Clara lit Proust. Stéphane Carlier

Clara lit Proust. Stéphane Carlier

Cette année, nous commémorons le centième anniversaire de la mort de Marcel Proust. Si j’avais été courageuse, j’aurais saisie l’occasion pour me plonger dans l’intégrale de À la recherche du temps perdu et j’aurais été voir l’exposition intitulée La fabrique de l’œuvre à la BNF. Or, au lieu de méditer sur les madeleines de mon enfance, j’ai préféré me jeter sur une gourmandise intitulée Clara lit Proust… non sans profit car l’opus est rafraîchissant et incitera peut-être certains lecteurs à tenter l’aventure proustienne. 

A défaut de côtoyer les notables dans un salon littéraire de Combray, je me suis donc retrouvée dans un salon de coiffure à Châlons sur Saône. C’est ici que travaille Clara. Notre jeune héroïne se perd plus volontiers dans les best-sellers de Guillaume Musso que dans les grandes œuvres de la littérature classique. Mais le destin se joue parfois à peu de choses… un client inconnu, un livre oublié, cinq mois à tergiverser, un fiancé évanescent, une journée d’ennui et Clara décide d’ouvrir le pavé qui l’intimidait tant. Contre toute attente, Proust parle à la jeune femme. Ses longues phrases si évocatrices la charment et l’incitent à poursuivre sa lecture. Elle les décortique avec enthousiasme, les relit avec bonheur et les savoure avec volupté. Au fil des pages, Clara prend conscience de la véritable nature des gens et du monde qui l’entourent.  Sa vie en sera évidemment chamboulée. 

Stéphane Carlier signe un roman sans prétention qui remplit largement son office Son œuvre est bien-sûr une invitation à lire A la recherche du temps perdu et à rencontrer son auteur en toute simplicité. Marcel Proust n’est pas l’écrivain snob que d’aucuns aiment à penser, nous dit Stéphane Carlier. C’est un romancier sensible qu’il faut apprivoiser. Les phrases à rallonge, les imparfaits du subjonctif et les digressions vous pèsent ? Osez sauter des passages ! Pour ma part, je ne suis pas sûre de me ruer sur l’œuvre de Proust dès ma prochaine expédition dans les lieux de perdition que sont les bibliothèques et les librairies, mais je dois reconnaître que je me suis régalée avec Clara lit Proust. C’est déjà beaucoup!

La fabrique de l’œuvre à la BNF

Extrait :

« Elle sait ce qui va se passer. Mme Habib va tirer une dernière fois sur sa cigarette, recracher la fumée le plus loin possible tout en écrasant le mégot du pied gauche, puis elle dira quelque chose comme C’est pas encore aujourd’hui qu’on mourra de chaud et rentrera. Dans l’arrière-boutique, elle se lavera les mains et prendra une pastille à la menthe. Elle réapparaîtra en s’observant dans une glace et rejoindra la caisse en lissant sa jupe. Quelqu’un entrera, le salon prendra vie au son d’échanges mur murés, de souffleries de sèche-cheveux, des tubes de Nostalgie — et ce sera comme s’il n’a jamais été question du Jardin des délices, des noms en tif et des prénoms à la mode en 1982 »

📌Clara lit Proust. Stéphane Carlier. Gallimard, 192 p. (2022)


W. ou la guerre. Steve Sem-Sandberg

W. ou la guerre. Steve Sem-Sandberg

Le romancier suédois Steve Sem-Sandberg a déjà publié deux romans dédiés à l’histoire allemande. Le premier, Les Dépossédés (Robert Laffont, 2011), est consacré aux habitants du ghetto de Łódź entre 1940 en 1944. Le second, Les Élus (Robert Laffont, 2016), aborde le thème de l' "Euthanasie" des enfants sous le Troisième Reich. W. ou la guerre, son dernier ouvrage traduit en français, traite d’un fait divers qui a défrayé la chronique au 19ème siècle et inspiré une pièce de théâtre.  Cette œuvre de Georg Büchner (1813-1837), intitulée Woyzeck, est considérée comme un classique de la littérature allemande. Elle est pourtant restée inachevée à la mort de son auteur. En 1922, le compositeur Alban Berg (1885-1935) en a tiré un opéra (Wozzeck). Enfin, le réalisateur allemand Werner Herzog l’a adaptée au cinéma en 1979 avec Klaus Kinski et Eva Mattes dans les rôles principaux. A l’instar de la pièce de Büchner, le roman de Steve Sem-Sandberg s’appuie sur les archives judiciaires. 

