Paris, mille vies. Laurent Gaudé

Paris, mille vies. Laurent Gaudé

 

 « Je crois que je suis le veilleur de la nuit. Je n’ai rien d’autre à faire que déambuler dans ses rues comme un gardien attentif. Paris veut sa bouche. Elle a faim de mots. Trop de vies s’entassent en elle. Il faut les dire. C’est pour cela que l’homme m’a demandé de le suivre. Et maintenant, partout où je vais, des foules agitées se pressent devant moi. Comme si les rues en accouchaient. La jeunesse frappe le pavé. Les années se superposent. D’un siècle à l’autre, peu importe… Elles veulent toutes entrer en moi. Le passé est vorace de nos esprits parce qu’il n’y a que là qu’il puisse encore vivre. »

Ce texte n’est pas un roman mais un récit, ou plutôt une flânerie dans les rues de la capitale. Un soir de juillet, le narrateur, alter ego de Laurent Gaudé, croise sur l’esplanade de la gare Montparnasse, un homme (un fou, un spectre ou un clochard céleste), qui l’interpelle : « Qui es-tu, toi ? ». Cette question est peut-être lancée à la cantonade et ne s’adresse pas directement à notre promeneur… ou peut-être que si justement. Quoi qu’il en soit, le narrateur juge qu’elle mérite une réponse. Le fil de ses pensées le conduit à se remémorer la disparition précoce de son père, victime d’une chute accidentelle et retrouvé mort en bas de son immeuble parisien. Les pavés qu’il foule sont autant de jalons marquant l’histoire personnelle de notre promeneur mais aussi de milliers d’autres avant lui, personnages illustres ou inconnus. Dans le quartier latin, près de la Sorbonne, Laurent Gaudé convoque le fantôme du poète François Villon (1431-1463). Arthur Rimbaud lui apparait à l’angle de la rue Racine et de la rue Ecole de médecine, au milieu du cercle des Zutistes, tandis qu’Antonin Artaud s’invite une dernière fois au théâtre du Vieux Colombier. Victor Hugo, lui, repose au Panthéon pour l’éternité. Aux côtés de ces gens de lettres qui ont participé au rayonnement de la ville des lumières, il faut aussi convoquer les figures héroïques, résistants et martyrs, qui ont combattu pour sa liberté… mille vies ! 

Paris, mille vies est un opus à la fois très personnel et riche de l’histoire collective. Il invite à la méditation par les sujets qu’il aborde mais aussi par la beauté du texte, empreint d’une grande nostalgie poétique. La ballade s’achève, du côté du carrefour de l’Observatoire, sur une note d’espoir avec une citation de Charles-Ferdinand Ramuz, tirée d’Adieu à beaucoup de personnages

💪Cette lecture, clôt pour moi, la seconde édition du Challenge "Sous les pavés, les pages", organisé par Ingannmic et Athalie.

📌Paris, mille vies. Laurent Gaudé. Actes Sud Babel, 96 pages (2023)


Le bruit de la lumière. Katharina Hagena

Le bruit de la lumière. Katharina Hagena


💪Je cherchais un ouvrage à lire dans le cadre des Feuilles allemandes organisées par Livrescapades et Et si on bouquinait, quand je suis tombée sur celui-ci sur les "étagères numériques" de ma bibliothèque de quartier. Je me suis souvenue que Katharina Hagena avait rencontré un certain succès avec Le Goût des pépins de pomme (Anne Carrière, 2011) et j’ai pensé que c’était l’occasion de découvrir cette autrice à travers un roman plus récent. Autant le dire tout de suite, je suis ressortie assez mitigée de cette lecture.

Le titre du livre fait référence aux aurores boréales mais tout commence dans le cabinet d’un neurologue à Hambourg. Cinq patients sont présents dans la salle d’attente, en plus de la narratrice. Comme bien souvent dans ce cas, les regards des uns croisent ceux des autres personnes, puis se posent sur la décoration, les éventuels tableaux aux murs, les magazines sur la table basse, etc.   La narratrice, qui s’ennuie beaucoup et qui ne manque pas d’imagination, utilise ces différents éléments pour créer un canevas d’histoires fictives dont les principaux protagonistes sont les patients qui partagent ce huis clos involontaire.

