Love Medicine, premier roman de Louise Erdrich, est une œuvre puissante mais dont la lecture peut s’avérer ardue. C’est un roman choral et multigénérationnel dont l’intrigue s’étend sur un demi-siècle. Elle donne la parole à un groupe de Chippewas installés dans une réserve indienne du Dakota du Nord. Sept protagonistes s’expriment à tour de rôle pour raconter leur vie ou celle d’un proche. La chronologie n’est pas linéaire si bien que, dans un premier temps, le lecteur a l’impression d’être plongé dans un recueil de nouvelles. Les connexions entre les différents personnages apparaissent au fil des pages.
La narration débute en 1981 par l’intermédiaire d’Albertine Johnson. La jeune femme retourne dans le giron familial après les funérailles de sa tante June Kashpaw Morrissey, morte de froid dans une tempête de neige. Cet évènement est à la fois l’élément déclencheur et le ciment qui incite les membres du cercle familial à se pencher sur leur passé commun et leurs histoires individuelles. Le récit remonte jusque dans les années 30 et se focalise bientôt sur deux personnages féminins charismatiques. Il s’agit de Marie Lazarre Kashpaw, née dans une famille d’ascendance française. Elle devient l’épouse de Nector Kashpaw, futur chef tribal, après s’être échappée du couvent du Sacré-Cœur. Marie a élevé de nombreux enfants naturels ou adoptés. Lulu Nanapush Lamartine a longtemps été sa rivale de cœur. Cette femme libre n’a jamais pu oublier son premier amour, Nector, qui redevient son amant à l’âge mur. Lulu est la mère de huit garçons, dont aucun n’est l’enfant légitime de son époux Henri Lamartine, et d’une fille, qu’elle a eu sur le tard, après la mort de celui-ci. D’autres personnages apparaissent au cours du récit dont Gordie Kashpaw, l’ex-mari de June et leur fils King Kashpaw. Ce dernier est un ancien militaire, prétendant avoir fait le Vietnam, et un mari violent. Il habite à Minneapolis avec son épouse blanche et leur fils précoce King Howard Junior. Il faut enfin citer le rival de King Senior depuis l’enfance, Lipsha Morrissey, fils naturel de June et de Gerry Nanapush. Il a élevé par Marie qu’il considère comme sa grand-mère. Il est réputé pour son don de guérison. Les antagonismes et les liens fraternels, amicaux ou amoureux entre tous ces protagonistes sont relativement compliqués et entrer davantage dans le détail me forcerait à divulgâcher l’intrigue. Le roman se conclut en 1985 par les témoignages de Little King et de Lipsha, la dernière génération, dans un chapitre intitulé La traversée des eaux.
Je dois dire qu’il m’a fallu un peu de temps pour démêler l’écheveau des relations entre les uns et les autres. L’arbre généalogique présenté au début du livre m’aurait davantage facilité la tâche si j’avais disposé d’une version papier et non d’un format numérisé. Néanmoins, j’aurais été prête à faire de multiples allers-retours… si seulement j’avais vu que ce fameux schéma existait avant de finir mon livre. Bref, cette mésaventure n’est pas très grave car la beauté et la force du roman valent bien un petit effort de concentration.
Le regard de Louise Erdrich sur ses racines maternelles est sans concession mais plein d’humour et d’ironie. L’époque évoquée se situe bien après les grandes heures de la Conquête de l'Ouest et nous conduit donc loin des clichés véhiculés par les westerns hollywoodiens. C’est une période d’acculturation pour les Amérindiens. Leurs enfants sont envoyés dans des internats loin de chez eux afin d’être éduqués comme des Blancs. Certains n’en reviennent jamais. Ainsi, la plupart des Chippewas ont été christianisés et ne parlent plus la langue vernaculaire. Une bonne partie des habitants de la réserve ont tendance à s’alcooliser exagérément et à partir en vrille. Dans certains cas, ils terminent en prison, tandis que d’autres sont envoyés à la guerre. L’un d’entre eux revient vivant du Vietnam mais tellement détruit psychologiquement qu’il finit par se suicider. Et puis il y a ceux qui s’accrochent, comme Lyman Lamartine, le fils de Lulu et Nector, et font fortune en exploitant l’héritage ancestral des tribus autochtones.
Love Medicine est un roman sur la famille, l’identité indienne et la nécessité de s’adapter au monde moderne pour survivre. Il rappelle que, dans bien des cas, "la médecine de l’amour" peut s’avérer salutaire. L’effet comique alterne avec la tragédie, l’injustice et la trahison animent les passions, le désir gouverne les âmes… Le lecteur sent bien que chaque phrase et même chaque mot ont été pesés et mûrement réfléchis. Une seule voix m’a semblée relativement dissonante à cause du vocabulaire et de la syntaxe, censée mettre en évidence l’illettrisme du personnage en question (mais cela est peut-être dû à la traduction).
La singularité du roman m’a poussée à faire quelques recherches complémentaires sur Internet. Il est paru une première fois en 1984 avant d’être remanié en 1993 et en 2009 par l’autrice. Sa structure particulière est liée à sa genèse. Les chapitres intitulé La décapotable rouge et La balance étaient à l’origine des nouvelles indépendantes. Elles ont été ensuite fusionnées avec Les meilleurs pécheurs du monde, donnant le point de départ du roman. L’usine de Tomahawks et La chance de Lyman, ont été ajoutés dans une version et supprimés dans une autre. L’édition actuelle compte finalement 17 chapitres.
Le roman a été couronné par le prestigieux National Book Critics Circle Award (1984), le Sue Kaufman Prize for First Fiction (1985) et le Los Angeles Times Book Prize for Fiction (1985). Louise Erdrich est aujourd’hui l’autrice d’une vingtaine d’ouvrages dont Celui qui veille (Albin Michel, 2022), La Sentence (Albin Michel, 2023) et The Mighty Red (à paraître le 1er octobre 2024 aux Etats-Unis). Elle est considérée comme l’une des figures emblématiques du mouvement littéraire de la Renaissance amérindienne, à l’instar de James Welch et de Sherman Alexie, trois auteurs que je vous recommande donc vivement.
📌Love Medicine. Louise Erdrich, traduite par Isabelle Reinharez. Le Livre de Poche, 512 pages (2011)