Le 27 août 1824 à Leipzig, une exécution attire plusieurs milliers de badauds. Elle est le dernier acte d’un procès retentissant mettant en cause un certain Johann Christians Woyzeck. Le condamné, âgé de 44 ans, est accusé du meurtre de sa maîtresse, la veuve Johanna Christiania Woost. Il a reconnu l’avoir poignardée à mort, 3 ans plus tôt… mais la question de la santé mentale du prévenu au moment de son crime a longtemps fait débat et donné lieu à deux recours en grâce auprès du roi Frederic-Auguste 1er. Il semble en effet que Woyzeck souffrait d’hallucinations, de crises d’épilepsie et de paranoïa depuis sa jeunesse. Lors de son interrogatoire, il a reconnu avoir entendu des voix lui intimant de tuer son ancienne amante. Celle-ci l’avait rejeté et humilié. L’avocat de la défense, maître Hänsel, réclame alors un examen médico-légal.  Une première expertise du professeur Clarus (1774-1854), atteste de sa santé mentale après cinq entretiens. Woyzeck est condamné à mort une première fois le 22 février 1822 mais la sentence est suspendue suite à la déposition d’un nouveau témoin oculaire. Selon lui, Woyzeck aurait présenté des signes de confusion quelques jours avant son acte. Clarus examine le prévenu entre janvier et février 1923 puis confirme son diagnostic initial. L’exécution est ordonnée par le juge en juillet 1824 et validée par le maire de Leipzig, Christian Adolf Deutrich (1783-1839). 


Illustration : Christian Gottfried Heinrich Geißler (1770–1844) via Wikipédia


Si mon résumé comporte une chronologie assez précise, je dois signaler qu’elle est le fruit de mes recherches sur Internet. En effet, le livre de Steve Sem-Sandberg est bien une œuvre romanesque et non un essai historique. Au-delà de la biographie de Johann Christians Woyzeck, son incapacité à garder un emploi, ses relations difficiles avec autrui (et en particuliers avec les femmes), les horreurs dont il a été témoin (voire partie prenante) pendant ses années de campagnes militaires, ce qui intéresse véritablement l’écrivain c’est justement ce qui n’est pas dans les archives. Que se passe-t-il exactement dans la tête de ce marginal ? L’intrigue nous est rapportée selon son point de vue, avec ses omissions (volontaires ou non) et ses incohérences. De fait, la narration est loin d’être fluide et le lecteur a parfois du mal à suivre le cheminement de pensée du narrateur. Steve Sem-Sandberg n’a pas choisi la facilité et n’apporte pas de réponse définitive. La question qui se pose finalement, est celle du déterminisme. L’homme est-il fou ? Si oui, est-il né malade ou est-ce la dureté de la vie qui l’a fait basculer dans la folie ? Les polémiques ont perduré pendant plusieurs années après la mort de Woyzeck… alors que la psychiatrie et la psychanalyse n’en étaient qu’à leurs premiers balbutiements. L'appellation psychiatrie est née en 1808 en Allemagne, et ne s'est imposée en France qu’au début du XXe siècle. Les "aliénistes" commençaient tout juste à distinguer les maladies mentales des comportements asociaux (mendicité, vols, meurtres, etc). 

Steve Sem-Sandberg est le récipiendaire de nombreux prix dans son pays natal. En 2016, L’Académie suédoise des Neuf lui a décerné son Grand Prix pour son « œuvre littéraire remarquable, caractérisée par sa dimension intellectuelle, sa précision historique et sa profondeur psychologique ». Si W. ou la Guerre semble être passé inaperçu en France, le roman a été bien accueilli par la critique suédoise. Il a remporté le prix August en 2019, ainsi que le prix du roman de la radio suédoise et le prix de littérature du Conseil nordique. Il a déjà été traduit en allemand et devrait être publié dans une douzaine de pays. 

NB : Le titre de ce roman n’a, que je sache, pas de liens avec l’autobiographie de Georges Perec, W ou le Souvenir d'enfance, si ce n’est la thématique de la guerre. 

📌W. ou la guerre. Steve Sem-Sandberg. Robert Laffont, 456p. (2022)


Animal du cœur. Herta Müller

Animal du cœur. Herta Müller


Herta Müller, récipiendaire du prix Nobel de littérature en 2009, est une romancière germanophone d’origine roumaine. Six de ses œuvres ont été traduites en français à ce jour dont Animal du cœur. Ce roman singulier s’inspire en partie de la vie de l’autrice et de ses proches. Le livre est paru dans sa langue d'origine en 1994 chez Rowohlt Verlag, soit 7 ans après l’émigration d’Herta Müller en République fédérale d'Allemagne. Ces précisions ont leur intérêt car le style d’écriture est lapidaire et le lecteur doit se référer à ce que qu’il sait de l’autrice pour s’y retrouver. A titre d’exemple, le nom Nicolae Ceaușescu, n’apparait pas avant le milieu du roman. Avant cela, il n’est question que du dictateur. De même, la ville où se situe l’intrigue n’est jamais nommée et le mot Roumanie n’apparait que tardivement. 

Animal du cœur (Herztier en version originale) raconte l’histoire de quatre étudiants issus de la minorité allemande de Roumanie. Ses jeunes Souabes du Banat se sont rencontrés à l’Université de Timisoara. Or, nous sommes dans les années 1980, sous le règne du Conducător. Suite à la mort suspecte d’une étudiante en Russe et son exclusion posthume du parti communiste, nos jeunes gens deviennent la cible de la Securitate, la police secrète roumaine. L’étau se resserre au point que la narratrice et ses amis envisagent bientôt de quitter le pays. 

