Papi Mariole. Benoît Philippon

Papi Mariole. Benoît Philippon


 Les héros de polars sont souvent des hommes, célibataires ou divorcés, sans progéniture trop encombrante, plus ou moins torturés et parfois un peu alcooliques. Benoît Philippon a décidé de bousculer un peu les codes du genre. Dans ce thriller rocambolesque, c’est un duo improbable, (d’aucuns diraient de bras cassés) qui mènent la danse. Il est composé du fameux papi Mariole du titre, bientôt rejoint par Mathilde, une jeune femme dépressive qui va révéler sa vraie nature au fil des pages. 

Papi Mariole est un retraité presque octogénaire. Cet ancien tueur à gages s’est échappé de son Ehpad pour mettre un point final à sa carrière. La mission est compromise par un petit détail. Mariole est atteint d’Alzheimer et ne se souvient plus de sa cible. Mais notre Sénior est un vrai pro, nourri de plusieurs décennies d’expérience. Aussi, il a une planque secrète, avec des armes et un dossier contenant plusieurs indices. Le plus dur sera de reconstituer le puzzle censé le conduire jusqu’à un certain Marino. Mais notre héros vieillissant perd régulièrement le fil de ses pensées et donc sa piste. Sa rencontre avec Matilde, dans un moment d’égarement, sera providentielle. 

Nouveau hic. A ce moment-là, la jeune femme est complètement paumée. Elle s’apprête d’ailleurs à se jeter du haut d’un pont d’autoroute après avoir été abusée par un prédateur sexuel sur Internet puis violée par un pompiste opportuniste. Le premier a diffusé une vidéo très humiliante sur les réseaux sociaux sans lui demander son accord. Ces images sont devenues virales et la jeune femme a sombré dans la dépression. Mariole, son sauveur, va lui offrir les moyens de se venger.  C’est donc une double mission qui maintient en vie notre duo… affublé d’un autre fardeau : l’adorable Madame Chonchon, la truie domestique de Mariole.

Benoît Philippon nous embarque dans un road-trip halluciné où les plus méchants ne sont pas toujours ceux qui en ont l’air. Sa gouaille et son ton humoristique ne l’empêchent pas d’aborder les sujets qui dérangent comme la vieillesse, les violences faites aux femmes et les dérivent numériques. Il fait également un petit clin d’œil à Berthe, l’héroïne centenaire de son précédent roman (Mamie Luger, Les Arènes, 2018) dont l’image apparait aux protagonistes sur une affiche de cinéma (allusion à un projet d’adaptation à l’écran qui n’a pas aboutie dans la vraie vie). 

Papi Mariole a un petit air de Jean Rochefort qui le rend terriblement attachant. Matilde, la jeune femme sensible, victime désignée à cause d’un léger surpoids, renaît de ses cendres tel le phénix. Elle force l’admiration par le courage puis la force dont elle fait preuve. Pendant ce temps, le lecteur tourne les pages sans même s’en rendre compte. C’est ce que j’appelle une affaire rondement menée !

D'autres avis que le mien via Bibliosurf

Papi Mariole. Benoît Philippon. Albin Michel, 368 pages (2024)


Conte de fées. Stephen King

Conte de fées. Stephen King


💪Je poursuis ma découverte de l’œuvre prolifique de Stephen King, en compagnie cette fois de Fanja qui a partagé cette lecture avec moi. Conte de fées n’est pas le premier livre que j’aurais choisi si ma "co-lectrice" ne l’avait suggéré car je ne suis pas une grande amatrice de Fantasy. Plus de 700 pages, c’est beaucoup pour expérimenter un genre dont je n’étais pas familière mais, contre toute attente, j’ai eu beaucoup de plaisir à lire ce roman. Par ailleurs, cela m’a permis de participer aux deux challenges de lecture de l’été, les Pavés et les Epais.

Charles Reade, surnommé Charlie, est un jeune homme de 17 ans qui vit dans l’Illinois. Sa mère est décédée plusieurs années plus tôt, victime d’un grave accident de voiture sur un pont mal fichu. Le père de Charlie s’est mis à boire pour noyer son chagrin jusqu’au point de perdre son emploi d’assureur. Les factures impayées ont commencé à s’accumuler.  Durant cette triste période, le garçon a fait quelques bêtises dont il n’est pas très fier. Il se voyait finir dans la rue à faire la manche avec son ivrogne de père sans l’intervention providentielle d’un ex collègue de travail de son paternel et ancien alcoolique lui-même. Il devient le parrain de Reade Senior et le conduit aux réunions des AA. 

Fin de l’histoire ? Non, bien sûr, il ne s’agit que du contexte. Charlie est si heureux de la rémission de son père qu’il se sent redevable envers Dieu (sans être sûr qu’il existe) et la société. C’est ainsi qu’il entre dans la vie d’Howard Bowditch, un voisin plutôt misanthrope dont il va faire la connaissance suite à un accident domestique. Charlie lui porte secours, appelle les urgences et accepte de s’occuper du chien pendant l’hospitalisation de son maître. Il finit par s’attacher à Radar qui s’avère être, non pas un mâle comme son nom le fait penser, mais une femelle… plus toute jeune d’ailleurs. Charlie accepte également de devenir l’aide de vie de Monsieur Bowditch qui n’a pas de famille pour s’en charger. Au moment où il entre dans la maison et l’intimité du vieil homme, notre héros ignore qu’il va bientôt découvrir un monde parallèle et vivre d’incroyables aventures. 

