Randonnée en enfer. Are Kalvø

Randonnée en enfer. Are Kalvø


 Si le titre de ce livre fait plutôt penser à un thriller, sachez qu’il s’agit en fait d’un récit de voyage dédié aux citadins qui ne sont pas vraiment fans de randonnée, de montagne ou de sport outdoor. Oui, le concept à de quoi surprendre mais Are Kalvø est un écrivain facétieux qui adore écrire sur ce qu’il ne connait pas voire ce qu’il ne comprend pas. Le but de cette expérience est justement de découvrir pourquoi la majorité de ses proches décident, à la quarantaine, de déserter la ville et les lieux de convivialité pour aller marcher dans la nature, si possible le plus loin possible de l’humanité. A ce stade, l’auteur établit un lien (douteux, certes) de cause à effet, entre le fait de s’enticher des sports d’extérieur et celui de perdre ses cheveux ainsi que son sens de l’humour. 

L’humoriste norvégien décide donc de se lancer dans une surprenante quête qui va le conduire à tenter lui-même l’expérience de la randonnée en montagne. A ce sujet, il me semble que le titre devrait être au pluriel puisqu’il entreprend deux voyages à plusieurs mois d’intervalle : l’un en été dans le Jotunheimen; l’autre, en hiver au Hardangervida. Le but, explique-t-il à sa compagne, est de découvrir, à l’instar de ses amis, le plaisir de se faire photographier torse-nu au sommet d’une montagne, les bras ouverts vers le ciel. Celle-ci est d’ailleurs recrutée sans délai et nommée responsable de la documentation. Dans les faits, elle est plus ou moins chargée de la logistique et de remonter le moral des troupes dans les moments de doute. Un couple de fêtard vient compléter l’équipe lors du séjour sur le plateau des Alpes scandinaves, situé à mi-chemin entre Bergen et Oslo.

A certains égards, le livre peut être considéré comme un guide à l’usage des débutants. Are Kalvø y consacre une bonne partie à ses expéditions dans les magasins spécialisés pour acquérir l’équipement approprié, ainsi qu’à ses premiers contacts surréalistes (et irrésistibles) avec le DNT (la fédération norvégienne de promotion de la randonnée pédestre), qui gère une grande partie des refuges montagnards. Sans avoir l’air d’y toucher, et toujours avec l’humour qui le caractérise, l’auteur distille de nombreux conseils pratiques, sur le marquage des sentiers de randonnée en Norvège ou sur le matériel adéquat (faire et refaire son sac à dos correctement, par exemple, est une activité récurrente et primordiale). Le lecteur étranger apprend aussi beaucoup sur le mode de vie et de pensée des Norvégiens, sur les régions touristiques les plus prisées, etc. L’auteur, nous fait découvrir, (certes, de manière un peu rocambolesques) de merveilleux paysages… sauf quand il pleut ou qu’il y a du brouillard, soit 90% du temps au cours de ses deux voyages.

En réalité, Are Kalvø, n’est pas totalement néophyte puisqu’il a grandi dans une ferme au pied d’une montagne. Son village natal, Stranda, c’est illustré en 1983 en accédant au troisième tour du championnat de football de Norvège et en battant Ålesund. Mais cela est une autre histoire même si le narrateur avoue être un supporter actif et enthousiaste. Ce qui nous intéresse ici, concerne plutôt ses compétences en marche à pied et en ski de fond. Or, contre toute attente, notre citadin d’adoption, peut s’enorgueillir de quelques connaissances en la matière. Dans sa région d’origine, en effet, les sorties scolaires se faisaient plus souvent à ski qu’en bus.  De même, l’école organisait-elle moultes compétition de sauts à ski. Coté marche, il faut savoir que notre bon vivant est également adepte de longues promenades quotidiennes en milieu urbain. Si j’insiste autant sur ses compétences, c’est parce que j’ai été surprise par son endurance au cours de ses fameuses randonnées en montagne.

Je dois reconnaître qu’il y a des passages franchement hilarants. Are Kalvø adore se jouer des préjugés. Il est également adepte de l’auto-dérision et du comique de répétition. L’un de ses ingrédients est d’ailleurs nécessaire pour aborder cet ouvrage, surtout si vous êtes un randonneur et/ou un sportif convaincu. Certaines situations auront sans doute le goût du vécu mais il y a des moments où l’humoriste norvégien n’y va pas avec le dos de la cuillère. Personnellement, il n’a pas réussi à me dégouter de la pratique du ski ou de la randonnée. 

📌Randonnée en enfer. Are Kalvø. Glénat, 408 p. (2022)


Le polar coréen. Keulmadang N°5

Le polar coréen. Keulmadang N°5


Après la vague noire scandinave, qui a littéralement vampirisé l’attention des médias pendant plus d’une décennie, les maîtres du romans policiers sud-coréens vont-ils déferler sur la planète et inonder toutes les bonnes librairies ? Ce phénomène porte déjà un nom : la "hallyu" (littéralement "vague coréenne"). Le succès de cette littérature semble en tout cas assez solide pour évoquer le "soft power" du Pays du Matin Calme. En 2018, cet engouement était déjà si perceptible outre-Manche qu’un article du Guardian titrait The new Scandi noir ? The Korean writers reinventing the thriller avec en une la photographie de l’écrivain Kim Un-su. Or, c’est justement cet article qui incita Pierre Bisiou, ancien collaborateur du Serpent à Plumes, à créer Matin Calme (en collaboration avec Olivier Mitterrand, déjà propriétaire de Bourgois), une maison d’édition spécialiste du polar coréen. Kim Un-su a inauguré le programme des parutions avec Sang chaud. Il a été suivi par Bonne nuit maman de Seo Mi-ae, Le portrait de la Traviata de Do Jin-gi puis L'île du chaman de Kim Jae-hi. Néanmoins, c’est la maison Actes Sud qui a publié les premiers romans coréens (sous le label de la collection Lettres coréennes) parmi lesquels un polar de Kim Song-jong, Le dernier témoin, en 2015. Plusieurs auteurs figurent également au catalogue de Picquier, l’éditeur incontournable de la littérature asiatique.

