Le syndrome du canal carpien. John Boyne

Le syndrome du canal carpien. John Boyne


Les membres de la famille Cleverley s’apprêtent à vivre une semaine vraiment pourrie. George, le père, la soixantaine bien préservée, est animateur vedette sur la BBC depuis plus de 30 ans. Sa popularité va prendre un coup dans l’aile suite à une remarque soi-disant maladroite sur les réseaux sociaux. Elisabeth, la propre fille du journaliste, n’est pas tout à fait innocente dans cette histoire mais je n’ai pas l’intention de tout vous révéler. Sachez seulement que des adeptes radicaux de la bien-pensance s’emparent du message incriminé, le déforme et le retweet à l’infini. George refuse de s’excuser, s’énerve puis commet boulettes sur boulettes. Beverley, son élégante épouse, publie des romans à l’eau de rose dont elle délègue l’écriture à des porte-plumes. Pour l’heure, son principal sujet de mécontentement réside plutôt dans le fait que son jeune amant ukrainien a décidé de s’envoler pour son pays natal, non sans lui laisser le soin de s’occuper de sa tortue centenaire. Maigre consolation ! Les trois enfants Cleverley vivent toujours à demeure bien que deux d’entre eux soient majeurs depuis longtemps. Nelson, l’aîné, a un sérieux problème de communication qui l’incite à se cacher derrière des déguisements ridicules et l’empêche d’avoir une vie sentimentale épanouissante. Elisabeth, sa sœur, n’a jamais exercé aucun métier en dépit de ses études dispendieuses dans des établissements prestigieux. Par ailleurs, elle a développé une addiction suicidaire aux réseaux sociaux. Le cadet, enfin, est selon l’avis de l’ensemble de la famille, un parfait crétin… Ils ignorent qu’Achille piste, via des applis de rencontre, de riches homosexuels matures et esseulés auxquels il soutire de fortes sommes d’argent. Ce tableau peu réjouissant des Cleverley laisse augurer une série de drames burlesques et je vous assure que le lecteur n’est pas déçu. 

Le syndrome du canal carpien est une satire sociale hilarante dont les cibles principales sont les Wokes et les adeptes des réseaux sociaux. J’ignore si John Boyne déteste vraiment le genre humain, mais je dois reconnaître que ses dialogues sont d’une férocité réjouissante. Le récit est émaillé de flasbacks préférant rappeler les dates liées au développement des réseaux sociaux plutôt que celles attachées à l’histoire politique ou scientifique.  Ainsi, comme chacun d’entre nous se souviens (s’il était né) ce qu’il faisait le 21 juillet 1969, le 9 novembre 1989 ou le 11 septembre 2001, le lecteur découvre où se trouvait la famille Cleverley en février 2004 (lorsque Mark Zuckerberg publiait le premier profil sur Facebook), en mars 2006 (quand Jack Dorsey créait Twitter), septembre 2011 (alors que Franck Reginald "Reggie" Brown lançait Snapchat) ou encore en septembre 2016 (lorsque Zhang Yiming développait TikTok). Evidemment le propos de John Boyne va au-delà de l’omniprésence du portable et des réseaux sociaux dans la vie quotidienne. Il dénonce la dictature des apparences et le renoncement à une certaine forme de culture. 

Extrait :

« La danse était un talent qui venait assez naturellement à Beverley. Même si elle n’aurait jamais pu devenir professionnelle, elle était assurément douée, et s’était maintenue longtemps dans cette émission qui, avec les années, était passée d’un divertissement léger à quelque chose qui captivait le public britannique comme à l’âge d’or de Opportunity Knocks3. Des célébrités de troisième classe aux abois annonçaient qu’ils voulaient y participer, des jeunes de moins de trente ans qui avaient été évincés de reality-shows affreusement sexuels déclaraient dans les interviews qu’ils rêvaient d’exécuter la valse viennoise devant des millions de téléspectateurs, et les rejetons abrutis et inemployables de superstars du football faisaient savoir qu’ils étaient ouverts à une offre de la BBC. Après tout, cela leur ferait gagner des centaines de milliers de nouveaux abonnés sur les réseaux sociaux. Devant les caméras, les concurrents affichaient un air de détachement plein de frivolité, mais en coulisses, on montrait plus de dents que dans une convention d’implantologues. »


📌Le syndrome du canal carpien. John Boyne. JC Lattès, 480 p. (2022)


Au nom des miens. Nina Wähä

 

Au nom des miens. Nina Wähä

Au nom des miens est peut-être le plus finlandais des romans suédois. L’autrice, est née à Stockholm mais sa mère est originaire de Finlande. Je pense que Nina Wähä s’est inspirée de son histoire familiale pour écrire cette passionnante fresque. Le dernier paragraphe du roman est rédigé à la première personne.  On sait, par ailleurs (grâce à Wikipédia), que la romancière a grandi au sein d’une famille nombreuse et qu’elle connait le finnois ainsi que le meänkieli, la langue parlée en Tornédalie, le lieu de l’intrigue.