L’idée de départ de cet ouvrage, une sorte de variation autour de thèmes et d’objets récurrents, est plutôt séduisante et les deux premières histoires m’ont captivée. Je salue aussi la prestation consistant à aborder des sujets aussi variés que le deuil, la maladie, l’écologie ou les minorités ethniques du Nord-Ouest canadiens (comme les Dénés), et se mettre parallèlement dans la tête de personnages très différents dont certains sont atteints de pathologies complexes comme le syndrome d’Asperger ou la maladie d’Alzheimer. Malheureusement il m’a semblé que l’exercice tournait rapidement au devoir d’atelier d’écriture. J’ai décroché à partir de la troisième histoire, que j’ai trouvé bien trop longue, et je n’ai pas réussi à entrer dans les suivantes. J’ai terminé l’ouvrage en diagonale même en sachant que des indices concernant la véritable personnalité de la narratrice et la raison de sa consultation chez un neurologue étaient cachés dans les textes. 

📌Le bruit de la lumière. Katharina Hagena. Le livre de Poche, 288 pages (2020)


Article 353 du code pénal. Tanguy Viel

Article 353 du code pénal. Tanguy Viel


 Il arrive qu’un livre conduise à un autre. C’est François-Henri Désérable qui a attiré mon attention sur l’œuvre de Tanguy Viel. J’ai lu quelque part, dans une interview, que le personnage du juge dans Mon maître et mon vainqueur était emprunté à Article 353 du code pénal. L’idée facétieuse de ce crossover à la française ne pouvait que m’inciter à rencontrer ce fameux magistrat. C’est dans le huis clos de son bureau qu’il apparait au lecteur, interlocuteur unique de Martial Kermeur, ouvrier breton au chômage, qui vient de tuer un homme. 

« Peut-être il a pensé que c’était une mauvaise blague. Peut-être il a pensé qu’il allait rejoindre un rocher ou un autre qui à marée basse se verrait affleurer. Même les sternes dans leurs rires avaient l’air de penser ça – elles, posées sur les arêtes coupantes des quelques roches lointaines qui déchiraient l’horizon, comme si elles trouvaient normal ce qui venait de se passer, je veux dire, ce type tombé dans l’eau froide et qui peinait à nager tout habillé, soufflait ce qu’il pouvait en répétant mon nom pour que je vienne l’aider, disant : Kermeur, merde, venez m’aider, Kermeur, qu’est-ce que vous foutez. Et il a ajouté des mots comme « bordel » ou « putain » ou « vous faites chier » en pensant que ça me pousserait à réagir. Mais cela, non, il n’en n'était pas question. »

Lors d’une partie de pêche en duo, Martial Kermeur a balancé à l’eau, un certain Antoine Lazenec, promoteur immobilier, et l’a regardé se noyer. Comment un père de famille célibataire un peu apathique a-t-il pu en arriver là ? C’est tout le propos de ce roman court au verbatim précis. Tanguy Viel nous donne à entendre la confession d’un homme poussé à bout par les manigances d’un escroc sans scrupules, l’injustice sociale et l’inertie du système juridique. Son histoire débute 6 ans plus tôt, soit au tournant des années 80 et 90. Le grand arsenal brestois vient de fermer ses portes et notre homme a été licencié en même temps que des dizaines d’autres. Néanmoins, il ne part pas sans rien puisqu’il reçoit une prime de 400 000 euros. La plupart de ses anciens collègues ont investi dans des bateaux de pêche. Kermeur, lui, rêve d’un Merry Fisher de 9 mètres mais tarde à s’engager. En accord avec le maire de sa ville, il habite au Château, une vielle bâtisse qui appartient à la commune et dont il prend soin en retour. Sa femme est partie depuis longtemps et il élève seul son fils Erwann, né en mai 1981 (tout un symbole pour ce mitterrandiste). Et puis débarque Antoine Lazenec, tel un cowboy, qui dit-on va sauver la ville du marasme économique dans lequel elle s’englue. Il rachète le château, et tout le terrain au bord de la rade, pour construire un grand complexe immobilier, une station balnéaire face à la mer. Le projet promet de multiples retombées financières pour la commune et ses habitants… mais le temps passe et le Saint-Tropez du Finistère reste figé à l’état de maquette. Les promesses n’engagent que ceux qui y croient ! Et ils seront plus d’un à s’être laissé abuser. C’est tout cela que Martial Kermeur raconte au juge d’instruction, avec ses mots à lui, ceux d’un cabossé de la vie, un homme qui n’apparait plus que comme un looser à travers le regard de son fils. 

Difficile de coller une étiquette au roman de Tanguy Viel. Article 353 du code pénal n’est pas un roman policier. Je le qualifierai plutôt de roman social et/ou de roman d’atmosphère. Avec une grande économie de moyens et un style proche de l’oralité, l’auteur parvient à susciter un fort sentiment d’empathie pour son anti-héros. Il décrit très bien les rapports dominants-dominés, la honte, la résignation, etc. A cela s’ajoute la rudesse du climat, le vent, les embruns… un peu à la manière d’un Simenon. Le texte est court et à la fois très dense. En ce qui concerne le titre du roman, ce fameux article 353 du code pénal, je vous laisse en découvrir la teneur par vous-même.