Animal du cœur est un roman à la fois très poétique et très dépouillé. Le récit est métaphorique mais composé de phrases brèves et très ciselées. La narratrice use tantôt de la première personne du singulier (pour le présent) tantôt de la troisième (pour les souvenirs d’enfance).  Personnellement, j’ai eu souvent l’impression d’avancer dans le brouillard. La sensation est extrêmement oppressante. En ce sens, l’autrice rend l’atmosphère de l’époque à la perfection. Il n’y a pratiquement pas de dialogues directs (ils sont rapportés par un tiers) ni de descriptions (les personnages et les paysages restent floues). Pour tout dire, la lecture de ce roman m’a semblée comparable à une promenade dans une rue froide et grise de l’ex-bloc de l’Est. Je salue néanmoins le propos (intéressant) et le style d’écriture (original). 

📚 Un autre avis sur ce livre : La Petite Liste

Extrait : 

« Se taire, c’est déplaire, dit Edgar ; et parler, c’est se ridiculiser.

Nous avions passé trop de temps sur les photos posées par terre. À force d’être assise, j’avais les jambes tout engourdies. Les mots de notre bouche écrasent autant de choses que nos pieds dans l’herbe. Et que le silence. Edgar se tut. Même aujourd’hui, je n’arrive pas à imaginer une tombe, mais juste une ceinture, une fenêtre, une noix, une corde. Pour moi, chaque mort est comme un sac. 

Si quelqu’un entend ça, fit Edgar, il va te prendre pour une folle.

Et quand j’y songe, j’ai l’impression que chaque mort laisse en héritage un sac de mots. Ce qui me vient toujours à l’idée, c’est le coiffeur et les ciseaux à ongles, car les morts n’en ont plus  besoin. Et ils ne perdent plus de boutons. »

📌 Animal du cœur. Herta Müller. Folio, 288 p. (2013)


Le jour où mon père n'a plus eu le dernier mot. Marc Meganck

Le jour où mon père n'a plus eu le dernier mot


📝Bien que Marc Meganck soit l’auteur d’une longue et éclectique bibliographie (romans, nouvelles, polars, essais et récits), je dois confesser que je ne le connaissais pas du tout. Un petit tour sur son site Internet m’a permis de combler cette lacune et de constater que Le jour où mon père n'a plus eu le dernier mot est un roman très personnel. William Braecke, le narrateur, est sans aucun doute l’alter-ego de Marc Meganck. Jusqu’à quel point la fiction rejoint-elle la réalité ? Un début de réponse nous est fourni par Tito Dupret dans une recension du livre sur le blog Le Carnet et les Instants. L’écrivain belge lui aurait confirmé, lors d’une interview téléphonique, que la première partie du roman était bien inspirée de ses souvenirs d’enfance. La ressemblance ne s’arrête pas là puisque le héros est écrivain et historien de formation… comme l’auteur. On espère, en revanche, que Marc Meganck n’est pas aussi torturé que son personnage. William Braecke connait à la fois les tourments du cœur et du corps. Ignoré par sa mère, rejeté par son père, insulté par son frère aîné puis abandonné par sa jeune amoureuse, notre quadragénaire est atteint d’un mal mystérieux qui lui vrille les os et les entrailles. Pour soigner tout ça, William abuse des médicaments et de l’alcool… sans obtenir le résultat escompté. Et puis un jour, il est pris d’une lubie. Il propose à son géniteur de l’accompagné dans un périple sur les traces du Pêcheur d’Islande de Pierre Loti. Le voyage n’est bien-sûr qu’un prétexte. 

Le roman de Marc Meganck est sans concession et la plupart des personnages sont franchement antipathiques. Le père est un nostalgique du IIIème Reich, la mère est une intégriste religieuse et le frère est juste un abruti. Le narrateur n’est pas tendre non plus avec lui-même, se décrivant plus ou moins comme un raté. Seule, Anaïs, la grande absente, échappe à cette désespérante galerie de portraits. Bref, on est loin ici du roman léger et bourré de situations rocambolesques qui mettront le lecteur de bonne humeur ! Le voyage entrepris par les Braecke père et fils sort effectivement des sentiers battus mais c’est loin d’être une promenade agréable. William espère obtenir des réponses que Kasper refuse obstinément de lui donner. Le fossé qui sépare les deux hommes depuis plus de 4 décennies peut-il objectivement être comblé ?  Pour le narrateur, l’aventure en Atlantique Nord est un peu l’opération de sauvetage de la dernière chance. 

💪A l’instar du roman Le sang des bêtes de Thomas Gunzig, cette lecture s’inscrit dans le cadre de la campagne Lisez-vous le Belge 2022. 