Dans son introduction au numéro 5 de la Revue Keulmadang, intitulée Le polar coréen dans le viseur, Julien Paolucci écrit que l’un des marqueurs de cet engouement est la consécration du réalisateur Bong Joon-ho.  Son film, Parasite, a reçu la palme d’or au festival de Cannes en 2019 et a été récompensé 4 fois lors de la cérémonie des Oscars en 2020. Son retentissement sur la littérature policière a été considérable en France, comme dans le reste du monde. C’est l’une des caractéristiques du polar coréen, à savoir sa capacité à investir les différents médias, qu’il s’agisse de la littérature, du cinéma, de la télévision (on pense à la série Squid Games sur Netflix), de la bande-dessinée (appelée manhwa en Corée) et même Internet (par l’intermédiaire des Webtoons ou publications en ligne). Le polar coréen se distingue, par ailleurs, par la multiplicité des genres : romans noirs, whodunit, thrillers ou même "polars domestiques" selon l’expression de la romancière Pyun Hye-young (auteure de plusieurs romans dont Le Jardin et La Loi des lignes chez Rivages). Selon son homologue Jeong You-jeong (Généalogie du mal ou Bonobo, chez Picquier…), le polar n’est pas un genre très répandu ni très populaire au Pays du Matin Calme. D’ailleurs, les auteurs n’aiment guère les classements et préfèrent la confusion des genres. L’œuvre inclassable de Jeong You-jeong en est un bon exemple. 

Si la littérature coréenne remporte un tel succès hors de ses frontières, c’est peut-être aussi pour le dépaysement qu’elle procure au lecteur. Le roman noir sud-coréen n’est-il pas le "sous-sol" de la société ainsi que le montre Laurie Galli-Ragueneau et Faustine Thivet dans la première partie de la revue (l’expression est empruntée à l’écrivain espagnol Manuel Vázquez Montalbán) ? Le polar n’est pas une finalité au Pays du Matin Calme mais un outil pour aborder les sujets les plus tabous. Les enfants du silence de Gong Ji-young (Picquier), par exemple, s’inspire largement d’un fait divers réel qui a donné lieu au vote de la loi Dogani en 2011 (en faveur des victimes d’abus sexuels de moins de 13 ans et des handicapés). Le roman de Chang Kang-myoung, intitulé Génération B (Decrescenzo), dénonce quant à lui la pression scolaire, l’obligation de réussite sociale et le suicide des jeunes. On peut encore mentionner Le jour du chien noir de Song Si-woo (Folio Policier) qui s’intéresse au problème de la stigmatisation de la dépression nerveuse. La corruption, le chamanisme, la prostitution, la condition féminine sont autant de sujets qui nourrissent l’actualité coréenne comme la littérature policière.

Après la littérature et le cinéma, la revue fait une place non négligeable au manhwa qui bénéficie sans doute de l’engouement planétaire pour la bande dessinée japonaise. Comme le manga, le manhwa se décline en plusieurs catégories en fonction de la cible visée. Par exemple, le "sonyun manhwa", pendant du "shōnen" nippon, s’adresse aux jeunes garçons et aux adolescents. Le graphisme, en revanche est moins figé car il s’affranchit davantage des codes. Les manhwas sont généralement colorés. Bien que la romance soit le genre dominant, la BD coréenne offre une place importante au thriller et à l’horreur. Dans son article intitulé Le manhwa vire à l’horreur, Julia Bauer présente trois manhwas considérés comme emblématiques du genre : Le garçon au fusil de Hong Pil et Carnby Kim (Webtoon), Killstagram de Ryeong (Webtoon) et Sweet Home de Youngchan Hwang et Carnby kim (Kioon). 

Au sommaire de ce numéro 5 de la revue Keulmadang, on trouve également une série d’articles dédiés au cinéma et à la télévision, et en particulier un texte d’Antoine Coppola consacré au "giallo", un sous-genre du polar coréen s’inspirant des "gialli" italiens eux-mêmes dérivés des "pulps" américains. Laurie Galli-Ragueneau s’intéresse quant à elle au "drama" sud-coréen, support d’origine de la "hallyu" (la vague coréenne). Ce genre télévisuel s’est hissé sur la scène internationale dès le tournant des années 2000. Néanmoins, c’est Netflix, le « titan mondial du streaming » qui lui a fourni l’élan décisif en achetant les droits de diffusion des séries populaires comme Crash Landing on you ou Itaewon Class mais aussi en produisant ses propres programmes comme Squid Game ou My Name. Un troisième article de Jean-Claude De Crescenzo propose une recension de Parasite (2019), le thriller de Bong Joon-ho. 

Dans la dernière partie de la revue, le lecteur est convié à une incursion aux frontières du genre, puisqu’on y évoque le "phénomène Z", c’est-à-dire les films de zombies. Cette partie n’en est pas moins intéressante. Anaïs Pillet, l’auteur, y présente une analyse de plusieurs films parmi lesquels Dernier Train pour Busan de Yeon Sang-Ho (2016), The Wailing de Na Hong-jin (2016), Rampant de Kim Seong-hoon (2018) ou Peninsula de Yeon Sang-ho (2020) ou encore la mini-série The Neighbor Zombie (2010) qui compte six épisodes réalisés par Yun-Jeong Jang, Oh Young-doo, Hoon Ryoo et Young-Geun Hong.

La revue Keulmadang est éditée par les éditions Decrescenzo. Après 4 années d’expérimentation sur Internet, cette revue de littérature coréenne a publié son premier numéro en format papier en janvier 2014. A ce jour 5 numéros sont sortis en librairie selon une périodicité plutôt aléatoire. Le premier, Séouliennes, présente des textes inédits de jeunes auteurs, des chroniques de livres récemment parus, des portraits et des interviews d’auteurs ainsi que des textes de réflexions sur la traduction de la littérature coréenne. Les numéros suivants explorent différentes thématiques comme la rêverie ou l’éloge de la lenteur. Le quatrième volet, enfin, offre un panorama de la littérature contemporaine au Pays du Matin Calme.

S’il fallait faire un reproche à cette publication, je mentionnerais le manque d’information sur les rédacteurs (universitaires, traducteurs et journalistes). N’étant pas spécialiste du genre, j’ai dû faire une recherche via un moteur de recherche pour glaner quelques informations lapidaires.  