Pour ce roman, Tanguy Viel a reçu notamment le Grand prix des lecteurs RTL-Lire (2017) et Le Prix du public du Salon du livre de Genève (2017).

💪Lecture dans le cadre du challenge Sous les pavés, les pages, organisé par Ingannmic et Athalie

📚D’autres avis que le mien : via Babelio et Bibliosurf

📌Article 353 du code pénal. Tanguy Viel, Editions de Minuit, 176 pages (2017)


Le Château des Rentiers. Agnès Desarthe

Le Château des Rentiers. Agnès Desarthe


Le hasard de mes lectures me conduit pour la seconde fois, en quelques jours, dans le 13ème arrondissement de Paris. Après avoir découvert la dalle des Olympiades grâce à La tour de Doan Bui, je me téléporte 600 mètres plus loin, Rue du Château des Rentiers, une adresse qui a donné son titre au dernier roman d’Agnès Desarthe. D’un point de vue esthétique, l’immeuble dont il question ne semble guère plus attrayant que la tour Melbourne de Doan Bui. L’ambiance, en revanche, y est bien plus joyeuse. 

Dans les années 70, les grands-parents maternels d’Agnès Desarthe y ont acheté un appartement sur plan. Ils ont ensuite convaincu leurs amis d’investir et de s’installer au même endroit. C’est ainsi qu’une communauté d’émigrés juifs, ayant survécus aux camps de la mort, s’est installée dans ce phalanstère improvisé. L’autrice évoque avec nostalgie ce microcosme foisonnant qui a marqué son enfance. Elle raconte l’histoire de son aïeul, Haïm Sudac, venu de Bessarabie et assassiné à Auschwitz, l’attente vaine de son retour, puis le remariage de sa grand-mère Tsila avec Boris Jampolski, le grand-père de cœur d’Agnès Desarthe. La mémoire de la romancière est trop défaillante pour se souvenir des détails de son histoire familiale ou de la recette du délicieux gâteau aux noix de Tsila, mais elle sait qu’elle veut vieillir comme ses aînés, dans un lieu animé, entourés de ses amis de jeunesse. D’ici quelques années, elle aura l’âge de ses grands-parents lorsqu’ils ont acquis leur fameux logement au 8ème étage de l’immeuble de la Rue du Château des Rentiers. Elle décide donc de plancher sur un projet de maison de retraite autogérée où il fera bon vivre. Sa réflexion la conduit a de longues digressions sur le temps qui passe et la vieillesse. Son livre n’est pas triste pour autant car Agnès Desarthe aborde ces questions à sa façon, c’est-à-dire avec une grande sincérité et toujours un brin d’humour. Par exemple, elle s’invente, pour notre plus grand plaisir, un alterego avec lequel elle discute à bâtons rompus.

Le lecteur se rend compte assez vite qu’il n’y a pas vraiment de chronologie ni de plan dans ce roman. Aussi, pour l’apprécier vraiment, il faut accepter de se laisser porter par le cours des pensées de son autrice, ses déambulations dans le passé, ses projections utopistes pour l’avenir mais aussi de nombreuses anecdotes tirées de sa vie personnelle et professionnelle (à Paris puis en province), ainsi que celles de ses proches. Pour ma part, je savais déjà dans quoi je me lançais grâce à la recension de Keisha qui a lu ce livre avant moi. Par ailleurs, Agnès Desarthe ne m’était pas totalement inconnue puisque j’avais déjà lu (et apprécié) l’un de ses romans (Mangez moi, Éditions de l'Olivier, 2006). Agnès Desarthe est également l’autrice de nombreux livres pour la jeunesse, publiés à L’école des loisirs. 

💪L’évocation du phalanstère familial et de la future Ehpad autogérée m’incite à classer ce roman dans la thématique sur la ville, proposée par Ingannmic et Athalie.

📚D'autres avis que le mien via BibliosurfBabelio, Keisha et Anne-yes

📌Le Château des Rentiers. Agnès Desarthe. Editions de l’Olivier, 176 pages (2023)


Les infiltrés. Norman Ohler

 Les infiltrés. Norman Ohler


L’histoire des résistants allemands au nazisme sous le Troisième Reich est mal connue. On connait un peu celle d'Otto et Elise Hampel grâce à la version romancée d’Hans Fallada dans Seul dans Berlin. On sait par ailleurs que des groupes ont existé à Hambourg, Munich et Berlin, à l’instar de La Rose Blanche et de L’Orchestre Rouge. Norman Ohler s’est intéressé à deux personnes au sein de ce réseau. Il s’agit d’un couple : Harro et Libertas Schulze-Boysen, exécutés avec d’autres compagnons de lutte, le 22 décembre 1942 à la prison de Plötzensee. Les infiltrés n’est pas un roman mais un essai biographique. La tâche de Norman Ohler n’a pas été simple puisque Hitler avait ordonné de faire disparaître toutes traces des évènements liés à l’Orchestre Rouge. Les documents d’archives sont rares et ont été falsifiés.  

