne en Chine. Malheureusement il serait laborieux de les aborder tous dans ce billet mais il est possible d’en lire des extraits sur le site Internet de Bouts du monde.

Bouts du monde n°53 - Gloire & déboires au pays de Confucius par Simon

Pour ma part, j’ai été bluffée par la qualité des textes et des illustrations et j’attends avec impatience le prochain numéro. Il est possible de commander les précédents en librairie ou sur le site de l’éditeur. A titre d’exemple, on peut mentionner les 4 numéros de l’année 2022 qui étaient consacrés aux océans, au monde polaire, à l’alpinisme ou aux voyages en vélos.

📌Chine. Bouts du monde n°53, 145 pages (2023)

Idiss. Badinter, Malka & Bernard

Idiss. Badinter, Malka & Bernard

Il s’agit ici d’une adaptation du roman éponyme de Robert Badinter. Le politicien et juriste français a souhaité rendre hommage à sa grand-mère maternelle, Idiss, née en 1863 en Bessarabie (actuelle Moldavie). Dans ce territoire russe, arraché à l’ancien empire ottoman, la population juive bénéficiait d’un statut juridique plus clément que dans le reste du pays. Néanmoins, la situation du "Yiddishland" commença à se dégrader dès 1840 jusqu’aux premières vagues de pogroms en avril et octobre 1903.


Idiss. Badinter, Malka & Bernard. P18-19

  

L’album débute en 1890, dans un Shtetel (bourgade juive) proche de la frontière roumaine.  Idiss habite chez ses beaux-parents avec ses deux garçons, Avroum et Naftoul. Son mari, Schulim Rosenberg, a été enrôlé dans l’armée tsariste. La vie n’est pas facile et la jeune mère est contrainte de faire de la contrebande de tabac pour joindre les deux bouts. Le retour de son époux, après 5 ans d’absence, marque une brève éclaircie et se solde par la naissance d’une petite fille prénommée Chifra.  Malheureusement, Schulim, tailleur de métier, est perverti par le démon du jeu et dépense tout l’argent du ménage pour satisfaire son vice. Les Rosenberg sont contraints de vendre leur maison pour éponger ses dettes. La situation devient d’autant plus critique que des évènements dramatiques viennent bousculer le destin de la petite famille. Une première émeute antisémite a lieu dans la région de Kichinev, à une trentaine de kilomètres du village. Après bien des hésitations, Idiss et Schulim décident d’émigrer en France, « le pays de Victor Hugo et des droits de l’homme ! Là-bas, ils innocentent un capitaine juif contre l’armée toute entière ! ». Avroum et Naftoul partiront en premier, bientôt suivis par leur père. Puis, en 1912, Idiss et Chifra débarquent dans le quartier populaire du Marais. C’est ici que la grand-mère de Robert Badinter vivra sans doute les plus belles années de sa vie… avant d’être une nouvelle fois rattrapée par la Grande histoire puis la maladie. 


Idiss. Badinter, Malka & Bernard. P40-41

En dépit de la toile de fond noircie par les guerres successives et le martyre des populations juives, l’histoire familiale de Robert Badinter nous apparait lumineuse de tendresse et de bienveillance. Ce parti pris des auteurs, se traduit dans le choix du style graphique et des couleurs. Fred Bernard a opté pour une ligne claire qui adoucit les traits des personnages principaux. Les pastels et les nuances douces dominent sur la plupart des planches. Les auteurs du roman graphique ont choisi de s’adresser à un large public. Néanmoins, la densité du scénario et des références historiques, ne le rendent pas accessible aux enfants de moins de 12 ans. Pour ma part, j’ai été touchée par ce portrait de femme courageuse et généreuse. Idiss était analphabète et ne parlait que Yiddish mais elle a su transmettre une ambition positive à ses enfants et a toujours soutenu la volonté de réussite de ses petits-enfants à l’école de la République. 


Idiss. Badinter, Malka & Bernard. P68-69


📌Idiss (d’après le livre de Robert Badinter). Richard Malka (Scénario) & Fred Bernard (Dessin et couleurs). Rue de Sèvres, 128 pages, 2021


Contes de la solitude. Ivo Andrić

Contes de la solitude. Ivo Andrić


💪Zulma proposent une réédition des Contes de la solitude Ivo Andrić (1892-1975), qui tombe à point nommé pour la 6ème édition du mois de l’Europe de l’Est. Ce recueil est composé de 14 textes dont 9 nouvelles tirées d’un manuscrit posthume, publié en 1976 sous le titre de Kuća na osami en version originale (La Maison isolée). La première traduction française, parue chez L'Esprit des péninsules date de 2001. 

Le prologue nous ouvre les portes de la demeure de l’auteur à Sarajevo, qui nous invite à faire virtuellement le tour du propriétaire. 

« C’est une maison à un étage sise tout en haut de la pente escarpée d’Alifakovac, un peu à l’écart des autres. Au rez-de-chaussée, où il fait chaud l’hiver et frais l’été, un couloir spacieux, une grande cuisine et, à l’arrière, deux chambres sombres, plus petites. À l’étage, trois pièces assez vastes dont l’une – celle de devant – donne sur la vallée ouverte de Sarajevo. Elle possède un large balcon qui, par sa construction et ses dimensions rappelle les divanhanas des maisons bosniaques. Il n’est pas fait comme eux de bois blanc naturel, mais peint en vert foncé, et sa balustrade n’est pas constituée de simples barreaux arrondis, mais de planches plates découpées comme celles des chalets alpins. Tout cela date des années quatre-vingt – 1887 exactement – lorsque les gens du pays commencèrent, sans y parvenir tout à fait, à bâtir leur maison d’après un plan »

Ivo Andrić se souvient d’un fameux été où l’inspiration lui venait sans qu’il n’ait besoin de l’appeler de ses vœux. Elle se matérialisait, dans ses moments particuliers de la journée où rêves et réalité s’entremêlent, faisant apparaitre des personnages dont les destins étaient presque tous tragiques.