Est-ce que cela ressemblera à un conte de fées, comme le suggère le titre de ce roman ? Oui, peut-être mais on est loin des contes pour enfants. Charlie va découvrir un monde cruel, ravagée par une étrange épidémie qui touche presque tous les habitants de ce royaume. Mais ce lieu maudit est aussi porteur de magie. Il pourrait sauver la chienne Radar dont la santé se détériore rapidement. Charlie est trop attaché à elle pour la laisser mourir. Par ailleurs, son histoire personnelle étant ce qu’elle est, notre jeune héros, décide de se battre pour aider aussi ses nouveaux amis et délivrer ce monde qui fût jadis enchanté.

La première partie du roman n’est pas sans similitudes avec la novella intitulée Le Téléphone de M. Harrigan dans le recueil Si ça saigne que j’ai lu récemment. Les deux héros ont de nombreux points communs (ils sont orphelins de mère, ils se lient d’amitié avec des vieillards revêches qui en font leurs héritiers…). Charlie est un personnage courageux auquel le lecteur s’attache d’autant plus facilement qu’il est loin d’être parfait. C’est un héros terriblement humain donc auquel il est facile de s’identifier.  Comme Fanja et Audrey, je me suis attachée à Radar et j’ai vivement espéré que son jeune maître parvienne à la sauver. J’ai éprouvé tantôt du dégoût (les méchants sont vraiment répugnants), de l’empathie (les gentils souffrent beaucoup) ou de la tristesse (on ne sauve pas un monde sans dommages collatéraux) pour les différents protagonistes. Bref, on vibre à l’unisson. 

On se demande où Stephen King peut bien aller chercher toutes ses idées incroyables. Je crois qu’il tire son inspiration de nombreux matériaux et recycle aussi énormément (personnages, lieux ou situations comme on l’a vu plus haut), créant un multivers riche et foisonnant. Ce roman est bourré de références littéraires et cinématographiques (L'Histoire sans fin, Le Magicien d'Oz, Alice au pays des merveilles, L'Appel de Cthulhu, Dracula, etc). Pour ma part, j’y ai vu aussi quelques clins d’œil à Star Wars (pour la princesse Leah vs la princesse Leia, entre autres) mais, au final, j’ai surtout pensé à la Psychanalyse des contes de fées de Bruno Bettelheim. Stephen King, lui, s’est inspiré de la lecture jungienne des contes de Grimm. Il a réinterprété ces histoires à sa manière selon les archétypes les plus connus c’est-à-dire des personnages (la princesse, l’orphelin, le géant, le roi-grenouille, la sirène, etc) qui véhiculent des peurs et des désirs universels. Il en résulte une intrigue passionnante et pleine de rebondissements comme le maître de l’horreur et du fantastique en a le secret.  

📌Conte de fées. Stephen King, traduit par Jean Esch. Albin Michel, 736 pages (2023)


Comment te croire. Pétronille Rostagnat

Comment te croire. Pétronille Rostagnat


 Jean Pagen, policier à la retraite, est hanté par une affaire non résolue depuis 7 ans. Lorsqu’il était encore chef de groupe au sein de l’OCRVP (Office central pour la répression des violences aux personnes), il a enquêté sur la disparition d’Alice Bastide, lycéenne à Franconville. L’enquête n’a jamais pu déterminer si cette adolescente, apparemment sans histoires, avait été enlevée ou tuée. En 2022, la création d’un nouveau pôle judiciaire dédié aux Cold Cases permet de relancer l’affaire. En dépit d’un cancer en phase terminale, notre ex flic ne peut s’empêcher de s’immiscer dans l’enquête. Son ancien co-équipier, Yves Touveneau, est prêt à le couvrir mais jusqu’à un certain point. Lorsque Jean commence à évoquer des connections paranormales liant Alice à sa propre petite-fille Célia, sa famille se montre sceptique et surtout très inquiet pour sa santé. Jean, lui, reste persuadé que la résolution de l’enquête débarrassera l’enfant du fantôme d’Alice et des terreurs nocturnes dont elle est victime.  

L'autrice a fait le pari audacieux de s'en remettre au surnaturel. Malheureusement, en dépit de mes efforts, je n’ai pas adhéré à ses histoires de réincarnations. Le héros suscite l'empathie, c'est un fait. En revanche, les éléments qui permettent de connecter les personnages entre eux (Célia en est un mais ce n’est pas la seule) et les hasards qui fournissent des indices pour faire avancer l’enquête arrivent de manière trop opportunes, selon moi, pour être crédibles. Le titre de ce polar ne m’inspirait guère au départ et j’aurais dû, pour une fois, faire confiance à mon sixième sens. Je me suis laissée influencer par le bandeau de couverture où il est écrit "Prix cognac du meilleur roman francophone" en gros caractères. Il est précisé en plus petit que c’est J'aurais aimé te tuer, le sixième roman de Pétronille Rostagnat, qui a remporté cette distinction. 