📌Le jour où mon père n'a plus eu le dernier mot. Marc Meganck. Editions F deville, 300 p. (2022)


 

Le sang des bêtes. Thomas Gunzig

Le sang des bêtes. Thomas Gunzig


Le roman commence par une citation en exergue du groupe Radiohead. « I’m a weirdo » dit la chanson. Or, ne sommes-nous pas tous un peu étrange aux yeux d’autrui ? La bizarrerie c’est aussi le non-conformisme, la fantaisie… et Thomas Gunzig n’en est pas avare dans Le sang des bêtes !  

Tom fait plutôt figure d’anti-héros en pleine crise de la cinquantaine. Membre assidu des salles de musculation, notre homme est gérant d’un magasin de compléments alimentaires pour bodybuilders. Ce métier, qui fut longtemps son principal centre d’intérêt, ne lui plaît plus. En fait, Tom a perdu le goût de toutes choses et cherche un nouveau sens à donner à sa vie. Son épouse, Mathilde, lui est devenue indifférente. A quel moment son couple a-t-il basculé dans l’apathie ? Une séparation demanderait trop d’énergie alors Tom s’enlise dans un paisible mais frustrant statuquo amoureux. Les relations avec son fils, Jérémie, ne sont pas plus chaleureuses. Les deux hommes semblent aux antipodes. Jérémie déteste le sport en dépit (ou à cause) des incitations de son père à en pratiquer un. En fait, Tom ne comprend aucun des choix de vie de son rejeton, qu’il s’agisse de sa carrière ou de sa petite-amie.  Pourquoi s’accroche-t-il à cette woke hystérique, la splendide Jade, qui l’a mis à la porte après l’avoir trompé ? Enfin, Tom ne supporte plus son vieux père, Maurice, rescapé de la Shoah qui, selon lui, radote toujours les mêmes histoires. Il faut dire que notre homme ne s’est jamais senti à l’aise avec son identité juive… d’où la volonté de transformer son corps grâce au culturisme. La coupe est pleine, lorsqu’au lendemain de son 50ème anniversaire, Tom se voit contraint de cohabiter avec tout ce petit monde ! Mais sa vie bascule réellement lorsque notre héros assiste à des scènes de violence récurrentes, juste derrière la vitrine de son magasin et décide de porter secours à une femme visiblement maltraitée par son compagnon.  Celle-ci prétend après coup que son tortionnaire est son propriétaire et qu’elle porte un nom de matricule : N7A. 

Où l’auteur veut-il en venir exactement ? Le titre de son livre est un premier indice. Le sang des bêtes est un roman surréaliste qui questionne l’identité et interroge la place de l’homme dans le vivant. A un moment donné, j’ai vaguement pensé à Truismes de Marie Darrieussecq. Sauf qu’ici, il ne sera pas question de truie mais de vache ! Il sera aussi beaucoup question de muscles (qui donnent leurs titres aux différents chapitres). Néanmoins, pour comprendre de quoi il retourne exactement, il vous faudra lire le roman. En dépit des thèmes abordés (la maladie, la dépression, la vieillesse, le couple, la famille, le spécisme, le véganisme, le sexisme, le racisme… et plein d’autres mots pesants en -isme), le livre de Thomas Gunzig est tout à fait digeste voire même assez drôle. 

💪Cette lecture s’inscrit dans le cadre de la campagne Lisez-vous le Belge 2022 dont le but est de promouvoir l’édition et les lettres de Belgique francophone. On trouvera des suggestions de lecture sur le blog Le Carnet et les Instants et sur le site Internet de LibrairieWallonie-Bruxelles à Paris

Extrait :

 « Sur la face avant, des lettres dorées formaient le mot : "MyPersonalHeritage". Sans comprendre, Tom regarda Mathilde qui lui souriait.

— C’est un test ADN ! lui dit-elle avec excitation.

Et comme Tom eut l’air de ne pas comprendre, elle ajouta :

— C’est un kit de prélèvement ADN. Tu envoies un peu de salive dans un labo et tu vas recevoir un dossier avec toutes tes origines.

— Mes origines ? Genre mes parents ?

— Non ! Ça va plus loin que ça ! Une copine a essayé et elle a découvert qu’elle avait des ancêtres germaniques alors que toute sa famille vient de Provence, c’est fou hein !

Tom comprit que le moment était venu d’être enthousiaste.