 « Mais il arrive que ma journée commence autrement, que ce ne soit pas moi qui guette et attende mes histoires, mais qu’elles le fassent d’elles-mêmes, et cela plusieurs à la fois. Dans un demi-sommeil, alors que je n’ai pas même encore ouvert les yeux, frémissent soudain en moi, tels des rais jaunes et rouges striant le store baissé de ma fenêtre, les fils brisés des récits ébauchés. Ils s’offrent, m’éveillent et me troublent. Ensuite, lorsque je me prépare et me mets au travail, ne cessent d’affluer, avec une multitude de détails minutieux, personnages des récits et fragments de leurs conversations, réflexions et comportements. Je dois maintenant me défendre et me cacher d’eux, m’emparant du plus de détails possible, jetant tout ce que je peux sur le papier déjà prêt. »

Parmi ces visiteurs impromptus, il y a Ahmet pacha, né comte de Bonneval, un français qui vécut près de 17 ans à Constantinople où il occupa de hautes fonctions. Son portrait flamboyant, qui s’inspire d’un personnage réel, est selon moi l’un des plus réussi de ce recueil. 

 « Il vivait, comme il l’avait toujours fait, joyeusement et avec prodigalité, à sa manière et sans contraintes, se liant ou s’opposant, sans faire de plans ni de calculs, aux Turcs et aux chrétiens, sans se soumettre à personne ni à rien, servant uniquement son désir de se venger de l’Autriche. Il remplissait consciencieusement ses fonctions de pacha turc, mais correspondait dans le même temps avec d’éminentes personnalités françaises, dont Voltaire. Jusqu’à l’heure de sa mort, il organisa des festins au cours desquels il dansait et entonnait des chants militaires effrénés. »

Une multitude de personnages défilent ainsi dans le bureau du prix Nobel de littérature (1961) mais certains m’ont plus émue que d’autres. Il s’agit la jeune Jagoda qui préfère se suicider plutôt que d’être vendue comme esclave ou encore de la fidèle et discrète servante Zouya qui fut victime d’un viol dans sa prime jeunesse. Le destin pathétique du directeur de cirque, trompé puis spolié par sa jeune épouse, est tellement universel ! Et ce géomètre, sans cesse ridiculisé par son épouse frivole ! Tant de destins qui suscitent tantôt l’indignation ou la colère, tantôt la tristesse et la mélancolie. On pourrait encore mentionner le baron de Dorn, un menteur invétéré ou Ali pacha Rizvanbegović Stočević, l’ancien vizir de Mostar en Herzégovine. Ce dernier, un haut fonctionnaire de l’empire ottoman a vraiment existé. Il apparait dans un autre opus publié aux éditions du Rocher (aujourd’hui épuisé mais chroniqué sur le blog Passage à l’Est), et qui évoque un autre épisode de sa vie. 

A travers cette galerie de personnages singuliers, Ivo Andrić dresse le portrait de l’ex-Yougoslavie dans la diversité de ses territoires, sociétés et religions. Son style d’écriture s’inscrit volontairement entre orient et occident, les apparitions fantomatiques alternant avec le réalisme des descriptions. Je pensais que ce recueil serait une bonne manière d’entrer dans son œuvre. Je n’ai pas été déçue mais je n’ai pas été aussi séduite que je ne l’espérais. Hasard du calendrier ou pas, les éditions des Syrtes ont publié, en janvier dernier, La chronique de Belgrade, un autre recueil de nouvelles. Il a été lu par Patrice (blog Et si on bouquinait) dans le cadre de ce mois de l’Europe de l’Est.) 

NB : Ivo Andrić est né en Bosnie dans une famille croate. Il a eu plus tard la nationalité serbe et a fini sa vie à Belgrade, alors capitale de la Yougoslavie.  

📌Contes de la solitude. Ivo Andrić. Editions Zulma, 208 pages (2023)


Qu’est-ce qu’un homme sans moustache ? Ante Tomić

Qu’est-ce qu’un homme sans moustache ? Ante Tomić


Smiljevo est une bourgade située à quelques encablures de la ville de Split en Croatie. Le cœur du village bat au rythme de son église, et surtout de son épicerie et de son bar. Les habitants du lieu s’y croisent, échangeant faits divers, ragots de voisinage et blagues potaches. Dans cette ambiance bon enfant, la coutume veut que les plus riches (les émigrés revenus au pays) paient des coups aux baltringues, des paumés notoires comme Le Glandu, le Noiraud ou le Merlan. Du coté des célébrités locales, il y a d’abord Josip alias Miguel, le propriétaire du magasin d’alimentation. Fidèle téléspectateur d’une série latino, l’épicier aime interpeler ses clients dans la langue de Cervantes. Tatjana, jeune et riche veuve, fréquente assidument l’endroit, tout comme Don Stipan, le curé à qui elle fait du gringue. L’aventure tourne court après une cuite mémorable de l’homme d’Eglise et une panne sèche en pleine campagne pour sa soupirante éconduite. Mais à Smiljevo, les histoires tragi-comiques se suivent et se ressemblent plus ou moins. Une autre bluette improbable voit le jour entre la naïve Julija, qui parle mieux l’Allemand que sa langue natale, et un pseudo poète amateur de haïkus.  Le père de la jeune tête de linotte, le colérique et flamboyant Marinko d’Andjelija, ne goûte guère le caractère humoristique de la situation. Pour venir à bout de l’entêtement de sa fille, le bonhomme fait appelle à Rajko dit Cassolette, son vieil ami et accessoirement ministre de la défense. Les deux hommes, qui ont partagé des années d’exil en Allemagne, comptent bien régler la situation à leur manière. 

Ante Tomić signe un savoureux Clochemerle dans lequel il se met lui-même discrètement en scène. S’agit-il d’une forme de solidarité avec ses personnages ? Pour ma part, je me suis surprise à éprouver de l’empathie pour des protagonistes mal-dégrossis dont les conversations sont souvent irrésistibles. Il faut dire que le machisme des uns, combiné au je-m’en-foutisme des autres, ouvre la porte à des situations totalement rocambolesques. En dépit des références à la guerre qui déchirait les territoires de l’ex-Yougoslavie, l’ambiance est détendue et l’atmosphère un brin désuète. Enfin, l’histoire de ce village dalmate et de ses habitants frappent par leur universalité ou leur intemporalité. A quelques détails près cette comédie de mœurs rurale pourrait tout aussi bien se dérouler dans un village français après la 1ère ou la 2nde guerre mondiale. 