📌Le polar coréen. Keulmadang N°5. Decrescenzo éditeurs, 93 p. (2022)


Par le fil je t'ai cousue. Fawzia Zouari

 

Par le fil je t'ai cousue. Fawzia Zouari


Fawzia Zouari, avant dernière d’une fratrie de 8 enfants, ne connait pas la date exacte de sa naissance. Selon sa mère analphabète, elle serait née un jour de grande crue. D’après son père, elle serait née au milieu des 7 saisons, en été donc. L’année ? Quelle importance lui répondent-ils en cœur. On n’est pas à deux ou trois ans près. Et lorsque la directrice de l’école primaire réclame un acte de naissance en bonne et due forme, qu’à cela ne tienne, on y inscrit l’âge légal d’entrée en première année : 6 ans. Nous sommes en 1961. Les Nazaréens (Chrétiens) ont quitté le pays quelques années plus tôt et le président Habib Bourguiba a décidé de conduire son pays, devenu indépendant, vers la modernité. Dans le village d’Ebba (aujourd’hui Dahmani) comme ailleurs, la polygamie est désormais interdite, les filles doivent se dévoiler pour aller à l’école et le maire doit promouvoir la culture. Plus tard, le Raïs promulguera la nationalisation des terres agricoles. Les villageois appliquent les nouvelles règles, moins par conviction que pour échapper aux tracasseries administratives et judiciaires. Pour notre toute jeune narratrice, aller à l’école est une aubaine. Mieux, c’est le passeport pour échapper à la claustration dans le gynécée familial. Ces deux sœurs aînées n’ont pas eu cette chance. Leur mère a décidé qu’elles ne pouvaient plus exhiber leurs formes trop féminines sur la place du village. Elle brûle leurs cartables dans le four à pain. La fillette de 5 ans, n’a pas compris tout le sens de ce geste mais elle a le pressentiment que quelque chose d’important vient de se jouer. Elle décide dès lors de faire profil bas. Désormais, elle sera invisible. Elle n’aura plus de sexe, elle ne sera qu’esprit. C’est à ce prix qu’elle pourra poursuivre ses études tandis que ses sœurs n’auront pour horizon que les pieds des passants entre-aperçus par la lucarne de la maison où elles sont enfermées. 

Il y aurait beaucoup à dire sur ce passionnant roman dont Fawzia Zouari ne cache pas qu’il s’agit d’une autobiographie. Sa mère, à laquelle elle a déjà consacré un livre (Le Corps de ma mère, récompensé par le Prix des cinq continents de la francophonie en 2016), est omnipotente en sa demeure. On est frappé de constater qu’elle participe activement à l’asservissement de ses filles dont il faut à tout prix préserver l’honneur (c’est-à-dire la virginité). Le titre du livre, Par le fil je t'ai cousue, fait référence à un rituel magique sensé préserver l’hymen des jeunes filles. Il ne s’agit pas bien-sûr de mutilation génitale mais essentiellement d’incantations. La seule barbarie tient au fait de faire saigner l’enfant au niveau du genoux et d’en imprégner des raisins qu’elle doit ensuite consommer. Cela n’en est pas moins traumatisant. Notre jeune héroïne se prête néanmoins au cérémonial sans broncher car elle sait qu’elle pourra ensuite quitter sa famille et aller au collège en Internat au Kef (soit à 30 km de son village natal). Dans cette affaire, c’est son père, amoureux des sciences et chantre de l’érudition, qui sera son meilleur allié contre l’opposition maternelle. A ce sujet, le lecteur est surpris par le manque de ressentiment de l’autrice vis-à-vis de sa mère. C’était son mode de pensée, celui d’un autre âge, explique Fawzia Zouari dans les différentes interviews. En ce qui concerne les coups et les injustices (par rapport à ses frères), elle les évoque plusieurs fois mais sans trop s’y attarder. Là, n’est pas son seul propos. A travers, cet ouvrage en effet, l’écrivaine franco-tunisienne, a voulu surtout revenir sur ses racines et son enfance en milieu rural. A cette époque dit-elle, et c’est peut-être paradoxal, les petits enfants étaient plus libres que les adultes. Durant le Ramadan, par exemple, lorsque les adultes se sustentaient à la tombée du jour, la marmaille investissait le village et s’en rendait maître. Si Fawzia Zouari se penche sur la condition féminine, elle rappelle aussi à son souvenir les images et les odeurs d’un autre temps. Un temps où les femmes cuisinaient au brasero, un temps où l’arrivée d’une voiture ou d’une télévision dans un foyer était un évènement sans précédent au village. Il y a de l’humour et de la tendresse dans ces évocations. Fawzia Zouari signe un beau roman.

📌Par le fil je t'ai cousue. Fawzia Zouari. Plon, 368 p. (2022)

Les Ravissantes. Romain Puértolas

Les Ravissantes. Romain Puértolas


La bourgade fictive de Saint-Sauveur en Arizona a été fondée au 17ème siècle par un missionnaire bourguignon appelé Sauveur Jacotot. Située à mi-chemin entre Tucson (USA) et Nogales (Mexique), la petite ville s’est développée gentiment jusqu’au 2/3 du 20ème siècle. Les choses se sont gâtées au milieu des années 1970 avec l’arrivée de la secte des Sauveurs dans la tranquille bourgade américaine. Son gourou, Emilio Ortega, ex-physicien d’origine mexicaine, prétend être, non pas la réincarnation de Jésus-Christ, mais le Christ lui-même. Dieu lui aurait demandé de bâtir une forteresse pour protéger les âmes pures de l’apocalypse à venir. Dans les faits, le lieu attire surtout les délinquants, les drogués et traîne-savate de tout acabit. Comme on peut, s’y attendre, les incivilités et les conflits se multiplient rapidement entre les citoyens d’origine de Saint-Sauveur et les membres de la secte. 

C’est dans ce contexte explosif que trois adolescents disparaissent entre mars et avril 1976. Les soupçons des parents se portent immédiatement vers les membres de la secte. Le shérif Liam Golden et son adjoint, Jim Evans, mènent l’enquête et tentent de calmer le jeu entre les deux communautés. La tâche est d’autant plus compliquée que les mères des victimes interfèrent en permanence dans l’enquête, en interpellant le maire par courrier (qui fait la sourde oreille) et en organisant des manifestations anti-sectaires. Bref, la température monte encore qu’un cran dans la cité. Toute c’est histoire nous est rapportée par l’intermédiaire d’un journaliste du New-York times, menant une interview dans la prison de Pima County Jail à Tucson.  Le lecteur ignore jusqu’aux dernières pages du roman qui est son interlocuteur. 

Romain Puértolas s’est fait connaître, il y a une dizaine d’années, avec L'extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea. J’ai cru comprendre, à travers les commentaires que j’ai pu lire à droite et à gauche, que cet écrivain facétieux aime surprendre son lecteur. Pour coller à la réalité historique de ce roman, Romain Puértolas, a effectué de nombreuses recherches sur les sectes, l’Amériques des années 1970 et jusque sur le vocabulaire et la manière de s’exprimer à l’époque. Parmi les anecdotes qu’il rapporte, il y a celle, véridique, de la ville de Truth or Consequences. Cette bourgade, située au Nouveau Mexique entre el paso et Albuquerque, était anciennement baptisée Hot Springs. Elle a changé de nom en 1949, pour répondre au concours de l’émission de radio Truth or Consequences qu’elle souhaitait accueillir sur ses terres. 