Norman Ohler rencontre d’abord Hans Coppi, le fils de Hilde (1909-1943) et Hans Coppi "senior" (1916-1942), des militants communistes. Il est né en novembre 1942, soit moins d’un mois avant l’exécution de ses parents. Ceux-ci appartenaient au cercle de résistants proches d'Arvid Harnack (1901-1942) et d’Harro Schulze-Boysen (1909-1942). Ils font partie des victimes de la rafle qui a décimé l’organisation.  Leur fils a grandi à Berlin Est et a passé sa vie à reconstituer leur histoire. Ohler se rend également sur le site des anciens quartiers généraux de la Gestapo. Les bâtiments ont été détruits à la fin de la seconde guerre mondiale et un musée (le mémorial de la Topographie de la Terreur) a été érigé à la place. Son étude s’appuie enfin sur les archives familiales des Schulze-Boysen, ainsi que la correspondance d’Otto Ludwig Haas-Heye et de Viktoria Ada Astrid Agnes Comtesse zu Eulenburg, les parents de Libertas. En février 2006, soit 63 ans après l’exécution d’Harro, son frère cadet, Hartmut Schulze-Boysen, obtient enfin l'annulation de l'arrêt de la cour martiale du Reich contre son aîné.

Norman Ohler a choisi de commencer son récit le 26 avril 1933. Hermann Göring vient d’ordonner la création d’une police secrète d’état (Geheime Staatspolizei). Harro a 23 ans. Il est inscrit en droit à l'Université Friedrich-Wilhelm de Berlin. Il est aussi le rédacteur en chef d’un journal bimensuel appelé Gegner. Ce même jour, il est en réunion de rédaction avec ses camarades. Un groupe d’hommes en uniforme noir vient frapper à sa porte. Ils appartiennent à la 3ème section SS. Ils confisquent de nombreux documents (livres, photos, notes, etc) et embarquent Harro, ainsi que son adjoint, Henry Erlanger (Karl Heinrich de son vrai nom), fils d’un banquier berlinois juif. Les deux jeunes hommes sont conduits au quartier général de la section, au 29 Postdamer Strasse. Henry Erlanger ne reviendra jamais de cette rafle et Harro Schulze-Boysen en gardera les stigmates pour le restant de ses jours. Ce drame est le détonateur qui va pousser notre héro à s’impliquer davantage dans la résistance. Il comprend notamment qu’il sera plus utile ailleurs. Il faut, pense-t-il, dynamiter le régime de l’intérieur. Dans cette optique, Harro commence une formation de pilote à Warnemünde. En avril 1934, il entre au département des communications au ministère de l'Aviation du Reich (RLM). Cette même année, il rencontre Libertas Haas-Heye (1913-1942), qu’il épousera deux ans plus tard. La jeune femme vient d’être embauchée comme attachée de presse au sein de la Metro-Goldwyn-Mayer, après le licenciement de tout le personnel de confession juive. Plus tard, elle sera employée au ministère de l’Éducation du peuple et de la propagande, où elle aura accès à des photos de soldats allemands montrant des crimes de guerre commis sur le front de l’Est. Notre couple est désormais infiltré au cœur du régime nazi.

Le livre de Norman Ohler est très dense. Il est clair que l’écrivain allemand a eu à cœur d’être le plus précis possible et qu’il a réalisé un travail de recherche remarquable. De fait, cet ouvrage d’historien est moins fluide qu’un roman sur le même sujet. J’ai ressenti ces longueurs nécessaires même si j’ai trouvé le livre intéressant et bien construit. J’ai apprécié le fait que le texte soit complété par quelques documents iconographiques, ainsi que des extraits de correspondances et de rapports. J’ai découvert en rédigeant ce billet qu’il existe également un documentaire de la réalisatrice autrichienne Barbara Necek consacré aux femmes de la résistance allemande (39-45, Les résistantes allemandes). Parmi celles qui sont mentionnées, il y a Libertas Schulze-Boysen, mais aussi la journaliste Ruth Andreas-Friedrich et l'étudiante Sophie Scholl.

💪Lecture dans le cadre du challenge des "Feuilles allemandes", organisé par Livrescapades & Et si on bouquinait ?