📚Qu’est-ce qu’un homme sans moustache ? (Sto je muskarac bez brkova en V.O.) est le premier roman d’Ante Tomić. Publié dans sa langue natale en l’an 2000, le roman a été adapté au cinéma en 2005 par le réalisateur croate Hrvoje Hribar. En France, l’écrivain s’est fait connaître avec son troisième roman Miracle à la combe aux Aspics qui semble être dans la même veine. Ce livre, également paru aux éditions Noir sur Blanc, a été lu par Keisha, A girl From Earth et Kathel. Leurs avis sont positivement unanimes !

📌Qu’est-ce qu’un homme sans moustache ? Ante Tomić. Editions Noir sur Blanc, 208 pages (2023)


L’aliéniste. J.-M. Machado de Assis

L’aliéniste. J.-M. Machado de Assis

L’histoire qui nous est contée est sensée être rapportée dans les chroniques de la colonie d’Itaguaï au Brésil selon une chronologie un peu floue. On sait que les évènements se sont déroulés « il y a fort longtemps » soit, sans doute, au tournant du 19ème siècle. L’histoire fait plusieurs fois référence à l’empire colonial portugais (nous sommes donc avant l’indépendance du Brésil en 1822) et à la révolution française. Par ailleurs, il est question des prémices de la psychiatrie, ce qui fait du bon docteur Bacamarte, héros de cette aventure, un contemporain des pionniers comme Joseph Daquin (1732-1815) ou Philippe Pinel (1745-1826). Après des études de médecine à Coimbra et à Padoue, Simon Bacamarte, décide de rentrer dans sa bourgade natale, "son Ithaque brésilien", refusant des fonctions prestigieuses au Portugal. Le médecin a décidé de se spécialiser dans l’étude et le traitement des maladies mentales et rêve de fonder un asile d’aliénés. Les notables du conseil municipal sont un peu sceptiques mais notre aliéniste trouve les mots pour les convaincre de construire l’établissement. La future "Maison verte", ainsi que les villageois le surnommeront, sera en partie financée par les familles des malades et grâce un impôt dont le calcul semble un peu opaque. Dès le départ, le nombre de patients dépasse largement les estimations du praticien si bien qu’une extension est construite dans la foulée. Il faut dire que l’aliéniste ne se contente pas d’enfermer les handicapés mentaux. Toute personne jugée déviante selon ses critères personnels, est bientôt considérée comme un "lunatique" à enfermer. L’opinion publique commence à s’émouvoir et les citoyens, emmenés par Porfirio le barbier, décident de marcher vers « cette Bastille de la raison humaine ». C’est la "révolte des Canjicas" qui doit son nom au sobriquet donné à son meneur : "canjica" (littéralement "soupe au lait"). Simon Bacamarte apparait au balcon et plaide sa cause, tel un tribun de la plèbe, persuadant finalement les insurgés de négocier. Ce revirement marque la fin de ce premier épisode tumultueux. Il y en aura d’autres. 

L’aliéniste de J.-M. Machado de Assis, vous l’aurez compris, est un pastiche destiné à interroger cette nouvelle discipline qu’est la médecine aliéniste. La publication de la novella est contemporaine de l'évolution de la psychiatrie et de son institutionnalisation. En France, pays précurseur en ce domaine, l’aliéniste Jean-Étienne Esquirol (1772-1840) a fait voter une loi obligeant chaque département à se doter d'un hôpital spécialisé. Avant la création des asiles, les simples d’esprit vivaient à domicile sous la surveillance de leurs proches tandis que les malades les plus agressifs étaient jetés en prison où ils avaient peu de chance de recevoir un traitement adapté. Néanmoins, ce n’est pas tant l’enfermement des individus qui est ici mise en cause mais le caractère arbitraire du diagnostic allant de pair avec l’omniscience scientifique. Le docteur Bacamarte arrive en effet à la conclusion suivante : s’il y a plus de villageois enfermés dans son asile que de citoyens dans les rues, c’est parce que sa théorie est fausse. Les fous sont donc forcément parmi les représentants de la minorité et, par extension, tous les individus qui ne répondent pas à la norme sont considérés comme déviants. Ceci nous conduit à la dernière thématique abordée par l’écrivain brésilien c’est-à-dire l’évocation des régimes autoritaires à travers l’allégorie de l’aliénation collective. Avez-vous remarqué, à ce sujet, le rhinocéros sur la couverture du livre ? Il faut lire la préface à cette édition par P. Brunel pour comprendre qu’il s’agit d’une référence au Rhinocéros d’Eugène Ionesco. En effet, si la célèbre pièce a été écrite plusieurs décennies après l’œuvre de J.-M. Machado de Assis, il faut reconnaître que l’affaire de la Maison verte n’est pas sans rappeler quelques épisodes de la pandémie de "rhinocérite" imaginée par le dramaturge roumano-français. 

💪Publié en 1881, le livre de J.-M. Machado de Assis a conservé toute sa vigueur dans le propos grâce à un humour qui le fait échapper au discours lénifiant. Pour ma part, j’ai apprécié la fantaisie et la concision de ce texte vers lequel je ne serais peut-être pas allée sans la lecture commune organisée par A Girl From Earth dans le cadre du Book Trip brésilien. Si cette recension vous laisse encore un peu dubitatif par rapport à l’intérêt de lire ce roman, je vous suggère de vous y frotter d’abord à travers son adaptation en bande dessinée par Gabriel Bà (scénario) et Fàbio Moon (dessins), parue chez Urban Comics en 2014.

 J.-M. Machado de Assis est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands écrivains brésiliens du 19ème siècle. En dépit des circonstances (une naissance dans un milieu modeste et une santé fragile), il s’est avéré plutôt prolifique. Selon Wikipédia, il aurait publié 10 romans, 10 pièces de théâtre, 200 nouvelles, 5 recueils de poèmes et de sonnets, et plus de 600 chroniques. Parmi les ouvrages traduits en Français, on peut mentionner Dom Casmuro (Albin Michel, 1956), Esaü et Jacob (éditions Métailié, 1985), La Montre en or et autres contes (éditions Métailié, 1987), Mémoires posthumes de Bras Cubas (éditions Métailié,1989), Le Philosophe ou le chien (éditions Métailié,1991), Ce que les hommes appellent Amour (éditions Métailié, 1995), ou Un capitaine de volontaires (La Découverte, 2015). 