Il semblerait que certains lecteurs aient été un peu désarçonnés par Les ravissantes qui, semble-t-il, tranche avec les précédents romans de Romain Puértolas, y compris ceux que l’on peut étiqueter sous le label des romans à suspense ou des polars (son éditeur parle d’« enquêtes littéraires ») :  La police des fleurs, des arbres et des forêts (Albin Michel, 2019) et Sous le parapluie d'Adélaïde (Albin Michel, 2020). Pour ma part, j’ai apprécié les petites touches d’humour de l’auteur, je me suis laissée berner par ses chausse-trappes et je n’ai pas vu venir la conclusion de l’enquête. 

📌Les Ravissantes. Romain Puértolas. Albin Michel, 421 p. (2022)

 

Quand je reviendrai. Marco Balzano

Quand je reviendrai. Marco Balzano


 Quand je reviendrai aborde un sujet un peu dérangeant qui est celui du travail clandestin. Ainsi que l’explique l’auteur dans une note à la fin du livre, aujourd’hui, deux tiers des migrants de la planète sont des femmes. La plupart d’entre elles sont employées comme domestiques ou comme auxiliaires de vie dans les pays riches dont l’Italie, pays vieillissant, fait partie. Daniela, l’héroïne de Marco Balzano, est Roumaine. Elle doit prendre soin de vieillards accablés de lourdes pathologies (comme Alzheimer) pour lesquelles elle n’est pas formée. C’est un travail épuisant, aussi bien physiquement que psychologiquement. A cela s’ajoute, la solitude et les privations. En effet, les migrantes sont forcées de laisser leur famille au pays et leur envoient une grande partie de leur salaire. En Roumanie, ces enfants sont appelés les orphelins blancs parce qu’ils sont souvent livrés à eux même. La migration des Roumaines vers l’Italie est d’ailleurs si fréquente qu’elle est devenue un phénomène de société. Parmi celles qui finissent par rentrer, beaucoup sont atteintes de dépression. Les médecins parlent alors du "mal d'Italie".

Le roman de Marco Balzano est découpé en trois parties qui donnent chacune la parole à un nouveau personnage. C’est Manuel, le fils de Daniela, qui s’exprime en premier. Sa mère a littéralement pris la fuite vers l’Italie, parce que les adieux lui pesaient trop et parce que son mari, Filip, l’aurait retenue. Or, il est au chômage depuis longtemps et leur maison de Rădeni (un village proche de la frontière Moldave) tombe en ruine. Daniela a laissé une lettre à ses enfants. Elle souhaite qu’ils fassent des études. Manuel doit intégrer un prestigieux lycée international privé et Angelica, sa sœur, doit aller à l’Université de Iaşi. Manuel se sent abandonné. Il ne veut pas faire de longues études. Il veut rester au pays, faire son potager et ouvrir un gîte touristique. Sa mère lui manque et il lui en veut terriblement d’être partie. Angelica, qui a 8 ans de plus que lui, doit le prendre en charge (en plus de ses études). Leur père, quant à lui, est totalement dépassé par les évènements. Le premier sentiment de colère passé, il décide d’utiliser l’argent envoyé par sa femme, pour rénover la maison. Et puis, le naturel revient au galop et les travaux sont vite abandonnés.  Lorsqu’il décroche enfin un emploi de chauffeur routier et part vers l’Est, les deux adolescents sont plus ou moins confiés à leurs grands-parents. C’est Daniela qui prend la parole dans la seconde partie du livre, alors qu’un évènement dramatique l’a contrainte à rentrer en Roumanie. Elle raconte son quotidien à Milan puis son retour au pays. Angelica, la sœur aînée, s’exprime en dernier et apporte une conclusion pleine d’espoir à toute cette douloureuse histoire familiale.

Evidemment, le roman de Marco Balzano n’est pas joyeux-joyeux. Les faits sont abordés dans leur vérité crue mais l’auteur ne tombe pas dans le pathos pour autant. Son analyse des personnages est très fine. Le romancier italien a reçu le Prix Flaiano en 2013 pour Pronti a tutte le partenze (Prêts à tous les départs, Éditions La Fosse aux ours, 2015) et le prix Campiello en 2015 pour L'ultimo arrivato (Le Dernier Arrivé, éditions Philippe Rey, 2017). 

📌Quand je reviendrai. Marco Balzano. Philippe Rey, 224 p. (2022)


Sang Trouble. Robert Galbraith

Sang Trouble. Robert Galbraith


 Il y a bien des manières de présenter une intrigue et je vais volontairement commencer par la pire. En effet, comment parler d’un détective privé, vétéran unijambiste de la campagne d’Afghanistan, dont la mère de substitution se meurt d’un cancer en Cornouailles pendant qu’il enquête sur un "Cold case" impliquant un tueur en série et un policier psychotique versé dans le satanisme ? Bien-entendu, une bonne partie de l’enquête se déroule sous la pluie, parfois dans des lieux un peu glauques. J’imagine que ça parait "Too much", sauf pour les amateurs du genre qui devraient se régaler. 

Maintenant que vous êtes prévenus, sachez que cette histoire nous conduit plus de 40 ans en arrière, soit en 1974. A cette date, Margot Bamborough, qui avait en apparence tout pour être heureuse, disparait du jour au lendemain. Médecin généraliste dans un cabinet de Clerkenwell, le fameux quartier londonien de la Petite-Italie, la jeune femme était mariée à un séduisant hématologue et mère d’une fillette âgée d’un an à peine. A l’époque, la police avait attribué le meurtre à un certain Dennis Creed, alias le Boucher de l’Essex, mais sans preuves concrètes. Le meurtrier en série, quant à lui, avait toujours refusé de s’exprimer sur ce cas. Sachant que l’officier chargé de l’enquête avait été rapidement démit de ses fonctions avant de faire un séjour en psychiatrie, on peut imaginer la confusion de la famille. C’est justement la fille de la victime, Anna, qui aborde Cormoran Strike dans un pub pour lui demander de rouvrir l’enquête à ses frais. Elle lui accorde un an pour résoudre le mystère. Au-delà de cette date, et sans avancée significative de l’enquête, le détective privé devra mettre définitivement fin aux recherches. Or, il se trouve que notre héros à bien d’autres chats à fouetter dont une ex petite amie suicidaire, un vieux pote chantre de l’autonomie cornique, un père biologique en pleine crise de culpabilité, une tante malade, une sœur un peu dépassée par les évènements, une agence à faire tourner, une équipe et des plannings à gérer, un secrétaire au caractère bien trempé, une associée avec laquelle il a du mal à communiquer, un sous-traitant indélicat, des clients qui attendent des résultats… bref, on sent qu’on ne va pas s’ennuyer !  