📌Les infiltrés. Norman Ohler. Petite bibliothèque Payot, 448 pages (2023)


Éden. Auður Ava Ólafsdóttir

Éden. Auður Ava Ólafsdóttir


J’ai découvert Auður Ava Ólafsdóttir en 2010 grâce à Rosa Candida qui l’a fait connaître au-delà des frontières islandaises. J’ai un attachement particulier pour ce beau roman et c’est la raison pour laquelle j’ai repoussé jusqu’à aujourd’hui la lecture des livres suivants. Je sais maintenant que j’avais tort de m’inquiéter car j’y ai retrouvé les thèmes qui sont chers à l’autrice. Dans Rosa Candida, le jeune héros quittait son Islande natale pour cultiver une espèce rare de rose et apprenait à devenir un père pour sa fille. Dans Éden, Alba Jakobsdóttir, la narratrice, est professeur de linguistique à l’Université de Reykjavík. Elle décide de tout laisser tomber après l’achat d’une parcelle de terrain basaltique à la campagne. Dans ce lieu isolé et fouetté par le vent, elle plantera autant de bouleaux qu’il est nécessaire pour compenser son empreinte carbone. Le premier village voisin est à 30 minutes de route. Elle y fait la connaissance de Danyel, un jeune réfugié de 16 ans, qu’elle finit par prendre sous son aile maternelle. 

Ce qui fait le sel de ce roman ce n’est pas tant l’intrigue que la manière de la raconter. Mais il faut être patient car Auður Ava Ólafsdóttir procède par petites touches, tout en douceur et en finesse. Les motivations d’Alba nous sont dévoilées au fil des pages. On se régale des digressions de la narratrice sur sa langue maternelle, des appels téléphoniques de sa demi-sœur (la voix de la raison), des conseils arboricoles de son père (via son voisin Hlynur, trésorier de l’Association forestière), de ses discussions avec un chauffeur de taxi / témoin de Jéhovah qu’elle n’ose pas rabrouer, de son ancien amant qui change sans cesse le titre de son recueil de poèmes à paraître, etc. C’est une sorte de comique de répétition qui monte crescendo. 

« C’est devenu une tradition, les colloques sur les langues minoritaires menacées de disparition se déroulent dans des villages isolés, à l’écart des grands axes de communication, souvent dans les forêts ou les montagnes (je n’y peux rien, les mots krummaskuð et útnári, signifiant bled ravitaillé par les corbeaux ou trou perdu me viennent automatiquement à l’esprit), ce qui pour une linguiste originaire d’une île à deux pas du cercle polaire arctique se traduit généralement par deux vols suivis de deux correspondances ferroviaires. (…) La tradition veut également que le village choisi pour la manifestation n’abrite qu’un petit nombre de vieillards qui s’expriment dans un dialecte presque éteint …»

Je suis maintenant curieuse de découvrir les romans d’Auður Ava Ólafsdóttir que j’ai ratés dont Miss Islande qui a été récompensé par le Prix Médicis Etranger en 2019. 

📝J’ai lu ce livre dans le cadre de la 31ème édition du festival Les Boréales, qui se tient en Normandie du 15 au 26 novembre et qui est dédié cette année à l’Islande.  

📚D’autres avis que le mien chez Kathel, Keisha et Aifelle

📌Éden. Auður Ava Ólafsdóttir. Editions Zulma, 224 pages (2023)


La petite-fille. Bernhard Schlink

La petite-fille. Bernhard Schlink


Je me suis interrogée un petit moment sur la meilleure façon de présenter cet ouvrage car je ne voulais pas dévoiler un pan trop important de l’intrigue. Et puis j’ai pensé, qu’après tout, la quatrième de couverture en dit déjà beaucoup… mais elle reste factuelle. Or, la profondeur de ce roman doit beaucoup à l’habilité de Bernhard Schlink pour l’analyse historique et sa capacité à décortiquer la psyché de ses personnages. 

La petite-fille (avec le trait d’union qui marque le lien de parenté) dont il est question s’appelle Sigrun, elle a 14 ans et elle vit dans une communauté Völkisch sur le territoire de l’ancienne RDA. Elle apparaît finalement assez tard dans le roman parce qu’elle est le fruit d’une histoire familiale compliquée. Cette adolescente, élevée dans un milieu néonazi prônant le paganisme et les thèses racistes s’est trouvée de singuliers héros comme Rudolf Hess, "le dauphin d’Hitler" ou Irma Grese "l’hyène d’Auschwitz". Le narrateur, Kaspar Wettner, est son grand-père par alliance. Il a découvert l’existence de Sigrun après la mort de son épouse Birgit. Le couple s’était rencontré en 1965 à Berlin Est, à l’occasion d’un échange culturel entre jeunes Allemands des deux bords. Birgit laisse un livre inachevé dévoilant, qu’avant de passer à l’Ouest pour rejoindre Kaspar, elle a abandonné un enfant, né d’une relation illégitime avec un cadre du parti. Cette révélation explique peut-être la difficulté de Birgit à trouver sa place de l’autre côté du mur puis la dépression profonde qui l’a plongée dans l’alcoolisme. 