Testamente (en version originale) est le 3ème roman de Nina Wähä. Publié en Suède en 2019, il a été couronné par le Sveriges Radios Romanpris en 2020. Lors d’une interview, l’autrice a confié qu’elle avait d’abord songé à écrire un recueil de nouvelles. Le récit se serait fort bien prêté à ce format puisque chaque personnage prend la parole et expose son point de vue. Annie est néanmoins la narratrice principale. Nous sommes dans les années 80. La jeune femme, âgée de 27 ans, est originaire de la vallée de Tornio, une région située près de la frontière suédoise, au nord-ouest de la Finlande. Enceinte de son petit-ami, pour lequel elle éprouve des sentiments assez tièdes, notre héroïne se rend dans sa maison natale pour les fêtes de Noël. Elle est l’aînée (vivante) d’une fratrie de 12 enfants. A cette occasion, elle assiste à un évènement particulier qui se solde par le divorce de ses parents, l’abandon de la ferme familiale puis la mort de son père dans un incendie.

Selon moi, tout l’intérêt de cet ouvrage teint dans la manière de traiter les personnages. Nina Wähä s’attarde davantage sur leur psychologie que sur la manière dont s’emboîtent les évènements. Elle décortique chaque sentiment et met en évidence les différentes affinités des protagonistes. Le postulat de départ s’appuie sur l’idée que toutes les familles sont dysfonctionnelles.  Or, dans ce milieu rural très modeste, le poids des préjugés et des rancœurs est lourd à porter. Comment échapper à la misère et au déterminisme social ? De quels traits de caractères, dons ou qualités faut-il être doté ? Quel est la part du hasard ou de la providence dans cette vaste comédie humaine ? Autant de questions qui sont abordées par la romancière. Le récit comprend aussi de nombreux flashbacks, évoquant la vie dans la campagne finlandaise (essentiellement en Tornédalie et en Carélie) depuis les années 20 et les bouleversements politiques qui ont chamboulé plusieurs fois les frontières avec la Russie. 

📌Au nom des miens. Nina Wähä. Editions 10/18, 572 p. (2022)


Au vent mauvais. Kaouther Adimi

Au vent mauvais. Kaouther Adim


Alors que l’Algérie commémore les 60 ans de l’indépendance, Kaouther Adimi publie un roman dont l’intrigue se déroule sur un long pan de l’histoire contemporaine du pays. Ce récit, que l’autrice dédie à ses grands-parents, évoque en filigrane la colonisation, la seconde guerre mondiale, la lutte pour l’indépendance et la guerre civile. Néanmoins la véritable vocation du roman est d’interroger le pouvoir du romancier sur le réel. Quelles sont les conséquences lorsqu’un écrivain s’empare de la vie de ses proches pour la livrer au public ? 

Leïla, Tarek et Saïd sont nés dans les années 20 dans le village d’El Zahra, à plusieurs heures de route d’Alger. Le père de Tarek meurt le jour de sa naissance et sa mère est muette. Heureusement, leur voisine Safia, sage-femme respectée de tous les villageois, veille sur eux avec bienveillance.  La mère de Saïd, elle, n’a pas de lait pour son fils si bien que c’est celle de Tarek qui le prend à son sein. Les deux garçons grandissent ensemble, rejoint parfois dans leurs jeux par la petite Leïla. Le temps de l’insouciance sera malheureusement de courte durée. Leila est marié de force à un quinquagénaire alors qu’elle est encore adolescente. Mais la jeune fille va se rebeller. Ainsi, peu de temps après la naissance de son premier enfant, et malgré les admonestations des villageois, elle décide de quitter son mari, se réfugiant chez Safia. Saïd, lui, part étudier en Tunisie tandis que Tarek, le berger, reste au village. Les deux jeunes hommes gardent néanmoins contact et se retrouvent pendant les vacances. Et puis, la seconde guerre mondiale éclate, Tarek est mobilisé en premier puis envoyé sur le front en Europe. De cette période, il ne voudra plus jamais parler. Le champ de bataille, le stalag où il passe de nombreux mois, la démobilisation et le manque de reconnaissance pour les armées coloniales… tout cela, il refuse de l’évoquer devant sa famille. Avant de partir à la guerre, le jeune berger s’était fait la promesse de demander Leila en mariage. Il ignore alors que Saïd avait la même intention. Tarek rentre le premier et demande la main de son amie d’enfance qui accepte de l’épouser. Voilà, les premiers jalons du drame à venir sont posés. On sait, grâce à la première scène du roman, que Saïd deviendra romancier, le premier grand écrivain de langue arabe…