Robert Galbraith est le pseudonyme de J.K. Rowling. La créatrice d’Harry Potter est aussi l’auteur d’un roman intitulé Une place à prendre (Grasset, 2012) que j’avais apprécié. Avec Sang Trouble, j’ai découvert le duo d’enquêteurs londoniens formés par Cormoran Strike et Robin Ellacott. Il s’agit en réalité de leur cinquième enquête après L’Appel du coucou (Grasset, 2013), Le Ver à soie (Grasset, 2014), La Carrière du mal (Grasset, 2016) et Blanc mortel (Grasset, 2019). Pour être honnête, je me suis laissée distraire par la chronologie et je me suis demandée à un moment donné si les romans étaient traduits dans l’ordre. En effet, l’auteur évoque plusieurs fois le référendum sur l'indépendance de l'Écosse et le gouvernement de David Cameron. Le livre étant paru au Royaume-Uni en 2020, il m’a fallu un peu de temps pour remettre les évènements à leur juste place. A cela s’ajoute deux autres facteurs perturbants : la multitude des personnages et les éléments ésotériques de l’enquête. En ce qui me concerne, je me suis un peu égarée dans les méandres de l’astrologie et du satanisme. Cela dit, il faut reconnaître que Robert Galbraith/J.K. Rowling parvient à meubler plus de 900 pages romanesques sans vraiment lasser son lecteur. Un sixième tome de la série est paru en version originale en 2022 (The Ink Black Heart) et devrait donc être traduit en français dans la foulée.

📌Sang Trouble. Robert Galbraith. Grasset, 928 p. (2022)


Ce qui vient après. Joanne Tompkins

Ce qui vient après. Joanne Tompkins


 Port Furlong est situé quelque part, dans le fouillis constitué par la péninsule Olympique, dans l’état de Washington, et les îles gravitant dans le détroit de Puget. Il faut 1h30 en bus pour rejoindre la ville de Bremerton. Pour autant, ses habitants ne sont pas à l’abri des violences du monde et un terrible drame a secoué la communauté : Daniel, un adolescent auquel tout réussissait, a été sauvagement assassiné par son ami d’enfance. Jonah s’est ensuite suicidé sans expliquer son geste. Comment leurs parents respectifs peuvent-ils survivre à un tel drame ? Quelles relations peuvent-ils encore entretenir ? Où trouver la force de pardonner ? Dans la religion ? 

Quelques jours après la mort des deux garçons, une jeune sans-abri s’invite dans la maison d’Isaac, le père de Daniel. Elle est enceinte et laisse-entendre que l’un des adolescents pourrait être le géniteur. Isaac et Lorrie, la mère de Jonah, vont devoir s’entendre pour prendre soin de la jeune-fille. Par ailleurs, une nouvelle question apparait : quel rôle Evangeline a-t-elle joué dans la mort des deux garçons ? A ce stade, on comprend que des masques vont tomber au fil des pages et que les protagonistes vont devoir effectuer un long parcours vers la résilience. Or, le chemin est semé d’embûches. Isaac, Quaker enfermé dans sa religion, est incapable d’exprimer ses sentiments. Evangeline, adolescente écorchée par la vie, peine à faire confiance. Lorrie, quant à elle, est un roc rongé par les secrets… et pourtant, il y a de belles âmes cachées au fond de ses personnages meurtris.

Voici un premier roman vraiment bluffant. Quelle maîtrise de la narration ! Joanne Tompkins décrit si bien l’ambivalence des personnages ! Les thèmes abordés ne sont pas évidents à traiter mais il me semble que la romancière américaine a su éviter tous les écueils. Il y a beaucoup de violence dans les évènements qui nous sont rapportés et dans les rapports que les personnages entretiennent. Pour autant, il n’y a pas d’exhibitionnisme inutile. De même, l’auteure montre une grande sensibilité sans jamais tomber dans la sensiblerie. 

📌Ce qui vient après. Joanne Tompkins. Gallmeister, 576 p. (2022)

La vie est pleine d'hippopotames. Annette Bjergfeldt

La vie est pleine d'hippopotames. Annette Bjergfeldt


 J’imagine que le titre du livre et sa couverture vous ont déjà mis sur la piste. Vous avez deviné que ce roman est totalement déjanté. En effet, la prose d’Annette Bjergfeldt est un véritablement remède à la mélancolie. Son roman est une fresque familiale peuplée d’une galerie de personnages truculents. Le premier d’entre eux (par ordre d’arrivée dans la narration) doit être accordé au féminin puisqu’il s’agit d’une femme. Varinka Sovalskaïa, née en 1900, est une enfant de la balle, une contorsionniste qui ne mesure pas plus d’1m50. Son amour de jeunesse, un nain voltigeur, a fini précocement sa vie dans la gueule d’un hippopotame appelé Céleste. Cet hippopotamidé avait été livré par erreur à la place d’un éléphant en provenance d’un cirque polonais. Notre petite russe, bien qu’inconsolable après la mort de son amant, accepte la demande en mariage inattendue d’un spectateur Danois. Le type, fils d’un grossiste d’Amager, est un peu crédule et rêve du grand amour. Puisqu’ils ne parlent pas la même langue, la communication entre ces deux-là est loin d’être parfaite  mais ce n’est pas plus mal pour la suite de leur histoire. Hannibal Severin Møller (tel est le nom du soupirant) convainc Varinka de le rejoindre au Danemark où ils fondent une bien étrange lignée. Leur fille, Eva, est hôtesse de l’air (et aussi un peu médium). C’est justement à bord d’un avion de la SAS, qu’elle rencontre un bucheron norvégien particulièrement séduisant. Il est dresseur de pigeons et se rend à Londres pour recevoir une médaille de guerre gagnée par son volatile préféré. Vous suivez toujours ? Tant mieux car ce roman compte encore moults rebondissements absolument farfelus. Leur première fille, Filippa, naît en 1949 sur l’île natale de Jan Gustav. Malheureusement, l’enfant est de santé fragile et le couple doit retourner s’installer dans la maison familiale au Danemark. Les jumelles, Esther et Olga, arrivent deux ou trois ans plus tard. La première sera coloriste (entendez peintre) ; tandis que sa sœur s’avère être une diva en toutes choses (y compris en drames amoureux et en pets ultra toxiques). Voilà pour le décor et le reste est à l’avenant. On pense au roman de John Irving (Un enfant de la balle) et à celui du Suédois Jonas Jonasson (Le Vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire). Bref, on rit beaucoup, on pleure aussi un peu mais on ne s’ennuie jamais.