📚D'autres avis que le mien : A girl From Earth, Rachel, Kathel

📌L’aliéniste. Joaquim Maria Machado de Assis. Editions Métailié, 96 pages (rééd. 2015)

Le passager sans visage. Nicolas Beuglet

Le passager sans visage. Nicolas Beuglet

C’est la première fois que je lis un roman de Nicolas Beuglet si bien, qu’avant d’ouvrir ce livre, j’ignorais qu’il s’agissait de la seconde enquête de Grace Campbell. Cela dit, comme souvent dans les séries policières, il est possible de prendre le train en marche et de zapper les premiers épisodes. De plus, l’auteur (ou son éditeur) a eu l’obligeance de fournir un résumé du premier volet. Enfin, il ne s’agit que d’une trilogie donc le parcours des héros récurrents n’est pas trop compliqué… du moins du point de vue narratif. En ce qui concerne le passé de Grace Campbell, c’est une autre histoire. 

L’inspectrice, récemment réhabilité dans son service grâce à une affaire résolue avec brio, est rongée par un drame qui a sali son enfance. Elle a tenté d’occulter les évènements qui l’ont brisée en cachant les indices collectés dans un cagibi secret dans son appartement. Jusqu’au jour où une lettre anonyme, la renvoie plusieurs années en arrière, l’obligeant à faire face à ses démons. Il est temps pour Grace Campbell de découvrir qui l’a enlevée et violentée lorsqu’elle était enfant. Pourquoi, à l’époque, sa mère a-t-elle attendu si longtemps pour prévenir la police ? Où est passé son père ? Quel est la vraie raison de son abandon après le drame ? Une piste ténue va conduire notre héroïne bien loin de son Ecosse natale sur les traces d’un réseau de pédophiles international dont les racines sont implantées à Hamelin en Allemagne. Se pourrait-il que la légende du flûtiste, rendue célèbre par les Frères Grimm, cache une nauséabonde réalité historique ? Et dans ce cas, quel rapport avec l’innommable projet Kentler, scandaleusement soutenu par le sénat berlinois pendant plus de 30 ans ?

Relier des évènements inspirés de faits réels ou empruntés aux contes de fées était un pari osé que Nicolas Beuglet a relevé d’une main de maître. Cette première partie, est franchement captivante. En revanche, j’ai été beaucoup moins convaincue par les derniers rebondissements de l’enquête où il est question de clonage, de complot suprémaciste de classes et de galipettes "jamesbondesques". J’ignore si cette inventivité est la marque de fabrique du romancier mais, pour ma part, j’ai eu l’impression de lire deux polars différents ou un polar bipolaire dont les ressorts et le style évoluent au fil des pages. Pour ceux que ce type de pathologie littéraire n’effraie pas, il faut savoir que la trilogie a été inaugurée par Le dernier message et se termine par L'Archipel des oubliés. Sans divulgâcher totalement la prochaine enquête, on peut ajouter que la fin du deuxième tome annonce un crossover avec la série Geringën.

📌Le passager sans visage. Nicolas Beuglet. Pocket, 384 pages (2022)


R.U.R. Kateřina Cupová & Karel Čapek

R.U.R. Kateřina Cupová & Karel Čapek


Cette bande dessinée est une adaptation d’une pièce de théâtre de Karel Capek qui date de 1920. Plus de 30 ans avant l’œuvre géniale d’Asimov, l’écrivain Tchécoslovaque a inventé le mot "robot" et imaginé une créature artificielle. Selon la légende rapportée par Wikipédia, ce serait en fait frère Josef qui l'aurait inventé à partir du tchèque "robota" qui signifie "corvée". En effet, les robots de la Rossum's Universal Robots (R.U.R) ont été conçus pour libérer les humains du travail manuel et des contraintes connexes. Le secret de leur fabrication est conservé précieusement dans un coffre. Les robots de cette histoire ont déjà un aspect humanoïde et ne sont pas de simples machines, esclaves des humains. La jeune Héléna Glory en a d’ailleurs l’intuition et demande à visiter l’usine de la Rossum's Universal Robots, située sur une île, au milieu de nulle part. Elle est reçue avec empressement par le directeur, Harry Domin, qui est tout de suite tombé amoureux d’elle. Les tourtereaux convolent en justes noces peu de temps après et Héléna vient s’installer sur l’île usine avec sa vieille nounou. La jeune femme n’a pas renoncé pour autant à défendre les droits des "machines humaines". 


R.U.R. Kateřina Cupová & Karel Čapek - P24-25

Alors qu’Harry prévoit d’augmenter la production pour répondre à la demande internationale croissante, son épouse convainc le docteur Gall de rendre les robots plus humains. De son côté, le chercheur, a mené quelques expériences pour modifier la conception des androïdes et augmenter leur capacité de rendement. Il fallait les rendre plus intelligents mais aussi un peu sensibles à la douleur. Cela évite que ces "automates biologiques" ne se blessent et deviennent inutilisables. Aveuglés chacun par leurs espoirs et convictions divergentes, les humains ne réalisent pas qu’ils travaillent déjà à leur propre perte. Les dernières planchent de la BD rappellent les paysages apocalyptiques de Tchernobyl plusieurs décennies après la catastrophe nucléaire. Notre planète n’a pas besoin de l’homme pour vivre.


R.U.R. Kateřina Cupová & Karel Čapek - P48-49

Comme la pièce de théâtre éponyme, la bande dessinée est divisée en 3 actes. Kateřina Cupová a reçu pour R.U.R le Golden Ribbon Award, catégorie meilleur roman graphique de l’année, l’un des plus prestigieux prix tchèques. Je suppose que, dans l’imagination de Karel Čapek, les robots ressemblaient davantage à Frankenstein qu’au modèle NS5 dans I, Robot, le film d’Alex Proyas. Les dessins de Kateřina Cupová, quant à eux, semblent s’inspirer des vieilles affiches de propagande soviétique ou du cubo-futurisme en vogue chez les artistes russes du début du 20ème siècle. Le trait est économe, parfois acéré ; les couleurs sont saturées. Le jaune et le rouge dominent souvent. Il y a des scènes très sculpturales où les androïdes semblent prendre la pause comme les statues colossales érigées par les dictateurs du monde entier. Il y a des planches, où les robots, rangés au garde à vous, évoquent les rassemblements forcés des régimes autoritaires.