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📌Comment te croire ? Pétronille Rostagnat. HarperCollins, 231 pages (2024)


Meurtres, T01. Charles Plisnier

Meurtres, T01. Charles Plisnier


En 1937, les membres de l'Académie Goncourt décident qu’il est temps d’ouvrir le prix à des auteurs étrangers d’expression française. C’est ainsi que Charles Plisnier, écrivain wallon né à Mons en 1896, devient le premier lauréat n’ayant pas la nationalité française. Cerise sur le gâteau, il n’a pas été récompensé pour un roman mais pour un recueil de nouvelles intitulé Faux Passeports. Cet ouvrage est aujourd’hui épuisé mais les éditions Libretto (Payot) ont choisi de rééditer Meurtres, dont les 5 tomes (Mort d’Isabelle, Présence du fils, Martine, Feu dormant et Dieu le prit) sont parus entre 1939 et 1941.

Meurtres a été porté à l’écran par Richard Pottier en 1950 avec Fernandel, Jeanne Moreau et Raymond Souplex dans les rôles principaux. Cette grande saga familiale n’est pas sans rappeler celle des Thibault de Roger Martin du Gard qui reçu le prix Nobel en 1937 justement. Tout ceci constitue d’excellentes raisons de (re)lire l’œuvre de Charles Plisnier mais, si je suis honnête, je dois avouer que c’est d’abord l’illustration de couverture, d’inspiration Art déco, qui a attiré mon attention.

Meurtres ? film de Richard Pottier (1950)
Ce premier volet s’ouvre sur une scène de rite familial. Les quatre frères Annequin, bourgeois du nord de la France, sont réunis autour de leur mère pour commémorer la mort de leurs aïeux, anciens paysans qui, à force de travail et d’abnégation, se sont élevés dans cette société encore rigide du début du 20ème siècle. Vital Annequin, le patriarche de la lignée n’était qu’un pauvre paysan. Son fils Dominique est devenu instituteur et ses propres enfants sont désormais des notables bien installés (Hervé est avocat, Blaise est médecin et Remy est prêtre) … à l’exception de Noël, le mouton noir du clan, qui s’obstine à travailler la terre. 

«(…) s’ils évoquaient leur père, ce n’était point pour appeler sur lui et ses péchés la clémence de ce Dieu en qui, ayant cessé de pratiquer, ils ne cessaient de croire, mais pour rendre grâce à cet instituteur de leurs années de collège, de leurs diplômes, de leurs titres de bourgeoisie, de l’estime qu’ils inspiraient à tous, de l’envie qu’ils inspiraient à certains, de leurs vertus solides et de cet avenir que toucherait certainement la gloire. Ils pensaient ainsi, de temps en temps, payer leur dette »

Noël a épousé Isabelle, une ancienne ouvrière de la ville, de 10 ans son aînée. Autant dire que ce mariage est considéré comme une mésalliance chez les Annequin. Or, ce 20 juin 1922, Isabelle, au grand soulagement de l’assemblée familiale, n’accompagne pas son mari à la cérémonie funéraire. Elle est alitée, gagnée par un cancer qui la fait terriblement souffrir. En dehors de cette fausse note et d’une brève altercation entre Noël est ses 3 frères, le rituel se déroule comme à l’accoutumée, depuis 1917, date de décès de Dominique Annequin que l’on honore. Le drame qui va éclabousser ses descendants arrive quelques mois plus tard. 

« Le 12 octobre 1922, à neuf heures, Maître Hervé Annequin, avocat à la cour, apprit que son frère Noël, qui exploitait une ferme à Charmelle, avait tué sa femme dans la nuit et s’était, à l’aube, constitué prisonnier. Il venait de passer à son cabinet. Il était rentré à minuit du théâtre où sa femme, toujours soucieuse de le distraire, avait exigé qu’il l’accompagnât. »

Dès lors, le clan Annequin va tout mettre en œuvre pour éviter le scandale, quitte à mentir à leur mère par omission et à sacrifier leur frère sur l’autel de l’honneur et de la réussite sociale. Celui-ci échappe à la potence grâce à l’intervention de ses frères qui l’ont fait passer pour un déséquilibré. Il est libéré après quelques mois d’internement en échange de quoi il accepte de se faire oublier à l’étranger. Un ostracisme familial qui ne dit pas son nom. 

Si le parcours personnel de Charles Plisnier est original, son style d’écriture reste très classique. Le romancier est le narrateur omniscient, celui qui nous rapporte tous les évènements majeurs de l’intrigue et connait toutes les pensées des protagonistes. Il en résulte une atmosphère très particulière, un peu désuète mais qui donne la sensation au lecteur d’être en totale immersion dans l’époque et le milieu social des personnages. On est choqué par l’hypocrisie et le manque d’empathie des frères Annequin uniquement préoccupés de préserver leur statut privilégié. Antoinette, leur mère, semble pleine de bonne volonté mais totalement dépassée par la situation et incapable de comprendre les actes ou le mode de pensée de son fils. Noël est, par bien des aspects (politiques et spirituels), l’alter ego de son créateur. Une mécanique implacable se met en place sous nos yeux mais Noël, quelque soit son sentiment de culpabilité, n’est pas si manipulable que ne le pense sa chère fratrie. 