« Il était au courant de ses dépressions depuis des années. Il avait sans cesse voulu l’envoyer chez un thérapeute ou chez un psychiatre ; il avait des amis qui avaient calmé leurs dépressions en suivant des thérapies ou les avaient bloquées en prenant des cachets. Mais elle n’avait pas voulu. Elle prétendait qu’elle n’était pas en dépression, que la dépression ça n’existait pas. Il y avait des gens mélancoliques, il y en avait toujours eu, c’était son cas. Elle ne voulait pas se laisser transformer en quelqu’un d’autre à coups de médicaments. Que tout le monde doive être équilibré et fiable, c’était une aberration de la modernité. Et de fait, même lorsqu’elle n’était pas déprimée, elle était plus réfléchie, plus sérieuse, plus triste que d’autres. Non qu’elle fût incapable de rire d’un fait ou d’une remarque amusante. »

Kaspar, qui a toujours été un mari délicat et compréhensif, encaisse tant bien que mal ces révélations et surtout le fait que son épouse lui ait caché tout un pan de sa vie. Après quelques semaines d’hébétude, il décide de mener les recherches filiales que sa femme n’a jamais osées ou voulues entreprendre. Une vieille carte postale le met sur la piste de Paula, une amie d’enfance de Birgit qui l’a aidée à accoucher de Svenga, sa fille. 

« Parmi les dossiers se trouvait une carte postale. Elle reproduisait La belle chocolatière de Jean-Etienne Liotard, qui se trouve à la Gemäldegalerie de Dresde. Il tourna la carte. Elle portait un timbre de RDA et aucun nom d’expéditeur. « Chère Birgit, je l’ai vue récemment, c’est une petite fille joyeuse. Elle te ressemble. Ta Paula. » Il retourna la carte postale et regarda attentivement la belle chocolatière. Il ne put voir aucune ressemblance. Attentive, oui, Birgit pouvait avoir un air attentif, mais pas avec ce nez pointu ni cette bouche en cœur. Et joyeuse, non, de fait la belle chocolatière n’avait pas un air joyeux. » 

L’enquête va se poursuivre dans le Mecklembourg et confronter Kaspar à un milieu radical qui lui est totalement étranger. Svenga a eu une jeunesse chaotique, tombant dans la violence et la drogue, avant de rejoindre un groupuscule fasciste. Puis elle s’est mariée à une sorte de gourou néonazi avec lequel elle a eu une fille à son tour. Kaspar comprend que Svenga ne veut rien accepter de lui mais il n’est peut-être pas trop tard pour Sigrun. Fils de protestants, cultivé et tolérant, le septuagénaire cherche le moyen de toucher cette étrange adolescente. Restant égal à lui-même face à l’adversité, il choisit la voie de la musique et de la littérature pour apaiser le jeune esprit de Sigrun et l’inciter à s’ouvrir d’elle-même à un autre mode de pensée. 

J’ai retrouvé dans La petite-fille un certain nombre d’éléments stylistiques déjà présents dans Le Liseur (Gallimard, 1996). Bernhard Schlink, a un talent particulier pour aborder les sujets les plus périlleux avec une sorte de distance pudique mais sans concession. J’ai éprouvé beaucoup de tendresse pour Kaspar Wettner, un homme blessé mais généreux en amour tout en respectant l’individualisme de ses proches. Son sang-froid face à l’agressivité de Bjorn, le mari de Svenga et le père de Sigrun, est remarquable. 

💪Lecture dans le cadre du Challenge des Feuilles allemandes à suivre sur les blogs Et si on bouquinait un peu et Livr’escapades

📚D’autres avis que le mien chez Alex Mot à Mots, Kathel, La Petite Liste, Aifelle et Marilyne

📌La petite-fille. Bernhard Schlink. Gallimard, 352 pages (2023)