Extrait :

« Ma grand-mère, Varinka Sovalskaïa, était née en 1900. Dans un cirque familial en faillite, installé dans un champ à l’est de Saint-Pétersbourg. Elle avait appris dans sa propre chair que la magie est l’illusion que l’on doit s’astreindre à travailler chaque jour. Les chevaux de cirque s’entravaient dans leurs propres sabots quand ils trottaient dans le manège froid et humide, et Monsieur Loyal, mon arrière-grand-père Igor, empestait la vodka et le bas-ventre de femmes étrangères. Les artistes auraient probablement entamé une grève de la faim s’il n’y avait pas eu déjà si peu à manger. Le seul espoir de l’entreprise familiale d’attirer les gens était l’hippopotame que le père de Varinka, dans un accès de folie des grandeurs, avait fait venir par bateau jusqu’à Saint-Pétersbourg en 1914. C’était là que le Cirque Sovalskaïa s’était installé, comme toujours au plus mauvais moment, en pleine grève générale. »


📌La vie est pleine d'hippopotames. Annette Bjergfeldt. J.C. Lattès, 400 p. (2022)


Une église pour les oiseaux. Maureen Martineau

Une église pour les oiseaux. Maureen Martineau


 En dépit de sa brièveté, ce roman s’avère assez ambitieux puisqu’il traite deux faits divers simultanément. Le premier est un crime crapuleux ; le second est une histoire de pollution chimique. Tous ces évènements se passent à Ham-sud, un village de l’Estrie au Québec. Ils nous sont rapportés par plusieurs témoins dont Roxanne Pépin, la mairesse, Jessica Acteau, une ancienne droguée, et Pelé, le chef des martinets ramoneurs. Oui, vous avez bien compris, il s’agit d’un oiseau. Il fait partie d’un essaim qui niche dans une église reconvertie en une sorte d’arche de Noé. Réfugiés dans la cheminée, pour échapper à de mystérieuses fumées toxiques, la colonie attend des vents favorables pour migrer vers l’Amérique centrale. C’est dans ce contexte que les oiseaux assistent aux ébats du propriétaire avec une prostituée.  Il s’agit d’Hermann Fiesch, un suisse, qui a vendu tous ses biens dans son pays natal pour réaliser son rêve au Québec : un parc zoologique. Son projet a été contrarié par la nouvelle mairesse et il est au bord de la faillite. Pendant ce temps, Roxanne Pépin planche sur le projet de financement de la future bibliothèque. Un don anonyme la fait un peu tiquer. L’un de ses conseillers, Pierre Béliveau, est sur le coup. Ils se sont donné rendez-vous dans un lieu public pour discuter du dossier. Juste avant de la rejoindre, la mairesse reçoit un appel de son fils Louis-Etienne, dont la schizophrénie s’est révélée après un accident de voiture sans gravité. Le jeune homme est persuadé d’avoir été aspergé de sang durant son sommeil.

Crimes, pots de vin et malversations diverses, la vie dans les Cantons-de-l'Est est loin d’être un long fleuve tranquille ! Maureen Martineau nous entraîne avec elle dans une plongée jusqu’au tréfonds de l’âme humaine et ce n’est pas joli-joli. L’assassinat auquel nous assistons est particulièrement sanglant et l’auteure ne lésine pas sur les détails sordides. En plus, toute l’affaire est menée tambour battant et le lecteur en ressort comme hébété. Je me demande néanmoins si l’intrigue secondaire n’aurait pas méritée d’être un peu plus développée. En tout cas, on ne peut pas nier que la romancière québécoise sache comment tenir son lecteur jusqu’au bout de la nuit ! Maureen Martineau est également l’auteure d’une série policière mettant en scène le personnage récurrent de la sergente-détective Judith Allison : Le jeu de l’ogre (éditions de La courte échelle, 2012), L’enfant promis (éditions de La courte échelle, 2013), L’activiste (VLB éditeur, 2015) et La ville allumette (VLB éditeur, 2018).

Extrait :

« Mais les oiseaux sont inquiets ce matin. Depuis la fin des moissons, ils retardent chaque jour leur départ. Depuis quelque temps aussi, leur hôte si calme d’habitude est hors de ses gonds. La nuit dernière, dans la sacristie, il a saccagé le grand saint Joseph de plâtre à coups de marteau en l’accablant des pires injures. Dommage, car ils aimaient bien se poser sur les replis craquelés de la longue tunique rouge de la statue. Son emportement ne les a pas épargnés et son ultimatum a résonné dans toute l’église. 

—Foutez-moi tous le camp. Il faut peut-être que je vous montre un calendrier ? On est en septembre, je dois chauffer, bordel ! »

 

📌Une église pour les oiseaux. Maureen Martineau. L’aube noire, 185 p. (2022)


Jeune fille en bleu, à la fenêtre, au crépuscule. Alena Schröder

Jeune fille en bleu, à la fenêtre, au crépuscule. Alena Schröder


 Jeune fille en bleu, à la fenêtre, au crépuscule ? Le tire de ce roman vous rappelle sans doute quelque chose. Vous pensez peut-être au fameux tableau de Johannes Vermeer intitulé La Femme en bleu lisant une lettre ? Ce tableau-là est actuellement conservée au Rijksmuseum à Amsterdam. Mais imaginons deux minutes que le peintre néerlandais ait réalisé une autre pièce sur le même thème et que celle-ci ait disparu des catalogues durant la seconde guerre mondiale. Et si quelqu’un s’était mis en tête, non seulement de retrouver ce tableau, mais aussi de le restituer à son propriétaire ou à son héritier ? Cette personne ne risquerait-elle pas de remuer quelques vieux souvenirs nauséabonds ? En tout cas, nous aurions le début d’une intrigue historique et romanesque. Telle est donc la proposition d’Alena Schröder dans Jeune fille en bleu, à la fenêtre, au crépuscule.

La romancière a choisi de se focaliser d’abord sur un premier personnage. Il s’agit d’Hannah, une jeune berlinoise solitaire. Elle prépare un doctorat de littérature, encadrée par son directeur de recherche dont elle est l’assistante et la maîtresse. A l’exception d’une virée hebdomadaire en boîte de nuit, elle reste confinée chez elle, devant sa page blanche et ne fréquente aucun étudiant. En revanche, elle rend régulièrement visite sa grand-mère Evelyn. La vieille dame n’est pas très gracieuse mais c’est sa seule parente encore en vie et Hannah lui pardonne volontiers son manque de chaleur. Un évènement singulier, va pourtant chambouler ce petit train-train et surtout forcer les deux femmes à communiquer. Evelyn a reçu une lettre d’un cabinet d’avocats israélien œuvrant pour la restitution des œuvres dont les juifs ont été spoliés sous le régime nazi. Hannah, qui ignore tout du passé d’Evelyn, décide de contacter l’intermédiaire en Allemagne. Elle espère en apprendre davantage sur cette affaire et, par la même occasion, sur l’histoire de sa famille.