📌Meurtres, Tome 1 : Mort d’Isabelle. Charles Plisnier. Editions Libretto, 272 pages (2024)


L'honneur m'est plus cher que la vie. Jean-Michel Riou

L'honneur m'est plus cher que la vie. Jean-Michel Riou


Ce roman historique traînait sur ma table de chevet depuis un moment. J’avais gardé un souvenir fugace mais agréable d’un précédent ouvrage de Jean-Michel Riou intitulé 1630, la vengeance de Richelieu (Flammarion, 2009) et dont le héros est Antoine Petitbois, espion de la couronne. L’auteur semble désormais s’intéresser exclusivement au règne de Louis XIV et a publié une série consacrée à Versailles (Un jour je serai Roi, Le Roi noir de Versailles et Les Glorieux de Versailles).

Louis XIV et son frère cadet Philippe, dit « le Petit Monsieur », en 1645. Tableau attribué à Henri et Charles Beaubrun via Wikipédia
Ce n’est pas du roi soleil dans il sera question ici mais de son frère puîné, Philippe, 12ème duc d’Orléans. L’image que ce prince de sang a laissé dans l’histoire n’est pas toujours flatteuse et il ne le doit pas qu’aux écrits de Saint-Simon qui le disait « mou de corps et d’esprit ».  La mémoire collective a retenu l’homme précieux, entouré de mignons, et portant peu d’intérêt aux affaires de l’Etat. On sait que ses appétences ont été savamment cultivées par sa mère, Anne d’Autriche, et surtout le cardinal Mazarin, principal ministre de la Régence, qui ne craignaient rien tant que les guerres fratricides. Louis, l’aîné, devait exhaler force et bientôt virilité tandis que le cadet était représenté, à ses côtés (dans le célèbre tableau attribué à Henri et Charles Beaubrun), tel son ange gardien aux traits doux et efféminés. Trois ans plus tard, la Fronde frappe le royaume de France marquant à jamais le monarque en devenir et les relations qui le lient à son frère. La méfiance s’impose jusqu’à la démesure. Ainsi s’achève le temps de l’enfance, des chicaneries innocentes et de la complicité fraternelle.  

Au printemps 1701, au soir de sa vie, Monsieur, adresse à son frère le roi une lettre-confession-testament alors qu’ils se sont séparés à l’issu d’une ultime querelle. Si les relations entre les deux hommes n’ont jamais été simples, Monsieur a mis un point d’honneur à rester toujours fidèle à son souverain et à l’observance stricte de l’Etiquette. Il en a été peu récompensé en retour. En réalité, Louis XIV l’a souvent manipulé et humilié. Lui refusant de siéger aux conseils et l’écartant du champ de bataille s’il avait le mauvais goût de s’y illustrer avec trop d’éclat (ce qui fût le cas à la bataille de la Peene dite 3ème bataille de Cassel contre Guillaume d'Orange en 1677). 

Bataille de Cassel par Joseph Parrocel (Musée de l'Armée Invalides) via Wikipédia

Le roi soleil semble jaloux des moindres succès du duc d’Orléans. Il lui reprend la troupe de théâtre du Palais-Royal, menée par Molière, exprime peu de chaleur lors de la découverte des somptueux travaux d’embellissement du château de Saint-Cloud. Monsieur en conçoit non seulement une grande tristesse mais surtout un fort sentiment d’injustice, d’autant que ses contemporains l’ont beaucoup critiqué et moqué aussi.

« Les critiques les plus douloureuses que l’on m’adresse ne concerne pas l’apparence mais mon caractère. Avec la somme des colportages, La Bruyère aurait produit un grand livre. Prenons quelques exemples. On sait que j’ai de la bonté pour mon prochain. Serait-ce un défaut ? Eh bien, oui, quand elle est pratiquée par moi : je ne serais pas bon, mais dispendieux. Quoi d’autre ? J’aime être en société, là où l’esprit étincelle. Eh bien non, je ne me rendrais pas dans les salons pour élever mon intelligence, mais pour bavarder. Quoi encore ? Je suis charitable. En effet, retorque-t-on, les êtres sans caractère ne savent pas refuser. »

Au travers de la missive fictive destinée à Louis XIV, Jean-Michel Riou a voulu brosser un portrait plus nuancé, et certainement plus flatteur du duc d’Orléans. Le pari me semble plutôt réussi. Ce sont les contours d’une personnalité singulière mais digne qui nous apparaissent au fil des pages. Et bien que je ne porte pas un intérêt particulier aux têtes couronnées et à leurs proches, je me suis attachée à cette image plus humaine de Philippe de France. Bien sûr, on peut toujours choisir de penser que Monsieur est de mauvaise foi ou complaisant envers lui-même dans cette lettre censée être écrite alors qu’il est à l’agonie. A vous de voir.  