La tour. Doan Bui

La tour. Doan Bui


Les protagonistes principaux de ce roman sont les habitants de la tour fictive Melbourne dans le quartier bien réel des Olympiades dans le 13ème arrondissement de Paris. Les immeubles sont nommés d’après les anciennes villes olympiques et les rues sont autant d’allusions aux différentes disciplines : rue du Disque et du Javelot, pour ne citer que celles-ci. Ce lieu emblématique des théories urbanistiques des années 70, compte une dizaine d’immeubles, ainsi que des commerces et des équipements publics. Bref, c’est une ville dans la ville. Malheureusement, comme beaucoup de projets vertueux, celui-ci a été revu à la baisse. Pour des raisons politiques et financières, certains aménagements, comme la patinoire ou la piscine, ont fait long feu. Mise en péril aussi, la mixité sociale tant espérée. Les appartements ne trouvent pas preneurs et sont essentiellement attribués aux migrants, dont les revenus sont faibles. Parmi eux, il y a la famille Truong. Victor et Alice, les parents ont fui le Vietnam après la chute de Saïgon. Issus de l’ancienne élite locale, ils ont perdu leurs richesses, leur statut et, plus tard, leurs espoirs d’une vie meilleure. Anne-Maï, leur fille unique, est née en France.  Son parcours n’est pas plus facile. Elle a du mal à trouver sa place, se sentant invisible à l’école comme dans la vie professionnelle. Ils croisent d’autres personnages, liées d’une manière ou d’une autre aux Olympiades. Leurs destins s’entremêlent parfois. 

Si l’intrigue semble apriori un peu convenue, sachez que le roman de Doan Bui est en réalité plein de surprises. La dernière partie, par exemple, propose une vision futuriste de la « dalle des Olympiades » en l’an 2045. J’ai adoré le coté mutin de l’autrice, ses clins d’œil à Michel Houellebecq, sa façon de se mettre discrètement en scène dans le roman et ses notes de bas de page à la fois très riches et parfois humoristiques. J’ai aimé le portrait sans concession mais bienveillant qu’elle dresse de ce quartier singulier. 

💪Lecture commune organisée par Ingannmic et Keisha dans le cadre du challenge Sous les pavés, les pages.

📚D’autres avis que le mien via Bibliosurf

📌La tour. Doan Bui. Grasset, 352 pages (2022) / Le livre de Poche, 336 pages (2023)


Quand souffle le vent du nord. Daniel Glattauer

Quand souffle le vent du nord. Daniel Glattauer


💪Après Le Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates et Inconnu à cette adresse, je me suis offert une nouvelle séance de rattrapage à la faveur d’un challenge de lecture. J’ai donc profité de la 5ème édition des Feuilles allemandes, organisées conjointement par Livr'escapades & Et si on bouquinait? pour lire enfin Quand souffle le vent du nord de Daniel Glattauer, un roman épistolaire qui avait rencontré un fort succès lors de sa parution (en 2006 en Autriche et en 2010 en France). 

Au risque de perdre les lecteurs allergiques aux comédies romantiques, je dois dire que l’histoire présente quelques points communs avec l’intrigue développée dans le film de Nora Ephron, Vous avez un mess@ge (You've Got M@il), avec Meg Ryan et Tom Hanks dans les rôles principaux. 

Tout commence par un mail d’une certaine Emma Rothner désirant résilier son abonnement au magazine Like. Son message arrive par erreur dans la boîte de Leo Leike. Les protagonistes l’ignorent encore mais cet acte manqué va marquer le début d’une relation très spéciale.

« Objet : Résiliation

Chère Madame, cher Monsieur des publications Like, si votre mépris souverain envers mes tentatives de résiliation a pour but d’écouler plus d’exemplaires de votre produit, d’un niveau hélas toujours plus mauvais, je dois malheureusement vous faire part de ma décision : je ne paierai plus ! Cordialement, E. Rothner.

8 minutes plus tard

RÉP :

Vous avez la mauvaise adresse. Je suis un particulier. Mon adresse : woerter@leike.com. Celle dont vous avez besoin : woerter@like.com. Vous êtes déjà la troisième personne à m’envoyer une demande de résiliation. Le magazine doit être devenu vraiment mauvais. »

Si les premiers échangent électroniques entre nos deux héros ne paraissent pas très prometteurs, ils évoluent si bien au fil du temps qu’Emmi et Leo considèrent rapidement leur correspondance secrète comme indispensable. La question qui s’impose bientôt est de savoir s’ils doivent prendre le risque de se rencontrer en chair et en os. En d’autres termes, faut-il confronter une relation idéalisée à la réalité ?  