La seconde guerre mondiale et les exactions commises par les nazis sont décidément des sujets inépuisables dont les auteurs de fiction s’emparent régulièrement. La journaliste allemande Alena Schröder a choisi de traiter dans son roman l’épineuse question de la restitution des œuvres d’art qui ont été « confisquées » aux Juifs et aux ennemis du régime, entre 1933 et 1945. Ce sujet est d’autant plus intéressant qu’il donne encore lieu à de nombreux questionnements éthiques et juridiques. Le livre d’Alena Schröder est sans concession mais pas trop lourd à lire. Il y a même plusieurs passages assez drôles et le roman s’achève sur une belle note d’optimisme. La biographie en quatrième de couverture indique qu’Alena Schröder a déjà publié plusieurs ouvrages (fictions et essais) sous divers pseudonymes. Jeune fille en bleu, à la fenêtre, au crépuscule est paru en Allemagne en 2021.

Extrait :

« Tous les mardis, Hannah se rendait à l’extrême ouest de Berlin où sa grand-mère résidait depuis quelques années. C’était aussi le jour où elle restait à la bibliothèque jusqu’en début d’après-midi, à faire semblant de rédiger sa thèse de doctorat. Le jour où, après avoir passé des heures les yeux rivés sur la page blanche de son document intitulé « Doct. Version 1 », elle pouvait refermer son sac et quitter la bibliothèque avec un but précis. Elle traversait la Potsdamer Platz, prenait la ligne 2 jusqu’à la Theodor-Heuss Platz, se rendait à la pharmacie juste à côté de la boutique Fleurs 2000, achetait les produits Doppelherz, des gélules d’acide folique, des bonbons vitaminés et des capsules de ginseng, prenait le bus pour la périphérie de la ville et se soumettait à la chorégraphie routinière de ces visites. »


📌Jeune fille en bleu, à la fenêtre, au crépuscule. Alena Schröder. Chambon/ Actes Sud, 304 p. (2022)


Un pays de neige et de cendres. Petra Rautiainen

Un pays de neige et de cendres. Petra Rautiainen


 En 1947, Inkeri Lindqvist, photographe et journaliste quinquagénaire, débarque à Enontekiö, une ville située au nord-ouest de la Finlande. Le but officiel de son installation sur les terres du peuple Same est un reportage dédié à la reconstruction de la région. En réalité, elle mène une enquête sur la disparition de son mari, Kaarlo Lindqvist, ancien prisonnier de guerre à Inari. En 1944, ce camp était géré par les Allemands mais il avait aussi des gardiens finlandais. L’un d’entre-deux, qui se présente dans son journal intime comme le représentant de l’autorité militaire de son pays et comme interprète, est arrivé au centre de détention en février 1944. Un chapitre sur deux est consacré à son récit. Le lecteur comprend rapidement que ce témoignage détient sans doute la clé du mystère qui permettrait à Inkeri Lindqvist d’en savoir davantage sur la mort de son époux. Ignorant l’existence de ce document, le journaliste tente d’interroger son entourage : le vieux Piera, l’ancien propriétaire de sa maison, ainsi que son locataire, l’énigmatique Olavi Heiskanen. Sans grand succès, au départ. Il lui faudra finalement 3 ans de recherches et d’abnégation pour délier les langues, dont celle de sa jeune protégée, Bigga-Marja.

L’intérêt de ce roman, classé dans la catégorie thriller par son éditeur, réside beaucoup dans le choix du sujet. Petra Rautiainen explore en effet une facette méconnue de la seconde guerre mondiale, à savoir les exactions commises dans la région par les nazis et leurs successeurs pour servir l’idéal d’une Grande Finlande pure et unifiée. Bien entendu, il faut compter avec le lot habituel de collaborateurs plus ou moins volontaires. L’auteur d’Un pays de neige et de cendres sait de quoi elle parle puisque ses travaux universitaires portent sur les Sames ou Samis, ses populations qui vivent sur les terres boréales transfrontalières de la Suède, de la Norvège, de la Finlande et de la Russie. Le roman de Petra Rautiainen n’est pas très long et son écriture est fluide. L’alternance des chapitres entre le journal de guerre du gardien finlandais et la période de reconstruction ne dessert pas l’intrigue bien au contraire. 

Extrait :

« INARI, Février 1944

Je suis arrivé hier à Inari : au centre pénitentiaire suivant, après celui de Hyljelahti. Ce camp ne figure pas sur les cartes finlandaises. Il est situé à une vingtaine de kilomètres à l’est‑nord‑est du centre‑bourg. Le lac est proche. La voie qui mène ici n’a de route que le nom, et deux grands arbres obstruent la vue dans cette direction. À leur niveau, des panneaux signalent qu’il est interdit de passer sous peine de mort. Ils sont écrits en allemand et en same d’Inari. En same parce que, si quelqu’un passait par là, ce serait probablement un nomade traversant la toundra. À supposer qu’ils sachent lire, ces gens‑là. »


📌Un pays de neige et de cendres. Petra Rautiainen. Seuil, 320 p. (2022)


Jérôme K. Jérôme Bloche, T.28. Dodier

 

Jérôme K. Jérôme Bloche, T.28. Dodier


A la maison, nous sommes tous fans de Jérôme K. Jérôme Bloche. D’ailleurs, nous suivons ses aventures rocambolesques depuis ses premiers pas en tant que détective privé. Si vous ne connaissez pas ce héros de papier, vous l’avez peut-être déjà remarqué. C’est le jeune type qui arbore un chapeau à la Humphrey Bogart et un vieil imperméable tout froissé. Mais si, le trentenaire à lunettes qui ne se déplace qu’en solex… ou en 2 CV quand sa petite amie Babette est au volant ! Et oui, notre enquêteur parisien n’a pas le permis ! Mais aujourd’hui, c’est le grand jour, il va l’avoir ! Mme Zelda ne nous dit pas si elle l’a vu dans ses cartes de tarot mais tous ses amis sont là pour le soutenir. Burhan, l’épicier du quartier, lui a même préparé un petit encas. Oui, mais voilà, Jérôme n’est pas très en veine en ce moment. Il est à peine entré sur le périphérique que son regard accroche une silhouette penchée sur le parapet au-dessus de la route. C’est une jeune femme en robe de marié qui semble prête à sauter dans le vide. N’écoutant que son courage, Jérôme accélère, double, fait des queues de poisson et prend la première sortie. Il sauve la candidate au suicide mais rate son permis de conduire, échoppe d’une jambe dans le plâtre et termine à l’hôpital… et ce n’est que le début de ses problèmes…


Jérôme K. Jérôme Bloche, T.28. Dodier


Après une trop longue absence à mon goût (plus de 2 ans se sont écoulés depuis la parution de Contrefaçons), je retrouve Jérôme K. Jérôme Bloche avec le même plaisir que dans les précédents volumes. Il s’agit encore d’un one-shot, si bien qu’il n’y aura pas besoin d’attendre pour connaitre la conclusion de cette intrigue. Il est tout à fait possible de prendre la série en cours même si son charme réside beaucoup dans les retrouvailles avec les personnages récurrents. Par ailleurs, je crois me souvenir qu’il y a quelques aventures en deux volumes. En tout cas, la série (créée dans les années 1980) n’a pas pris une ride et les scénarios de Dodier continuent de nous enchanter. Vivement le prochain tome !