📚D’autres avis que le mien sur les blogs Parfums de livres et Le salon des précieuses

📌L'honneur m'est plus cher que la vie - L'audacieuse confession de Monsieur, frère de Louis XIV. Jean-Michel Riou. Robert Laffont, 352 pages (2024)

Vine Street. Dominic Nolan

Vine Street. Dominic Nolan


Ce polar anglais nous conduit dans les milieux interlopes de Soho où les aristos aiment venir s’encanailler sur des airs de jazz. L’histoire débute au milieu des années 30 lorsque la MET (comprenez la Police métropolitaine du Grand Londres) avait ses quartiers à Vine Street. Leon Geats est un flic solitaire, connu des mères maquerelles et des petites frappes. Lorsqu’une prostituée est assassinée, il doit collaborer avec un collègue de la Brigade Volante, Mark Cassar (surnommé "Le Flic le Flouze" en référence à ses tenues vestimentaires chics), et l’enquêtrice Billie Massey de la "brigade des Mœurs et des Night-clubs". 

Durant cette période tumultueuse de l’entre-deux guerres, les pratiques policières manquent de déontologie et que des flics ripoux acceptent volontiers des pots de vin. La MET a pourtant fait le ménage dans ses rangs quelques années plus tôt mais il semble que le boulot ne soit pas terminé. Le héros de ce roman, lui-même, est un peu ambivalent. Il est alcoolique, comme sa mère, et doit louvoyer pour protéger ses indics. Sa hiérarchie est pressée de classer l’affaire et tente de faire passer le meurtre pour un suicide… sauf que d’autres morts vont suivre. Le modus operandi est similaire et les femmes sont toutes d’origine étrangère, essentiellement des Françaises. L’enquête de Geats se corse lorsque les services secrets interviennent. L’une des victimes serait une espionne sous couverture. La traque ne fait que commencer ! On comprend qu’elle va durer plusieurs décennies puisque la première scène du roman se déroule en 2002 alors que Mark Cassar est sur son lit de mort, son épouse Billie à son chevet. 

Il y a des moments où j’ai un peu perdu le fil, d’autres où les pièces se sont emboîtées un peu trop tôt, mais pour rien au monde je n’aurais lâché ce polar avant la fin. Dominic Nolan a su parfaitement restituer l’atmosphère de la capitale anglaise durant les années folles puis pendant le Blitz et jusqu’aux début des sixties. Le lecteur a littéralement la sensation de battre le pavé en compagnie de Geats et de ses acolytes voire de se frotter aux différents clans de gangsters londoniens. Ce n’est pas joli-joli ; c’est même très glauque. Bref, c’est du bon roman noir, bien corsé !

Je dis chapeau aussi au traducteur qui a dû s’amuser pour trouver des équivalences adaptées au langage imagé des malfrats, mousmés, michetons, camés et autres noctambules peu recommandables.

💪Une idée de lecture piquée chez Belette et qui entre parfaitement dans le cadre des challenges Pavés de l’été et Epais de l’été.

📌Vine Street. Dominic Nolan, traduit par Bernard Turle. Rivages, 672 pages (2024)

Challenges pavés et épais de l'été


Kukum. Michel Jean

 Kukum. Michel Jean


« Ainsi nous ne faisons qu’un, Pekuakami, le ciel et moi. J’ai vécu près d’un siècle à ses côtés. J’en connais chaque baie et toutes les rivières qui s’y jettent ou s’en déversent. Son chant couvre le vacarme des chevaux de métal, apaise l’humiliation. Et s’il lui arrive de se fâcher, sa colère finit toujours par passer. »

Michel Jean est un écrivain québécois d'origine innue. Il a écrit plusieurs romans dont Atuk (paru initialement sous le titre Elle et nous) qui retrace la vie de sa grand-mère Jeannette. Dans Kukum (littéralement "grand-mère" en langue innue), il remonte le temps encore plus loin pour évoquer son aïeule, Almanda Siméon, morte presque centenaire à la fin des années 70. Cette femme singulière était une orpheline d’origine irlandaise. Lorsqu’elle rencontre Thomas, son futur mari, elle n’a que 15 ans. Elle tombe immédiatement sous le charme de ce bel amérindien puis bientôt de sa famille et de son mode de vie nomade. 

Manda, ainsi que surnommaient ses proches, a connu un monde disparu. La ville de Mashteuiatsh s’appelait alors "Pointe-Bleue" et le lac Saint-Jean, "Pekuakami". A la fin de l’été, le clan remontait la rivière Péribonka pour aller hiverner au Nord, dans les Territoires, Le "Nitassinan" ("Notre terre" en innu-aimun). Ce territoire ancestral est situé dans l'Est du Canada au Québec et au Labrador. C’est Malek, le patriarche, qui chaque année donnait le signal de départ. Cette mission nécessitait une bonne connaissance de la nature car le climat est rude. Il y a eu des périodes de sécheresse et de famine. La chasse n’était pas toujours fructueuse. A l’inverse, le dégel rendait la rivière très dangereuse. Mais Manda était une femme courageuse et obstinée. Elle a appris à chasser et préparer les peaux mais aussi réaliser des paniers artisanaux et des bonnets traditionnels en perles. Elle appréciait les longues soirées de veillée où les Anciens racontaient les histoires transmises par leurs ancêtres. 

A la fin de sa vie, Manda est devenue porteuse d’une culture et d’une langue en voie de disparition, victimes de la sédentarisation forcée. Les magnats de l’industrie forestière et ferroviaire se sont emparés illégalement des terres de la nation innue. Les Innus n’ont pas d’autre choix que de vivre à l’année dans la Réserve de Pointe-Bleue. Le gouvernement a décidé ensuite de "civiliser" les peuples autochtones. Les enfants ont été arrachés à leurs parents et conduits dans des orphelinats où ils ont souvent été victimes de maltraitances graves. 