— Ah mais c’est génial ! Quelle super idée de cadeau ! »


📌Le sang des bêtes. Thomas Gunzig. Au diable Vauvert, 223 p (2022)


Le champ. Robert Seethaler

Robert Seethaler


Ce champ, qui a donné son titre au roman de Robert Seethaler, est en réalité un cimetière. Celui de la ville fictive de Paulstadt, dont on suppose qu’elle se trouve en Autriche, pays natal de l’auteur. Un vieil homme déambule dans la partie la plus ancienne de la nécropole. Elle occupe une friche, une terre inculte qu’un agriculteur à revendu à la ville. « Elle ne valait rien pour les bêtes, elle ferait bien l’affaire pour les morts » dit-on. Notre homme croit entendre les voix des défunts, une cacophonie qui semblent monter crescendo au fil des pages. Que disent-ils ? Le discours se fait tantôt fragments de souvenirs fugaces, tantôt récits biographiques. En revanche, il est interdit de parler de la mort, nous explique l’un d’entre eux. Certains parlent d’amour, d’autres confessent leurs erreurs ou s’abîment dans la rancœur. Ce chant dissonant, qui s’élève de la nécropole, est donc comme l’écho des vies passées et le reflet de la société de Paulstadt. Parmi la trentaine de défunts qui s’expriment tour à tour, il y a Hanna Heim (enseignante), le père Hoberg (prêtre), Navid Al-Bakri (épicier), Heiner Joseph Landmann (maire), Hannes Dixon (journaliste), Karl Jonas (agriculteur), Annelie Lorbeer (doyenne décédée à 105 ans), Robert et Martha Avenieu (commerçants) etc. Certains se sont bien connus ou juste croisés, d’autres ont vécus à des périodes différentes. Les bornes chronologiques semblent volontairement floues dans ce roman. La guerre est évoquée à plusieurs reprises mais on ignore de laquelle il s’agit. Un personnage semble avoir vécu au 19ème siècle, tandis que d’autres parlent des années 50 comme d’une période révolue depuis longtemps. Les morts auraient-ils des trous de mémoire ? L’ouvrage aurait pu se présenter sous la forme d’un recueil de nouvelles si une partie des personnages ne se répondaient. Les défunts ne sont pas tous d’accord, ils se contredisent… comme dans la vie !

Le champ est un roman choral qui fait parler les morts mais dont le sujet principal est la grande comédie de la vie ! L’auteur ne nous donne pas toutes les clés pour interpréter ce chœur de fantômes, laissant une place non négligeable à l’interprétation. Ainsi, chaque lecteur devrait trouver dans ce texte des histoires ou des images qui lui parlent intimement. Robert Seethaler est l’auteur de deux autres romans, Le tabac Tresniek (Folio, 2016) et Une vie entière (Folio, 2017), ainsi que d’un essai, Le dernier mouvement (Sabine Wespieser, 2022), qui est consacré au musicien Gustav Mahler. 

💪Cette lecture s’inscrit dans le cadre des "Feuilles allemandes" à découvrir sur les blogs Et si on bouquinait et Livr’escapades. Concernant Le champ de Robert Seethaler, on peut aussi consulter les avis de Book’ing et Le bouquineur sur leurs blogs respectifs.

Extrait :

« Presque chaque jour il s’asseyait sous le bouleau et laissait son esprit vagabonder. Il songeait aux morts. Il avait connu personnellement beaucoup de ceux qui reposaient là ou les avait croisés au moins une fois dans sa vie. La plupart étaient des citoyens lambda de Paulstadt : artisans, commerçants, employés des magasins de la Marktstrasse ou des petites rues adjacentes. Il essayait de se remémorer leurs traits et se composait des images d’eux à partir de ses souvenirs. Il savait que ces images ne correspondaient pas à la réalité, qu’elles n’avaient peut-être aucune ressemblance avec les personnes qu’ils avaient été de leur vivant. Mais ça lui était égal. Ces visages qui surgissaient et s’éclipsaient dans sa tête lui plaisaient et, parfois, il riait sous cape, le buste penché, les mains croisées sur le ventre, le menton incliné sur la poitrine. Si quelque employé communal ou promeneur égaré l’avait observé de loin dans ces moments-là, il aurait peut-être cru que l’homme priait. La vérité, c’est qu’il était convaincu d’entendre parler les morts. Il ne comprenait pas ce qu’ils disaient, pourtant il percevait leurs voix avec la même acuité que le gazouillis des oiseaux et le bourdonnement des insectes autour de lui. Quelquefois il se figurait même distinguer des mots ou des bribes de phrases dans cet essaim de voix, mais il avait beau écouter, il ne parvenait jamais à assembler ces fragments en un discours sensé. »

 

📌Le champ. Robert Seethaler. Folio, 256 p. (2022)


Stöld. Ann-Helén Laestadius

Stöld. Ann-Helén Laestadius


Je suis vraiment surprise que le roman d’Ann-Helén Laestadius n’ait pas suscité plus d’intérêt en France à ce jour. Stöld, paru chez Robert Laffont pour la rentrée littéraire 2022 a fait peu d’échos dans les médias au cours de ces trois derniers mois et aucune recension n’est encore parue sur Babelio ! J’ai finalement dégoté une chronique d’Anne-Françoise Hivert dans Le Monde des Livres où on apprend que "Stöld" signifie "vol", au sens de "cambriolage" en Suédois. 