« Chère madame Rothner, c’est gentil de m’écrire. Vous m’avez manqué. J’étais à deux doigts de me payer un abonnement à Like. (Attention, ébauche d’humour !) Et vous avez vraiment fait une recherche « Google » sur moi ? Je trouve cela très flatteur. Pour être honnête, l’idée que vous me prenez pour un professeur me plaît beaucoup moins. Vous pensez que je suis un vieux croûton, je me trompe ? Rigide, pédant, suffisant. Bon, je ne vais pas m’évertuer à vous démontrer le contraire, sinon cela risquerait de devenir pénible. (…) Allez, je vous souhaite de survivre aux festivités du carnaval ! Telle que je vous imagine, vous vous êtes sûrement acheté tout un stock de faux nez et de langues de belle-mère. : –) Je vous embrasse, Leo Leike. »

Quand souffle le vent du nord est un roman distrayant qui se lit en quelques heures. J’ai apprécié les joutes verbales entre nos deux protagonistes, leur pudeur et leurs débordements comme leurs traits d’humour. Il y a des moments où ils m’ont un peu exaspérée aussi mais pour rien au monde je n’aurai lâché le livre avant de connaître la fin de cette bluette épistolaire. Il me faudra pourtant attendre encore un peu car il existe une suite à ce roman, intitulée La Septième Vague (Le Livre de Poche, 2012). 

📌Quand souffle le vent du nord. Daniel Glattauer. Grasset, 352 pages (20210) / Le Livre de Poche, 352 pages (2011)

Panorama. Lilia Hassaine

 Panorama. Lilia Hassaine


« C’était il y a tout juste un an. Une famille a disparu, là où personne ne disparaissait jamais. On m’a chargée de l’enquête, et ce que j’ai découvert au fil des semaines a ébranlé toutes mes certitudes. Il ne s’agissait pas d’un simple fait-divers mais d’un drame attendu, d’un mal qui irradiait tout un quartier, toute une ville, tout un pays, l’expression soudaine d’une violence qu’on croyait endormie. »

Imaginez une ville où tous les murs seraient transparents. La vie de chaque foyer serait exposée au regard de tous. Comment convaincre des milliers de citoyens lambdas de vivre ainsi en vitrine ? L’alibi sécuritaire est un puissant argument. Nous sommes en 2049. Vingt ans plus tôt, la France a connu une révolution sans précédent. C’est un fait divers, relayé par les réseaux sociaux, qui a mis le feu aux poudres et entraîné une suite d’évènements en cascade. Des milliers de gens sont descendus dans les rues pour se substituer à l’appareil judiciaire déficient. Ce jour est resté dans l’histoire sous le nom de Revenge Day et une amnistie massive a été accordée à tous ceux qui s’étaient fait justice. Dans la foulée, le peuple votait une loi de transparence. Son mantra : plus jamais ça ! 

Avec les murs de verre, pense-t-on, finies les violences domestiques, terminés les actes de pédophilie, éradiqués les crimes et violences en tous genres. Dans les maisons-vivariums des beaux quartiers, on peut observer les faits et gestes de ses voisins 24h sur 24. Des patrouilles citoyennes et des lumières nocturnes complètent le dispositif de dissuasion. Tout est sous contrôle, toutes les relations sociales sont dûment policées, l’auto censure s’impose d’elle-même… Un vrai paradis ! 

Mais puisqu’on est toujours en démocratie, des zones de non-droits, avec des murs en brique, subsistent. Les citoyens rebelles ayant choisi d’y rester malgré la pression sociale sont donc livrés à eux-mêmes. Ici, aux Grillons, pas de patrouille. Les agents de protection (le mot police est banni dans ce nouveau monde) ne mettent pas les pieds dans ces quartiers d’ostracisation. En revanche, mesure de précaution oblige, des caméras filment les lieux en permanence. Et pourtant, c’est bien à Paxton, le quartier le plus huppée et le plus sécurisé de la ville, que se produit l’inimaginable. Une famille, les Royer-Dumas, a disparu sans laisser de traces. L’enquête est confiée à Hélène Dubern, la plus ancienne de la brigade.  A ce titre, elle connait les méthodes d’investigation utilisées par le passé pour résoudre ce type d’affaire. Nico, son coéquipier-ami-voisin, lui donne un coup de main. 

Lilia Hassaine sait comment ferrer son lecteur ! Cette idée de créer une intrigue policière dans un monde dystopique était plutôt maligne de la part de l’autrice. Les questions qu’elle amène sur notre mode de vie et/ ou notre organisation sociale et politique sont à la fois nécessaires et passionnantes. C’est aussi une façon plus ludique (qu’un essai) et peut-être plus consensuelle d’aborder certaines thématiques complexes comme le totalitarisme, l’uniformisation, le wokisme, etc.  Pour ma part, j’ai dévoré ce roman en quelques heures. 

📚Voir les avis de KeishaLe Bouquineur, ThaïsMarilynePhilisine Cave... 

📌Panorama. Lilia Hassaine. Gallimard, 240 pages (2023)