Kukum est un roman émouvant, poignant même. Michel Jean a su parfaitement transmettre au lecteur l’amour d’Almanda pour ses terres, sa famille d’adoption et son mode de vie. Il est facile d’être scandalisé par l’attitude des colons vis-à-vis des peuples premiers mais nous n’étions pas là. Aurions nous mieux agi dans le contexte des contraintes et du mode de pensée du début du 20ème siècle ? Entre juin 2008 et juin 2015, après une longue période de déni, le gouvernement du Québec a mené une enquête sur les impacts durables des pensionnats pour Autochtones au Canada. Le rapport de la Commission de Vérité et de Réconciliation du Canada (CVR) a conclu que ce système scolaire équivalait à un génocide culturel. 

📚J’ai lu ce magnifique roman en compagnie de Sacha et Eva pour répondre à l’invitation du 12 août de Madame Lit dans le cadre de la fête du Livre québécois. Kathel et Nathalie ont lu Kukum avant nous et l’ont beaucoup apprécié.

📝Sur le thème des Amérindiens du Québec, je vous suggère également la lecture de Taqawan, l’excellent roman d’Éric Plamondon.  Et si vous souhaitez en savoir davantage sur la nation innue, je vous recommande un court article de l’anthropologue Adrian Tanner sur L’histoire des Innus. De plus, une visite du site Internet de l’Institut Tshakapesh vous fournira éventuellement de riches informations sur l’innu-aitun (culture innue) et l’innu-aimun (langue innue). 

📌Kukum. Michel Jean. Editions Libre Expression, 224 pages (2019) / Dépaysage, 236 pages (2020) / Points, 240 pages (2022)


Si ça saigne. Stephen King

Si ça saigne / If It Bleeds


Après la lecture de L’outsider et d’Holly, j’ai eu très envie de retrouver le personnage d’Holly Gibney, détective privée au sein de l'agence Finders Keepers. Je savais que la nouvelle titre dans le recueil Si ça saigne lui était consacrée. Le format est plutôt celui d’une novella ou d’un roman court. C’est le texte le plus long du recueil. Les trois autres nouvelles, Le Téléphone de M. Harrigan, La Vie de Chuck et Le Rat, sont toutes teintées d’une dose de fantastique. J’ai commencé le recueil en version originale mais la police de caractère était tellement minuscule que j’ai préféré abandonner après les deux premières histoires et télécharger l’ouvrage en Français sur le site de la bibliothèque municipale. Sachant qu’il compte 648 pages en Livre de Poche cela me permet finalement de participer au challenge des Pavés de l’été.

L’intrigue de la nouvelle intitulée Si ça saigne se situe en 2020. Quelques jours après Noël, une grosse enveloppe arrive chez les Conrad, les voisins de l’inspecteur Ralph Anderson à Flint City dans l’Oklahoma. Ce personnage n’est pas un inconnu pour les lecteurs assidus de Stephen King. Holly l’a rencontré à l’occasion d’une affaire de crimes en série très perturbante qui restera dans les annales sous le nom d’Outsider. Ralph est en vacances avec sa famille aux Bahamas et ne recevra pas cet énigmatique courrier avant un bon moment. Il s’agit d’un rapport d’enquête d’Holly Gibney. Un homme a attiré son attention suite à une explosion meurtrière dans le collège de Pineborough Township, une petite ville située non loin de Pittsburgh. La piste de notre détective l’a conduite jusqu’à Portland dans le Maine où elle rencontre Dan Bell, flic à la retraite, et son petit-fils Brad. Les deux hommes ont collecté des informations troublantes sur son suspect. Aguerrie par sa précédente expérience avec l’Outsider, Holly décide d’écarter son associé de l’enquête, ainsi que ses chers amis Barbara et Jerome Robinson.  Le plan est bien sûr voué à l’échec, et tout ce petit monde va se retrouver dans une situation extrêmement dangereuse. J’ai retrouvé avec grand plaisir les protagonistes déjà croisés dans Holly. Le roman est paru après cette nouvelle mais ce n’est pas trop gênant pour la compréhension de l’intrigue. 

Parmi les autres nouvelles du recueil, j’ai préféré Le Rat, l’histoire d’un professeur de littérature qui s’isole dans une cabane de chasse près de la frontière canadienne pour écrire son roman. Une tornade, une grosse grippe et le manque d’inspiration vont l’inciter à accepter un pacte diabolique. Le Téléphone de M. Harrigan, qui est en fait la première nouvelle de cette anthologie, raconte comment l’amitié entre un collégien et un riche octogénaire va se transformer en cauchemar après la mort du vieil homme. Cette nouvelle mêle habilement la technologie à une histoire de fantôme. Le texte intitulé La Vie de Chuck, qui se déroule en 3 actes avec une chronologie inversée, m’a laissée un peu dubitative. L’auteur explique à la fin du recueil qu’il s’est inspiré d’un panneau publicitaire sur lequel était écrit « Merci, chuck ! 39 années formidables ! » avec la photo d’un type. Il a d’abord écrit deux textes autour de ce personnage puis finalement un troisième pour les lier entre eux. Comme je l’ai dit, ce n’est pas mon texte favori. 