L’intrigue se déroule sur une dizaine d’années (entre 2008 et 2019) et nous conduit au nord de la Suède, au cœur de la communauté Sámie. Il faut signaler ici que les termes de "Laponie" ou de "Lapons" sont jugés péjoratifs par ce peuple autochtone. Pour désigner cette région, on utilise plus volontiers le mot "Sápmi" en langue vernaculaire. L’héroïne, Elsa, n’a que 9 ans au début du roman. Née dans une famille d’éleveurs de Rennes, elle est alors témoin d’une scène extrêmement traumatisante. Cet évènement est emblématique des conflits qui opposent les éleveurs sámis aux villageois suédois. La police prétend qu’elle n’a ni les moyens ni le temps d’intervenir pour des délits qu’elle juge mineur. La tension monte crescendo entre les deux communautés, tandis que les actes de discriminatoires et xénophobes se succèdent. Néanmoins, le roman d’Ann-Helén Laestadius va au-delà de ce schéma, puisqu’elle évoque en parallèle le poids des traditions au sein du peuple autochtone et le malaise de sa jeunesse. Il est également question en filigrane des problèmes engendrés par la sédentarisation et l’acculturation forcées des Sámis dont l’écrasante majorité a abandonné la renniculture pour vivre en ville.  

Ann-Helén Laestadius explique dans ses remerciements qu’elle s’est inspirée de faits réels, notamment en ce qui concerne la centaine de plaintes déposées par une communauté d’éleveurs de rennes et systématiquement classées sans suite par la police. Il faut dire que la romancière est née kiruna, à 200 km du cercle polaire. Sa famille est d’origine samie et tornédalienne. Elle connait donc très bien la culture de ce peuple autochtone. Stöld est d’ailleurs composé de 86 chapitres dont les noms sont restés en version originale. Par exemple le nombre 60 se dit "guhttalogi" (De guhtta « six » et de logi « dix») en Same du Nord. Si on poursuit le comptage, on écrira guhttalogiokta(61), guhttalogiguokte(62), guhttalogigolbma(63) etc. A la fin du livre, un glossaire permet de trouver la signification du vocabulaire qui émaillent le texte (boazu pour renne, dálvi pour hiver…). Il faut savoir qu’il n’y a pas une langue unique mais plusieurs langues sames, soit 9 aires linguistiques pour 35 000 locuteurs environs, répartis entre la Norvège, la Suède, la Finlande et la Russie. 

Ann-Helén Laestadius signe un livre passionnant que l’on pourrait qualifier de roman social mais aussi de thriller tant la tension dans le récit est forte. En Suède, Stöld a reçu le prix du Livre de l’année 2021. Par ailleurs, si on en croit les rumeurs qui courent sur Internet, le roman devrait être adapté en long-métrage pour Netflix. Le tournage, dirigé par Elle Màrjà Eira, devrait débuter au printemps 2023.

📝NB : L’histoire des Samis ne m’était pas totalement étrangère puisqu’elle était déjà abordée dans Un pays de neige et de cendres de Petra Rautiainen, un roman que j’ai lu récemment. L’intrigue se déroule également en Scandinavie du nord mais coté finlandais.


Extrait :

« C’était lui. Elle ne prononçait jamais son nom. Il tenait, entre ses lèvres pincées, un petit triangle duveteux. À la main, un couteau ensanglanté. Elsa serra ses bâtons de toutes ses forces. Si fort que ses articulations gelées lui faisaient mal. Il recracha le morceau d’oreille et le fourra dans la poche de son pantalon jaune crasseux. De ceux que portent les ouvriers routiers. Les larges bandes réfléchissantes scintillèrent quand il passa devant les phares de la motoneige. Le faon mort gisait près de la barrière, à l’extérieur de l’enclos. Il se pencha vers l’animal. Pour l’emporter ? Son renne à elle. Une petite femelle. Était-ce bien elle ? Oui, Elsa reconnaissait la tache blanche au niveau du front. Nástegallu. Sa gorge laissa échapper un son. Il l’entendit. Scruta de son regard expert entre les arbres jusqu’à la trouver. Peut-être ne la reconnaissait-il pas avec ses cheveux argent. Ses lèvres formèrent un juron. Il s’avança à pas lourds vers elle. Sa langue pressait son tabac sous sa lèvre supérieure, contre sa gencive. C’est alors qu’il esquissa un sourire mesquin. Il pointa l’index vers elle, le posa sur ses lèvres fines pour lui ordonner de garder le silence, puis le fit glisser sur son cou. Tu es morte. Voilà ce que cela signifiait, elle le savait. »

 

📚D'autres avis que le miens : Livr'escapadesAifelle, Ingannmic et Sandrine

📌Stöld. Ann-Helén Laestadius. Robert Laffont, 450 pages (2022)


Des meurtres qui font du bien. Karsten Dusse

Des meurtres qui font du bien. Karsten Dusse


Selon les points de vue, le titre de ce roman peut sembler intrigant, marrant ou carrément bizarre. J’imagine que certains entre nous, sans être forcément des psychopathes, ont déjà souhaité la disparition soudaine d’une personne particulièrement exécrable. Souhaiter son décès ou l’égorger de ses propres mains, c’est un niveau au-dessus. Cela implique une certaine violence, n’est-ce pas ? Avoir la mort d’un individu (même antipathique) sur la conscience, cela ne doit pas être particulièrement plaisant. Et pourtant, le héros de ce polar semble penser le contraire ! 