R.U.R. Kateřina Cupová & Karel Čapek - P194-195

J’ai été impressionnée par la clairvoyance de Karel Čapek, qui a imaginé ce scénario futuriste original avec des réflexions résolument modernes comme l’incidence du progrès technologique sur nos sociétés, la nature de l’humanité, ses relations avec la machine, etc. Il y a évidemment quelques points, à replacer dans le contexte de l’époque, qui peuvent surprendre, voire heurter, le lecteur contemporain. Je pense, par exemple, à des passages où Harry, condescendant, explique à son épouse que « ce ne sont pas des choses pour elle ». 

La pièce de Karel Čapek a été jouée pour le première fois au Théâtre national à Prague, le 25 janvier 1921, puis à New York dès 1922. Après sa traduction en français, elle a été montée par Jacques Hébertot et présentée à la Comédie des Champs-Élysées le 26 mars 1924. Il existe aujourd’hui une version numérique du texte que l’on peut télécharger sur le site de La Bibliothèque russe et slave.

📚Un autre avis que le mien chez Kathel qui a lu la pièce de théâtre

📌R.U.R., Le soulèvement des robots. Kateřina Cupová & Karel Čapek. Glénat, 240 pages (2022)


La Renarde. Dubravka Ugrešić

La Renarde. Dubravka Ugrešić


Au travers de nombreuses anecdotes tirées de son expérience personnelle ou de l’histoire de la littérature, la narratrice de ce roman s’interroge sur le processus de création fictionnel et son devenir. Comment naissent les histoires ? Si la tentative de résolution de cette question est la colonne vertébrale de cet ouvrage, un autre élément récurrent apparait au fil du récit. Il s’agit de la figure universelle du renard. A l’instar de l’écrivain russe Boris Pilniak (1894-1938), qu’elle cite à de nombreuses reprises, Dubravka Ugrešić affirme que le canidé, « incarnation de la ruse et de la trahison », est le « totem des écrivains ». 

« Dans la majorité des langues slaves, ainsi que dans la plus grande partie de l’imaginaire mythologico-folklorique slave (mais également chinois, japonais et coréen), le renard est perçu au féminin. Le renard est Shéhérazade. Shéhérazade est une histoire sur comment naissent les histoires. Car Shéhérazade, en racontant des histoires, s’achète un jour de vie en plus. »

L’alter ego romanesque de Dubravka Ugrešić est une universitaire croate d’un certain âge. Son objet d’étude, l’incite à évoquer différents épisodes de sa vie comme son année universitaire à Moscou, ses conférences à l’étranger, les facéties de sa jeune nièce, son séjour dans la campagne croate, les critiques et les déconvenues auxquelles elle doit faire face dans son métier. Lors d’un séminaire à Naples, par exemple, elle constate avec beaucoup de stupéfaction (et un peu d’amertume) qu’elle est évincée par la veuve d’un grand écrivain russe. Celle-ci est certes dépositaire de l’héritage littéraire de son époux, mais n’a jamais rien écrit elle-même. Une autre anecdote, sensée apporter de l’eau au moulin de la métafiction, concerne Vladimir Nabokov. Pour évoquer Feu pâle, dont les vers sont considérés comme une métaphore de la création, Dubravka Ugrešić relate un voyage de l’auteur dans l’ouest américain. J’ai découvert à cette occasion que l’écrivain d’origine russe était un lépidoptériste amateur qui partait chasser le papillon dès qu’il en avait l’occasion. La romancière croate mentionne aussi longuement l'Oberiou (Association pour l'Art réel), un courant littéraire éphémère du modernisme russe dont les membres ont été les victimes des purges staliniennes. 

The Opinionated Reader écrit sur son blog que le livre de Dubravka Ugrešić est l’œuvre d’une autrice courageuse pour des lecteurs courageux. Franchement, je suis plutôt d’accord avec ça !  D’ailleurs, il m’a fallu un peu de temps pour y entrer. On croit d’abord tenir un roman puis on hésite : s’agit-il d’une autobiographie ou d’un essai sur la littérature ? La frontière entre fiction et réalité reste floue. 

« Nous sommes tous des notes de bas de page, nombre d’entre nous n’auront jamais l’occasion d’être lus, nous sommes tous pris dans une lutte constante et féroce pour notre vie, une vie de note de bas de page, pour rester un peu à la surface avant de sombrer, en dépit de tous nos efforts. Nous laissons sans cesse et partout des traces de notre existence, de notre lutte contre l’absurde. »

📌La Renarde. Dubravka Ugrešić. Christian Bourgeois, 480 pages (2023)

Sur les ossements des morts. Olga Tokarczuk

Sur les ossements des morts. Olga Tokarczuk

Sur les ossements des morts est porté par un personnage principal fascinant et plein de profondeur. Il s’agit de l’extravagante Janina Doucheyko, une ingénieure retraitée des ponts et chaussées, qui vit à l’année dans le hameau de Luftzug (littéralement "Courant d'air") près de ville de Kłodzko au Sud-ouest de la Pologne. Nous sommes à quelques kilomètres de la frontière tchèque, dans la chaîne des Sudètes. Les hivers sont rigoureux et les quelques propriétaires des maisons voisines préfèrent les abandonner pendant la saison froide. Seuls deux autres personnages restent sur place. Il y a Swietopelk Swierszczynski que la narratrice, adepte des surnoms, préfère appeler Matoga. C’est un homme d’un certain âge, taiseux et plutôt maniaque mais finalement sympathique. Le troisième ermite du coin, Grand pied (selon la nomenclature de Madame Doucheyko), est un personnage odieux qui maltraite les animaux sans aucun état d’âme, vole ses voisins et considère la forêt comme une annexe de sa propriété. Or, une nuit, Matoga le trouve raide mort dans sa maison. Tout porte à croire que le bonhomme s’est étouffé pendant son repas avec un os de biche qu’il avait braconnée. Madame Doucheyko, elle, a une version toute personnelle de l’incident. Elle est en effet persuadée que les animaux se sont vengés de l’ogre qui les persécutait et l’ont assassiné. Sachant qu’elle passe déjà pour une vieille toquée au village, on se doute que ses allégations n’arrangent rien. Or, d’autres morts inexpliquées vont suivre et toutes concernent la communauté des chasseurs. Notre héroïne revient donc à la charge, envoie des courriers à la police, expose ses théories accompagnées d’horoscopes et de prévisions astrologiques qui font ricaner ses interlocuteurs. 