📌Jérôme K. Jérôme Bloche, T.28. Et pour le pire. Dodier. Dupuis, 72 p. (2022)

Une amitié. Silvia Avallone

Une amitié. Silvia Avallone


 Un soir de décembre 2019, Elisa Cerruti apprend la disparition d’une célèbre influenceuse sur Internet. La trentenaire décide alors d’exhumer ses journaux intimes d’adolescentes et d’écrire un livre dont elle ignore encore si elle le livrera à la publication. La décision à prendre n’est pas anodine car son héroïne est la fameuse Béatrice Rossetti dont on parle sur tous les réseaux sociaux de la planète. En effet, Elisa et Béa se sont rencontrées durant leurs années de lycée dans la ville de T. (une petite ville balnéaire en Toscane). Elles ont même partagé une histoire d’amitié fusionnelle mais toxique dont la narratrice entend retracer les grandes étapes. Il semble difficile d’imaginer aujourd’hui ce qui a pu rapprocher la professeure d’Université et l’icône du web et moins surprenant d’apprendre qu’elles ont rompu 13 ans plus tôt. La vérité c’est que la relation s’est achevée dans le drame en 2006 alors que l’Italie gagnait la coupe du monde de football. Bref, Elisa, devenue mère d’un pré-adolescent, décide de couper définitivement le lien dont elle se sent encore esclave en couchant toute l’histoire sur papier (non glacé). Au fil des pages, une question apparait : laquelle des deux protagonistes a le plus aimé et/ou trahi l’autre ? 

Cela me coûte de le dire mais je pense être passée à côté de ce roman. Je n’ai pas compris la finalité du propos et j’ai eu la sensation de tourner en rond. J’ai été agacée par les digressions sur les vêtements, les coiffures des protagonistes et l’énumération des marques de luxe. J’ai bien saisi que la narratrice reconnaissait (à défaut d’assumer) son ambivalence mais je n’ai pas réussi pour autant à éprouver de l’empathie pour l’une ou l’autre des protagonistes.

Ce reproche étant fait, le roman reste intéressant et les portraits très réussis. Sylvia Avallone est douée pour décortiquer et décrire les sentiments. Ses deux adolescentes sont tout à fait plausibles dans leur vision particulière et dans leurs réactions face aux évènements qui les touchent. Par ailleurs, l’analyse consacrée aux débuts d’Internet sonne juste. Un roman à lire donc même si j’ai une préférence pour le premier ouvrage de la romancière italienne, D’acier, paru en 2011 chez Liana Levi.

Extrait :

« Si cette histoire devait avoir un début, et il faut bien qu’elle en ait un, je partirais du vol des jeans. Peu importe si la chronologie n’est pas respectée, puisque cet après-midi-là nous nous connaissions déjà. Mais c’est là que nous sommes nées, le jour de la fuite à scooter. Avant, je dois préciser quelque chose. Qui me coûte et m’agace, mais il ne serait pas correct de faire comme s’il s’agissait d’une Beatrice parmi tant d’autres. Le lecteur commencerait tranquillement puis, en découvrant qu’il s’agit de toi, ferait un bond sur sa chaise en disant : « Hein, cette Beatrice, c’est elle ?! » Et il se sentirait floué. Je ne peux malheureusement pas faire l’impasse sur ce que cette toute jeune adolescente est devenue : un personnage public, et du genre encombrant. D’ailleurs je pourrais dire que dans le monde, personne n’est plus encombrant que toi. »

 

📌 Une amitié. Silvia Avallone. Liana Levi, 528 p. (2022)


Ces liens qui nous enchaînent. Kent Haruf


Ces liens qui nous enchaînent


 Les éditions Robert Laffont publient enfin le premier roman de Kent Haruf (1943-2014), paru en version originale en 1984 sous le titre de The Tie That Binds. Ce roman est d’autant plus remarquable qu’il réalise un tour de force : tenir son lecteur en haleine de bout en bout avec une intrigue qui a-priori n’a rien de palpitant, bien au contraire. Celle-ci est basée sur l’histoire d’une octogénaire qui a sacrifié sa vie aux autres au point de ne pas en avoir du tout. 

Comment l’auteur parvient-il alors un captiver son lecteur ? En fait, l’écrivain américain utilise plusieurs ressorts très efficaces. Tout d’abord, son roman se lit comme un polar puisqu’on sait dès le début que la vieille dame est accusée d’assassinat. Ensuite, si Edith Goodnough (prononcez "Good No", SVP) n’a pratiquement jamais quitté son village natal dans le Colorado et vécu à l’écart des bouleversements du monde, cela ne veut pas dire que la grande histoire n’a pas eu d’influence sur son triste sort. Enfin, il faut reconnaître que Kent Haruf savait sonder le cœur des hommes et restituer toute la subtilité de leurs sentiments. 

Le destin d’Edith Goodnough était pratiquement scellé avant même sa naissance. Ses parents, Ada et Roy Goodnough étaient originaires de l’Iowa, un Etat sans doute plus accueillant (riche) que le Colorado mais le Homestead Act promettait des terres à défricher à l’Ouest. C’est ainsi qu’en 1896, le couple quitte son "pays" et sa famille pour se rendre dans le comté de Holt où le tyrannique Roy pense faire fortune. Evidemment rien ne se passe comme prévu, scellant le malheur annoncé de leurs futurs enfants, Edith et Lyman. Le drame final nous est rapporté par leur voisin, un certain Sanders Roscoe. 

Le talent de kent Haruf est resté longtemps méconnu. Il a fallu attendre la parution de Plainsong (Le Chant des plaines) en 1999 pour qu’il se fasse enfin connaître du grand public. Sept ans et quelques livres plus tard, le romancier américain a reçu le prix John Dos Passos (une récompense qui entend distinguer chaque année un auteur américain ne recevant pas, en milieu de carrière, toute l'attention qu'il mériterait). Tous ses romans ont pour décor le comté fictif de Holt, dans le Colorado: Colorado Blues (Robert Laffont, 2002), Les Gens de Holt County (Robert Laffont, 2006) et Nos âmes la nuit (Robert Laffont, 2016).

📌Ces liens qui nous enchaînent. kent Haruf. Robert Laffont, 342 p. (2022)