Björn Diemel travaille dans un cabinet d’avocats dont le nom, DED, m’a paru phonétiquement évocateur (il s’avère finalement qu’il ne fait référence au mot "dead" en anglais mais au nom des associés Dresen, Erkel et Dannwitz). Dire que son mandataire principal, Dragan Sergowicz, est un peu louche est un gros euphémisme. En fait, c’est un mafieux de la pire espèce doté d’un niveau de tolérance assez bas et d’aucun sentiment de culpabilité. Il paie bien mais il respecte aussi peu les horaires de bureaux que les lois en vigueur. Katarina, la femme du narrateur, l’exècre pour toutes les raisons qu’on peut imaginer. Il s’ensuit de nombreuses disputes au sein du couple, créant un climat délétère auquel s’ajoute la nécessité de trouver une école maternelle pour leur fille de 2 ans et demi. Aussi, pour calmer le jeu et sauver son mariage, Björn accepte de s’inscrire à des séances de développement personnel. Son coach, Joschka Breitner tente de lui inculquer les grands principes de la "pleine conscience". Plutôt retissant au départ, notre héros trouve finalement un débouché inattendu à ses exercices de respiration. En effet, lorsque Dragan est accusé de meurtres et menace de gâcher le week-end de son avocat, Björn décide d’appliquer les méthodes zen de son maître à penser. Le problème se résout alors de lui-même : un crime par omission…

Le roman de Karsten Dusse est un bijou d’humour décalé qui embobine le lecteur. En effet, si le ton est humoristique, c’est bien d’un thriller qu’il s’agit ici et vous y trouverez aussi du sang, de la sueur, et des larmes. Chacun des 37 chapitres commence par une sorte de mantra attribué à Joschka Breitner. Björn Diemel, son disciple, les détourne au profit de son activité professionnelle et bientôt criminelle. L’intrigue n’est pas sans rappeler Mafia Blues (aka Analyze This ou Analyse-moi ça), le film d’Harold Ramis avec Robert De Niro et Billy Crystal. On pense un peu aussi aux aventures de C.F. Wong, "le maître de fengshui ", dans les romans policiers de Nury Vittachi. Bref, Des meurtres qui font du bien, pourrait presque être qualifié de lecture "feel good" s’il n’y avait un bémol relativement agaçant. L’auteur cite à tout bout de champ une chaîne de fast-food bien connue, au point où je me suis demandée si son livre était sponsorisé par l’enseigne en question.  

Des meurtres qui font du bien inaugure une collection de romans policiers intitulée Les Meurtres Zen. Ce premier volet a connu un grand succès outre-Rhin et devrait donner naissance à une adaptation sur Netflix. En France, le second tome de la série, Des Meurtres pour lâcher prise, devrait paraître début 2023. Je suis vraiment curieuse de connaître la suite des aventures de notre avocat pénaliste.

💪Cette lecture s’inscrit dans le cadre du mois dédié aux auteurs allemands à suivre sur les Blogs Et si on bouquinait et Livr’escapades.

📌Des meurtres qui font du bien. Karsten Dusse. Le Cherche Midi, 400 p. (2022)


Femmes d’été, femmes d’hiver. Chris Kraus

Femmes d’été, femmes d’hiver. Chris Kraus


Femmes d’été, femmes d’hiver (Sommerfrauen, Winterfrauen en version originale) est d’abord paru chez Belfond sous le titre Baiser ou faire des films. Il s’agit d’un roman d’initiation tragi-comique dont le héros est Jonas Rozen, jeune étudiant en cinéma. Sa fille Puma Rozen publie le contenu de trois carnets, écrits à l’automne 1996 et révélant les circonstances de sa conception.  Son père, fragilisé par un traumatisme crânien, séjourne alors à New-York. Il est censé y tourner un film "érotico-porno-expérimental", sujet qui ne s’inspire guère, et préparer l’arrivée de cinq autres étudiants berlinois sans le sou. C’est dans ces circonstances que Jonas Rozen fait la connaissance de Nele Zapp, stagiaire déjanté de l'institut Goethe tandis que Mah, sa petite amie jalouse et mythomane, a dû rester en Allemagne. A New-York, le jeune homme est logé chez Jeremiah, ami et collègue de son encadrant, qui habite un taudis dans l’un des quartiers les plus mal famés de la ville. Il est d’ailleurs victime d’une agression dès son arrivée. Et comme tout cela n’était pas suffisant, sa tante Paula (en réalité l’ex-nourrice juive de son père) insiste pour le voir. La vieille dame, une artiste-peintre qui a obtenu la nationalité américaine après la seconde guerre mondiale, détient les copies du minutes du procès contre le grand-père de Jonas, ancien officier nazi. Apparemment, elle aurait témoigné en sa faveur prétendant que le Sturmbannführer Rozen l’aurait sauvé du génocide en Lettonie. Une interview de Paula permettrait à Jonas de changer de sujet d’étude mais le réalisateur en herbe refuse de le remplacer par « un film à la con sur les nazis ». 