💪Voir aussi Challenge Lisez votre chouchou 

📌Si ça saigne. Stephen King, traduit par Jean Esch. Le Livre de Poche, 648 pages (2022)


Challenges Pavés de l'été et Lisez votre chouchou

Dr Frost. Lee Jong Bum

Dr Frost. T.01. Lee Jongbeom


Les trois premiers tomes de Dr Frost (L'homme vide, La vague noire et Les dix jours de la timidité) sont parus en France à partir de 2022 mais le webtoon existait depuis 2011. La série compte 275 chapitres au total, soit 15 tomes au format papier, publiés en ligne sur la plateforme sud-coréenne Naver. Elle a été adaptée en série TV en 2014 pour la chaîne OCN.

L’originalité de ce manhwa (BD coréenne) tient au sujet traité (la psychologie) mais aussi à son personnage principal, l’énigmatique Dr Frost. Son véritable nom ne nous sera pas divulgué dans ce premier épisode. Psychologue à l’université de Yonggang, le jour, et barman au Mirror, la nuit, cet étrange jeune homme est connu pour sa froideur apparente (en parfaite cohésion avec ses cheveux blancs). Recommandé par le Professeur Cheon Sangweon, son mentor, le Dr Frost vient d’arriver dans l’établissement et ne fait pas l’unanimité. On lui confie les consultations étudiantes, un service que personne ne veut prendre en charge. Son assistante est une jeune doctorante de troisième année, Yun Seongah, que les pratiques peu orthodoxes du thérapeute déroutent un peu. 


Dr Frost. T.01. Lee Jongbeom. P102-103


Chaque tome de cette série correspond au dossier d’un patient. Dans ce premier volet, il s’agit de Oh Jeonghyeok, qui occupe un poste de cadre au sein de l’entreprise pharmaceutique Sangdong. Il a fait la connaissance de Frost au Mirror au moment où sa petite amie prenait la tangente. Le jeune homme accepte de consulter afin de comprendre pourquoi il ne parvient pas à retenir ses nombreuses conquêtes. Frost soupçonne que l’origine du problème est bien plus complexe qu’il n’y parait au premier abord et décide de procéder à une batterie de tests psychologiques.  

Arrivée à la fin de son premier volume, je suis incapable de dire si je l’ai aimé ou pas. J’ai été un peu déroutée par le style. Je pense que cela est lié à la genèse du manhwa (qui implique un formatage particulier), au sujet traité (j’admire néanmoins la hardiesse de l’auteur) ainsi que les différentes interventions de Lee Jongbeom dans son œuvre (mises en abyme et métatextualités). Il faut quand même reconnaître que les explications concernant le test de Rorschach ou le MMPI (Minnesota Multiphasic Personality Inventory) sont bienvenues pour les néophytes comme moi. Par ailleurs, les quelques petites pointes d’humour évitent à l’auteur de tomber dans le discours lénifiant. 


Dr Frost. T.01. Lee Jongbeom. P74-75


Je ne suis pas très fan des planches. Le graphisme correspond aux codes de la BD asiatique, notamment en ce qui concernent les faciès et la sobriété des arrière-plans. Les couleurs sont moches et certains décors sont sans doute numérisés, si bien que le rendu n’est pas homogène. J’ai été surprise par l’insertion de minitrips à la fin du récit et surtout je n’ai pas compris leur intérêt.

💪J’ai lu cet ouvrage dans le cadre de l’activité Lire les mondes du travail organisée par Ingannmic. A ce jour, je ne sais pas si j’ai envie de poursuivre la série ou pas. Si je fais le décompte de ses qualités et ses défauts (subjectifs, certes), la balance penche plutôt vers le non. 

📝Les tomes disponibles en Français: T.01: L'homme vide (2022), T.02: La vague noire (2023), T.03: Les dix jours de la timidité (2023).

📌Dr. Frost, Dossier#1: L’homme vide. Lee Jongbeom, traduit par Camille Bardes et Lucille François. Kamonda Books, 292 pages (2022)

Challenge Mondes du travail chez ingannmic

Love Medicine. Louise Erdrich

Love Medicine. Louise Erdrich


 Love Medicine, premier roman de Louise Erdrich, est une œuvre puissante mais dont la lecture peut s’avérer ardue. C’est un roman choral et multigénérationnel dont l’intrigue s’étend sur un demi-siècle. Elle donne la parole à un groupe de Chippewas installés dans une réserve indienne du Dakota du Nord. Sept protagonistes s’expriment à tour de rôle pour raconter leur vie ou celle d’un proche. La chronologie n’est pas linéaire si bien que, dans un premier temps, le lecteur a l’impression d’être plongé dans un recueil de nouvelles. Les connexions entre les différents personnages apparaissent au fil des pages. 