Il s’agit moins ici d’un "polar" que d’un plaidoyer en faveur de l’écologie et de la cause animale. L’héroïne, aussi bizarre soit-elle, ne peut qu’inspirer l’empathie voire l’admiration tant c’est une femme généreuse et courageuse. Qu’importe le regard des autres et leur mode de pensée dévoyé par l’appât du gain, Janina Doucheyko est prête à défendre ses convictions et son univers jusqu’au bout. 

💪A priori, je ne serais pas allée spontanément vers un ouvrage d’Olga Tokarczuk s’il n’y avait une lecture commune autour de son œuvre organisée par Passage à l'Est dans le cadre du Mois de l'Europe de l'Est. Mais quelle belle surprise ! Quel style ! De la fantaisie et de l’humour ! J’ai adoré le petit monde de Madame Doucheyko : son penchant pour le mysticisme, son goût pour la poésie de Blake, son regard à la fois original et clairvoyant, ses digressions… 

Extrait :

« Parler avec Matoga était chose difficile. Il était peu loquace ; faute de conversation, il convenait de se taire. Il n’est pas simple de discuter avec certaines personnes, surtout de sexe masculin. J’ai ma théorie sur le sujet. L’âge venant, beaucoup d’hommes souffrent d’une sorte de déficit, que j’appelle "autisme testostéronien". Il se manifeste par une atrophie progressive de l’intelligence dite sociale et de la capacité à communiquer, et cela handicape également l’expression de la pensée. Atteint de ce mal, l’homme devient taciturne et semble plongé dans sa rêverie. Il éprouve un attrait particulier pour toutes sortes d’appareils et de mécanismes. Il s’intéresse à la Seconde Guerre mondiale et aux biographies de gens célèbres, politiciens et criminels en tête. Son aptitude à lire un roman disparaît peu à peu, étant entendu que l’autisme dû à la testostérone perturbe la perception psychologique des personnages. Selon moi, Matoga souffrait de ce mal. »

📚D'autres avis que le mien : Ingannmic, Keisha, Patrice, Athalie, Sandrine, A Girl From Earth, La petite liste, Ma Librairie, Charlotte Parlotte

📌Sur les ossements des morts. Olga Tokarczuk. Editions Libretto, 288 p. (2020)


Grandeur nature. Marie Stritcher

 Grandeur nature. Marie Stritcher


Le premier voyage de Marie Stricher en Ouzbékistan date de 2015. Elle en revient avec un premier carnet de voyage auto-édité et surtout une passion renouvelée pour les croquis in situ. Grâce aux amitiés qu’elle a noué sur-place, l’artiste lyonnaise organise des stages annuels de dessins. C’est ainsi qu’elle part à la découverte des "Stan alentours". Elle passe la frontière en septembre 2018 pour se rendre au Kirghizstan. Ainsi, après Khiva, Boukhara, Samarcande et Tachkent, son chemin se poursuit vers Och et Bishkek. En Octobre 2019, Marie Stritcher part en repérage dans le massif du Pamir au Tadjikistan. Elle emprunte à cette occasion la mythique route M41, se rend au lac Karakul et pousse jusqu’à la frontière afghane. J’ignore en réalité dans quel ordre la voyageuse rejoint ces différentes étapes car son livre ne tient pas compte du carnet de route. Il est divisé en thématiques qui ne suivent pas de chronologie particulière. Plus que le chemin parcouru, ce sont donc les expériences et les rencontres qui sont valorisés. La dessinatrice précise d’ailleurs, dans la préface, que rien de tout cela n’aurait été possible sans l’aide bienveillante de ses guides francophones Iroda et Alexandre. 


Grandeur nature. Marie Stritcher. P38-39

Le caractère humain de l’aventure se reflète, en effet, dans l’art de Marie Strichter et de nombreuses pages du livre sont dédiées aux portraits. Elle croque ceux qui l’accompagne sur les routes (ses guides, son chauffeur) mais aussi les personnes qu’elle croise dans les villes, sur les marchés, ou à la faveur des étapes en pleine nature (femmes au foyer, artisans, aigliers, éleveurs, etc). Une partie de l’opus est consacré au patrimoine architectural des "3 Stan". Marie Stritcher représente les monuments (mosquées, mausolées, maisons traditionnelles...) avec beaucoup de réalisme (j’ai comparé avec des photos trouvées sur Internet) et de poésie. Son carnet de croquis est une explosion de couleurs qui rend hommage au fameux bleu Samarcande. Les nuances de turquoise, d’émeraude et d’ocre viennent sublimer les bâtiments orientaux. La dessinatrice n’hésite pas à se lever aux aurores pour obtenir la meilleure lumière. Si les paysages sont trop rares à mon goût, il faut reconnaître qu’ils sont spectaculaires. Les représentations du lac Song Kul au coucher de soleil avec les yourtes alignées le long du rivage ou celle du canyon Skazka sont très réussies. La dessinatrice réalise essentiellement des aquarelles mais utilise aussi le feutre et l’encre noire. 


Grandeur nature. Marie Stritcher. P80-81

Il faut peut-être insister sur le fait que l’opus est un carnet de croquis et non un récit de voyage. Les amateurs du genre risquent d’être déçus car l’autrice ne dit pas grand-chose sur les routes empruntées ou l’aspect logistique de ses expéditions. Au détour d’une phrase ou deux, on comprend qu’elle se déplace parfois en voiture avec différents guides. Elle fait des haltes chez l’habitant et passe au moins une nuit dans une yourte. Quel était son itinéraire exact ? Combien de temps a duré son voyage ? Qui étaient ses compagnons de route (en dehors de ses guides) ? On n’en saura pas plus. Ce n’est pas vraiment gênant, selon moi, car les illustrations envoutantes de Marie Stritcher se suffisent à elles-mêmes. 


Grandeur nature. Marie Stritcher. P98-99

La collection Petits Carnets a été mise en place en librairie fin 2019. Une demi-douzaine de titres sont parus à ce jour, parmi lesquels Matin Calme de Lauré Dilé qui est aussi une petite merveille. 