Le cinéaste et romancier allemand Chris Kraus s’est fait connaître en France grâce à la parution de son roman intitulé La fabrique des salauds. Je n’ai pas lu ce premier livre mais, si j’en crois les recensions que j’ai pu lire sur Internet, il est plus sérieux que Femmes d’été, femmes d’hiver. Ce roman désinvolte et humoristique nous plonge dans un univers original où se croisent une série de personnages hauts en couleurs issus de la diaspora allemande. L’auteur y parle de cinéma et de sexualité, comme le suggère l’ancien titre français, mais pas seulement. Le roman est aussi, à sa manière, un hommage à tous les artistes (cinéastes, écrivains, peintres…) et en particuliers aux représentants de la Beat Generation. Herbert Huncke, Allen Ginsberg, Jack Kerouac et William S. Burroughs hantent une bonne partie du roman. Le thème de l’holocauste occupe également une place importante dans le récit. Chris Kraus « recycle » une partie de ses recherches dans les archives du « procès Riga » qu’il avait consultées pour  La fabrique des salauds (Das kalte Blut en version originale). 

💪Cette lecture s’inscrit dans le cadre du mois dédié aux auteurs allemands à suivre sur les Blogs Et si on bouquinait et Livr’escapades.

📌Femmes d’été, femmes d’hiver. Chris Kraus. Editions 10/18, 408 p. (2022)


Biche. Mona Messine

Biche. Mona Messine


Biche est le premier roman de Mona Messine. Jusqu’à ce jour, je ne connaissais pas cette autrice bien qu’elle ait participé à de nombreux projets dont la création de la revue littéraire Débuts, marrainée par Chloé Delaume. Je n’avais jamais entendu parler non plus des Livres Agités. Ceci n’est pas si étonnant puisque la jeune maison d’édition occupe une niche dans le panorama littéraire, s’étant donnée pour mission de promouvoir les primo-romancières.  Il y a de quoi être intriguée, non ? Alors, dans quoi avant nous mis les pieds et qu’avons-nous entre les mains ? Le titre et l’illustration en verso de la jaquette nous fournissent évidemment quelques indices tandis que la lecture du résumé, en quatrième de couverture, annihile toutes traces de doute : nous allons assister à une partie de chasse… dont une biche est sans doute l’héroïne et/ou la victime. Rien de très réjouissant donc apriori mais il s’avère que Mona Messine est très talentueuse et que son récit réserve quelques surprises. Le roman se lit d’ailleurs comme un thriller puisque la tension monte crescendo jusqu’au drame programmée… ou en tout cas rendu inévitable par la bêtise des uns, l’irresponsabilité des autres et quelques éléments hasardeux que je vous laisse découvrir. Biche est un hymne à la nature et au monde animal. En lisant ce livre, j’ai parfois pensé au roman écologique de Luis Sepúlveda, Le Vieux qui lisait des romans d'amour et, dans une autre veine, au roman policier de Colin Niel, Entre fauves


Extrait :

« À l’opposé du massif, le chasseur ferma sa thermos de café à peine entamée, promise à son retour. Il la rangea à l’arrière du coffre de sa voiture sur laquelle s’appuyaient d’autres chasseurs, vêtus de vestes et treillis. Aucun n’avait de raison de penser que ce jour-ci serait différent. Ils cherchaient du gibier, et avec un peu de chance tueraient une belle pièce dont ils pourraient s’enorgueillir. C’était leur loisir, leur identité. Il n’y avait pas de sujet de morale ou de sensibilité. Il n’en était pas question ici. »

(…)

« Le groupe de chasseurs s’arrêta devant le poste forestier. Leurs visages illuminés de plaisir s’alignaient, rosés, étirés, devant la parcelle. Tous saluèrent le garde débarqué là par hasard, la personne « en charge ». Ils n’avaient pas d’affect pour ce jeune type dégingandé qui, selon eux, ne connaissait pas vraiment leur forêt. Le gamin, en âge d’être leur fils, leur souhaita la bienvenue puis énuméra les quotas de chasse. Naïveté ou tolérance, il ne faisait que rappeler les règles mais n’allait jamais plus loin dans l’inspection des besaces. Ni avant ni après. Les chiens, incapables de rester immobiles, paradaient autour de leurs maîtres, pressés d’entrer en scène. Le garde les dénombra, inquiet pour ses propres mollets. Ils glapissaient, le poil brillant, les yeux attentifs. Leurs maîtres voyaient en eux les symboles de leur identité de chasseur. »

 

📌Biche. Mona Messine. Livres Agités, 208 p. (2022)