La narration débute en 1981 par l’intermédiaire d’Albertine Johnson. La jeune femme retourne dans le giron familial après les funérailles de sa tante June Kashpaw Morrissey, morte de froid dans une tempête de neige. Cet évènement est à la fois l’élément déclencheur et le ciment qui incite les membres du cercle familial à se pencher sur leur passé commun et leurs histoires individuelles. Le récit remonte jusque dans les années 30 et se focalise bientôt sur deux personnages féminins charismatiques. Il s’agit de Marie Lazarre Kashpaw, née dans une famille d’ascendance française. Elle devient l’épouse de Nector Kashpaw, futur chef tribal, après s’être échappée du couvent du Sacré-Cœur. Marie a élevé de nombreux enfants naturels ou adoptés. Lulu Nanapush Lamartine a longtemps été sa rivale de cœur. Cette femme libre n’a jamais pu oublier son premier amour, Nector, qui redevient son amant à l’âge mur. Lulu est la mère de huit garçons, dont aucun n’est l’enfant légitime de son époux Henri Lamartine, et d’une fille, qu’elle a eu sur le tard, après la mort de celui-ci. D’autres personnages apparaissent au cours du récit dont Gordie Kashpaw, l’ex-mari de June et leur fils King Kashpaw. Ce dernier est un ancien militaire, prétendant avoir fait le Vietnam, et un mari violent. Il habite à Minneapolis avec son épouse blanche et leur fils précoce King Howard Junior. Il faut enfin citer le rival de King Senior depuis l’enfance, Lipsha Morrissey, fils naturel de June et de Gerry Nanapush. Il a élevé par Marie qu’il considère comme sa grand-mère. Il est réputé pour son don de guérison. Les antagonismes et les liens fraternels, amicaux ou amoureux entre tous ces protagonistes sont relativement compliqués et entrer davantage dans le détail me forcerait à divulgâcher l’intrigue. Le roman se conclut en 1985 par les témoignages de Little King et de Lipsha, la dernière génération, dans un chapitre intitulé La traversée des eaux.

Je dois dire qu’il m’a fallu un peu de temps pour démêler l’écheveau des relations entre les uns et les autres. L’arbre généalogique présenté au début du livre m’aurait davantage facilité la tâche si j’avais disposé d’une version papier et non d’un format numérisé. Néanmoins, j’aurais été prête à faire de multiples allers-retours… si seulement j’avais vu que ce fameux schéma existait avant de finir mon livre. Bref, cette mésaventure n’est pas très grave car la beauté et la force du roman valent bien un petit effort de concentration. 

Le regard de Louise Erdrich sur ses racines maternelles est sans concession mais plein d’humour et d’ironie. L’époque évoquée se situe bien après les grandes heures de la Conquête de l'Ouest et nous conduit donc loin des clichés véhiculés par les westerns hollywoodiens. C’est une période d’acculturation pour les Amérindiens. Leurs enfants sont envoyés dans des internats loin de chez eux afin d’être éduqués comme des Blancs. Certains n’en reviennent jamais. Ainsi, la plupart des Chippewas ont été christianisés et ne parlent plus la langue vernaculaire. Une bonne partie des habitants de la réserve ont tendance à s’alcooliser exagérément et à partir en vrille. Dans certains cas, ils terminent en prison, tandis que d’autres sont envoyés à la guerre. L’un d’entre eux revient vivant du Vietnam mais tellement détruit psychologiquement qu’il finit par se suicider. Et puis il y a ceux qui s’accrochent, comme Lyman Lamartine, le fils de Lulu et Nector, et font fortune en exploitant l’héritage ancestral des tribus autochtones. 

Love Medicine est un roman sur la famille, l’identité indienne et la nécessité de s’adapter au monde moderne pour survivre. Il rappelle que, dans bien des cas, "la médecine de l’amour" peut s’avérer salutaire. L’effet comique alterne avec la tragédie, l’injustice et la trahison animent les passions, le désir gouverne les âmes… Le lecteur sent bien que chaque phrase et même chaque mot ont été pesés et mûrement réfléchis. Une seule voix m’a semblée relativement dissonante à cause du vocabulaire et de la syntaxe, censée mettre en évidence l’illettrisme du personnage en question (mais cela est peut-être dû à la traduction).

La singularité du roman m’a poussée à faire quelques recherches complémentaires sur Internet.  Il est paru une première fois en 1984 avant d’être remanié en 1993 et en 2009 par l’autrice.  Sa structure particulière est liée à sa genèse. Les chapitres intitulé La décapotable rouge et La balance étaient à l’origine des nouvelles indépendantes. Elles ont été ensuite fusionnées avec Les meilleurs pécheurs du monde, donnant le point de départ du roman. L’usine de Tomahawks et La chance de Lyman, ont été ajoutés dans une version et supprimés dans une autre. L’édition actuelle compte finalement 17 chapitres. 

Le roman a été couronné par le prestigieux National Book Critics Circle Award (1984), le Sue Kaufman Prize for First Fiction (1985) et le Los Angeles Times Book Prize for Fiction (1985). Louise Erdrich est aujourd’hui l’autrice d’une vingtaine d’ouvrages dont Celui qui veille (Albin Michel, 2022), La Sentence (Albin Michel, 2023) et The Mighty Red (à paraître le 1er octobre 2024 aux Etats-Unis). Elle est considérée comme l’une des figures emblématiques du mouvement littéraire de la Renaissance amérindienne, à l’instar de James Welch et de Sherman Alexie, trois auteurs que je vous recommande donc vivement.

📌Love Medicine. Louise Erdrich, traduite par Isabelle Reinharez. Le Livre de Poche, 512 pages (2011)

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