📌Grandeur nature. Marie Stritcher. Akinomé, 109 pages (2021)


Littérature ouïghoure, poésie et prose. Revue Jentayu

Littérature ouïghoure, poésie et prose. Revue Jentayu

Depuis plusieurs années, les éditeurs de la revue Jentayu font un travail formidable autour de la littérature d’Asie. Ils publient, traduisent et commentent des textes inédits ou méconnus. Le dernier numéro, paru à l’automne dernier, est entièrement consacré à la culture ouïghoure. La terre natale de ce peuple turcophone à majorité musulmane sunnite est située dans l’actuelle région autonome du Xinjiang au Nord-Ouest du territoire chinois. Le gouvernement central applique une politique répressive en Ouïghouristan depuis les débuts de l’occupation et favorise la population majoritaire des Hans. Vanessa Frangville et Mukaddas Mijit, qui ont réunis les textes et dessins de cette anthologie, expliquent brièvement le contexte dans leur préface. Elles sont toutes les deux chercheuses à l’Université Libre de Belgique : l’une en sinologie, l’autre en ethnomusicologie. 

La plupart des auteurs présentés dans ce recueil se cachent derrière des pseudonymes. Certains sont aujourd’hui en prison, d’autres vivent en exil. De fait, la littérature ouïghoure s’exprime dorénavant dans plusieurs langues (ouïghour, chinois, anglais, etc). 

La première contribution est une introduction à la poésie ouïghoure contemporaine par Muyesser Abdulehed, poétesse qui vit aujourd’hui à Istanbul en Turquie et enseigne sa langue natale aux enfants issus de la diaspora. Son parcours semble assez emblématique. L’un des textes, intitulé Fuir de Gül.Ay, fait d’ailleurs écho à la nécessité de s’exiler pour échapper aux pressions administratives, sociales et religieuses du gouvernement chinois. Pour autant, les expatriés ne sont pas à l’abri des représailles. Un rapport d’Amnesty Internationale, publié en février 2020, montrent que la répression visant les membres de la diaspora ouïghoure s’étend bien au-delà de ses frontières. La fiction de Gül.Ay explique, par ailleurs, comment les autorités locales du Xinjiang font pression sur les proches restés au pays. 

Les nouvelles de Helide Isra’il (Pas de vache dans la ville) et de Memtimin Hoshur (La polémique de la moustache) sont des récits plus allégoriques, sans doute typique de la génération précédente. Je pensais qu’il en était de même pour le petit conte philosophico-rural de Perhat Tursun, intitulé La pelle de Platon, mais j’ai découvert que l’auteur est né en 1969. Cette figure influente de la littérature ouïgoure, très controversée à cause de son style provocateur, a disparu de la circulation en 2018. Il aurait été condamné à 16 ans de prison dans le cadre des purges contre les gens de lettres au Xinjiang.  « On estime qu’un million au moins de personnes sont détenues dans des centres "de transformation par l’éducation" ou "de formation professionnelle", où elles subissent de nombreuses violations des droits humains. » (Source : Amnesty Internationale).

L’un des principaux intérêts de ce numéro spécial de Jentayu tient au fait que les textes classiques (y compris ceux issus des traditions orales ouïghours) cohabitent avec des récits très contemporains. Dans les premiers, la femme vouvoie son époux qui lui-même la tutoie ; dans les seconds, il est question de divorce et d’émancipation féminine. On trouve aussi une traduction des Aventures de Chin Tömür Batur, des berceuses et des poèmes soufis. Personnellement, j’ai beaucoup apprécié le mélange des genres même si je suis, d’une manière générale, moins sensible à la poésie. Je salue en tout cas le travail des traducteurs qui ont réussi à nous restituer ses vers qui témoignent du destin de ce peuple opprimé.

Extrait:

« (…) Si nulle part où aller est ma place,

Evidement est pour moi une place où aller.

Si nulle part où vivre est ma place,

Dans les ruines est une place pour moi où mourir. 

 

Comme le saule pleureur se hisse vers la lune,

Je me hisserai vers ma moitié ou ma potence.

Et si nul lendemain n’est mon printemps,

Comment poserai-je pied sur la neige innocente ?


(Dénudé, portant regard vers la lune de Ghojimuhemmed Muhemmed, Hotan, mai 2001) 


💪Cette lecture s’inscrit dans le cadre de la thématique autour des minorités ethniques proposée par Ingannmic

📌Littérature ouïghoure, poésie et prose. Vanessa Frangville, Mukaddas Mijit (dir). Revue Jentayu, 248 pages (2022)

 


L’Agneau des neiges. Dimitri Bortnikov

L’Agneau des neiges. Dimitri Bortnikov


Maria est né au nord de la Russie, dans le bassin de la Dvina septentrionale, quelques années après la révolution bolchevique. Elle a deux frères aînés, pas toujours très sympas avec elle, qui l’appellent « patte d’ours » à cause de son pied bot. Leurs parents ne sont pas très riches mais la vie suit son cours vaille que vaille. La petite Maria est baptisée en secret, apprend à marcher avec une vache prénommée Aurore et mais ne peut pas aller à l’école à cause du trajet. Tout bascule lorsque son père est fusillé par les Soviétiques parce qu’il a tenté d’échapper à l’enrôlement forcé. Les frères de Maria la vendent à sa marraine, la femme du pope défunt, pour une brouette de poissons. Par cet acte odieux, ils la sauvent sans doute de la Grande famine. Serafima lui apprend à lire, à pêcher et à survivre dans la forêt. Lorsque sa bienfaitrice meurt, Maria part à la recherche de sa famille. Selon les rumeurs, ils auraient migré vers le sud. Pour notre héroïne, débute un long périple en train qui va la conduire jusqu’à Tachkent en Ouzbékistan, avant de remonter le long de la Volga via Kazan et Iaroslavl, puis de se rentre à Leningrad pour consulter un chirurgien. Elle travaillera dans un hôpital puis un orphelinat jusqu’à la guerre russo-finlandaise. A cause de son handicap, on la prend souvent pour une simplette. Mais Maria est une héroïne courageuse et déterminée qui va se battre jusqu’au bout pour protéger les 12 orphelins dont elle a la charge.

Dimitri Bortnikov est né en ex-Union Soviétique et a publié ses premiers romans en russe : Le Syndrome de Fritz, Svinobourg et La Belle Endormie (ou Le purgatoire). Ils seront traduits en français respectivement en 2010 (Noir sur Blanc), 2005 (Seuil) et 2022 (Noir sur Blanc). L’écrivain slave a immigré en France au tournant de l’an 2000 et abandonné sa langue natale en publiant Furioso (Editions MF, 2008). Viennent ensuite un roman intitulé Repas de morts (éditions Allia, 2012), une traduction des lettres d’Ivan le Terrible (Je suis la paix en Guerre, Allia, 2017), puis un récit d’inspiration autobiographique (Face au Styx, Rivages, 2017). Ces ouvrages sont écrits directement en Français. Il en résulte un style inimitable, tantôt poétique, tantôt fantaisiste. L’écrivain franco-russe emploi des tournures de phrases originales, use des onomatopées et abuse des points de suspension. On est ici davantage dans l’émotion que dans le récit descriptif. A certains moments, le lecteur a presque l’impression d’entendre les pensées des personnages.  Et puis, il y a les jolis mots, rares ou improbables, comme les verbes "knouter" ou "se bonjourer" et beaucoup de tendresse, enfin, lorsque l’auteur évoque les enfants.


Extrait :

« Un autre jour, Maria s’est réveillée d’un étrange silence. Elle est sortie pour voir. Le ciel était comme une huître ouverte… Au palais nacré. Et le ciel chantait la musique de la neige… Il avait neigé cette nuit-là. Maria humait l’air. Rien. Aucune odeur… L’air était pur, et le ciel était haut. Si haut… Et le silence était parfait. À tomber à genoux devant tout ça… Et puis le soleil s’est levé et la neige, elle, s’est allumée de mille feux. Cette lumière du Nord. Le feu vert d’abord ! Puis rose… Puis vermillon… Et l’ombre est bleue, oui, ce bleu tendre, presque gris, qui vous suit, et puis passe devant et vous guide comme le chien d’un aveugle… Puis s’allonge à vos pieds, reste comme ça le temps d’un coup de cils, et puis disparaît. Mon ami, mon ami… La neige – c’est l’enfance de toutes les odeurs. La neige – c’est la mère de toutes les couleurs. La mère stérile… Toujours jeune. »

📌L’Agneau des neiges. Dimitri Bortnikov. Rivages, 287 pages (2021)


Ce n'était que la peste. Ludmila Oulitskaïa

Ce n'était que la peste. Ludmila Oulitskaïa


Nous sommes en 1939. Dans son laboratoire de recherche à Saratov, le microbiologiste Rudolf Ivanovitch Mayer travaille sur une souche particulièrement virulente de la peste pulmonaire. Il n’est pas loin de mettre au point un vaccin et doit présenter ses travaux à la "commission du commissariat du peuple à la santé" à Moscou. Or, la veille de son départ, un incident se produit avec son masque de protection. L’infectiologue n’y prête guère attention jusqu’au moment où les premiers symptômes de la maladie apparaissent. Entre-temps, Rudolf Mayer a parcouru plus de 700 km en train, s’est rendu à l’hôtel Moskva où il s’est fait couper la barbe, a fait son exposé devant ses pairs et a croisé un nombre impressionnant d’individus. Alerté par la direction de l’hôtel, le médecin de quartier se rend au chevet du malade puis ordonne son transfert aux urgences de l’hôpital Sainte Catherine où il est placé en confinement. Dès lors, débute une course contre la montre pour retrouver toutes les personnes qui auraient été en contact avec le biologiste. L’opération est coordonnée par un "Personnage Haut Placé" du NKVD avec une redoutable efficacité. Traumatisés par la Grande Terreur stalinienne, les patients concernés ne sont guère rassurés lorsqu’ils voient débarquer chez eux, en pleine nuit, les agents de la police secrète. La plupart sont sortis manu militari de leurs lits et placés en quarantaine sans d’explication. Les autres, craignant une énième purge politique et une expédition au goulag, préfèrent prendre leurs jambes à leurs cous. 

J’ai commencé Ce n'était que la peste avant de consulter la note de Ludmila Oulitskaïa à la fin du livre. J’ai donc été surprise, au cours de ma lecture, par plusieurs éléments. Sur la forme, tout d’abord. On comprend assez vite, aux détails fournis par l’autrice et sa manière de rédiger qu’il s’agit d’un scénario de film ou d’une pièce de théâtre. Sur le fond, ensuite. L’écrivaine maîtrise clairement son sujet. J’ai été bluffée par le réalisme de l’intrigue, la précision dans la description du virus et de sa diffusion ainsi que la prise en charge de l’épidémie. L’efficacité du gouvernement soviétique à circonscrire la maladie se reflète dans le rythme insufflé au récit et la multitude des personnages (dont une liste est heureusement donnée au début du livre). Le "Personnage Haut Placé", dont il est précisé qu’il a un accent grégorien, ressemble furieusement à Lavrenti Beria (1899-1953), qui dirigea la police politique entre novembre 1938 et décembre 1945.

Il s’avère en fait que Ludmila Oulitskaïa est biologiste de formation. Ce n'était que la peste est un scénario qu’elle a écrit en 1988, sur la base de faits réels, et qu’elle destinait au scénariste soviétique Valeri Semyonovich Frid. Celui-ci l’ayant refusé, l’autrice l’a oublié dans un tiroir pendant plus de 30 ans. Elle l’a finalement exhumé à la faveur de la crise sanitaire du coronavirus.  Après sa publication en Russie en 2020, le livre a été traduit en français par Sophie Benech. Il est finalement paru chez Gallimard en 2021 en grand format.
 
Extrait :

« Dans la loge du gardien, une vieille Tatare est assise près d’un poêle en fer, elle est coiffée d’un fichu en laine tricotée qui lui descend sur le front et emmitouflée dans un châle. Elle découpe avec un petit couteau des tranches de viande séchée qu’elle mâchonne de sa bouche édentée. Son regard est concentré et absent. Rudolf Ivanovitch Mayer se trouve dans un local confiné. Il est vêtu d’une combinaison de protection et porte un masque. On ne voit pas son visage. Il a des gants. À l’aide d’une longue aiguille, il répartit une culture bactérienne dans des boîtes de Petri. La flamme d’un petit réchaud à alcool frémit à chacun de ses gestes. Des gestes harmonieux, magiques. Sur la table, devant la gardienne, le téléphone sonne longuement, avec insistance. Elle ne décroche pas tout de suite. » 

 

📚Un autre avis que le mien Chez Mark et Marcel 


📌Ce n'était que la peste. Ludmila Oulitskaïa. Folio, 144 pages (2023)