Kaouther Adimi signe un beau roman, très sensible. La première partie s’attarde sur le parcours de Tarek, un homme bon mais cabossé par la vie. La seconde partie de l’histoire nous est rapportée par Leila et donc selon son point de vue. Saïd, lui, devient assez vite un personnage évanescent, si on exclut son pouvoir de nuisance sur les autres protagonistes. A-t-il songé aux répercussions que son roman pourrait avoir sur le destin de ses amis d’enfance ? Nous ne le saurons jamais, mais pouvait-il ignorer le mode de fonctionnement de son village natal et le pouvoir de nuisance des commérages ? Quelle est la responsabilité de l’auteur vis-à-vis de ses personnages ? Ses questions sont le véritable cœur du roman. Les lecteurs qui espéraient une fresque historique seront peut-être déçus car la plupart des évènements ne sont pas traités en profondeur. La romancière respecte en quelque sorte le vœu de ses personnages de ne pas raconter la guerre et les conflits. A quelques exceptions près, ils sont donc confinés en arrière-plan. Kaouther Adimi exhume néanmoins deux évènements de l’histoire sur lesquelles elle s’arrête plus longuement. Il s’agit de la mutinerie des soldats nord-africains à Versailles en octobre 1944 et le tournage de La bataille d’Alger, le film de Gillo Pontecorvo, sorti en 1966. Elle s’attarde également sur la vie des migrants algériens, forcés de quitter leur pays pour offrir un avenir meilleur à leurs familles restées au village. La pauvreté, la solitude, le rejet des Européens… autant de sujets qui sont abordés sans fard par la romancière algérienne. Pour le reste, le fond historique de ce roman est une sorte de patchwork dont le fil reliant les différentes pièces est celui qui déroule l’histoire de Leila et Tarek. 

📌Au vent mauvais. Kaouther Adimi. Seuil, 272 p. (2022)

Comment survivre dans un film d’horreur. Seth Grahame-Smith

Comment survivre dans un film d’horreur. Seth Grahame-Smith


Personnellement, même dans mes pires cauchemars, je n’ai jamais imaginé que je pouvais me transformer en personnage de film d’horreur. Mais admettons que je me réveille un matin dans cet état. Alors, j’aurais sans doute besoin du guide de survie de Seth Grahame-Smith. Evidemment, je ne corresponds pas exactement au public visé, à savoir les adolescents et les jeunes adultes qui ont la manie d’aller camper dans les bois ou de squatter les vieux manoirs abandonnés. Or, ces insouciants ignorent qu’ils sont les protagonistes d’un film d’horreur. L’auteur leur fourni donc plusieurs astuces pour naviguer dans cet univers (le "Terreurverse"). Dans le premier chapitre, par exemple, il répond à cette question essentielle : Comment savoir si je suis dans un film d’horreur ? Pour y répondre, il y a une check liste simple. Observez le décor. Tout a l’air granuleux ? c’est mal éclairé ? Et vos compagnons ? Correspondent-ils à l’archétype des personnages de films d’horreur (le petit gros sympa, la gothique, la jolie fille naïve, le geek …), etc. 


Comment survivre dans un film d’horreur. Seth Grahame-Smith. Pages 54 et 55

Une fois le diagnostic établi avec certitude, il s’agit de déterminer dans quel type de film d’horreur vous êtes et, par extension, à quelles créatures vous allez être confronté : Slashers (psychopathes en tous genres), morts-vivants (fantômes, zombies, vampires…), monstres (loups-garous, extra-terrestres…), êtres et objets maléfiques (démons, sorciers, poupée tueuses, véhicules maudits…). Une fois qu’on y voit un peu plus clair, il s’agit d’organiser la survie de son personnage, sachant qu’un gardien de cimetière, un vigile de musée ou un scientifique ont moins de chance de s’en sortir que les personnages lambda. Les chapitres suivants prodiguent une multitude de conseils bien utiles pour survivre. L’auteur proposent plusieurs fiches et boîtes à outils dont les parades s’inspirent des grands classiques du genre. Comment survivre aux grandes vacances, à une nuit de baby-sitting ou dans une maison hantée ? Pensez Aux dents de la mer, à Scream ou à Amityville, la maison du diable. Comment se débarrasser d’un zombie, d’une personne possédée, d’un extra-terrestre ou d’une poupée tueuse ? Songez à La nuit des morts-vivants, L’exorciste, Alien ou Chucky


Comment survivre dans un film d’horreur. Seth Grahame-Smith. Pages 74 et 75

Seth Grahame-Smith ne laisse absolument rien au hasard. Il rappelle que, dans les films d’horreur, aucun véhicule ne démarre jamais du premier coup. Il faut toujours attendre que votre poursuivant ait passé un bras à travers la vitre avant de pouvoir mettre les gaz. Autre règle immuable : une soudaine chute de température précède toujours l’arrivée d’un revenant. Méfiance donc si de la fumée sort de votre bouche (sauf si vous avez une cigarette dans la main).  Dernière recommandation : oubliez votre téléphone portable ! Soit il n’y a pas de connexion, soit il n’y a plus de batterie ou, pire encore, il est connecté avec le mal. Tout cela n’est pas très rassurant, j’en conviens, mais sachez qu’avec le guide de survie de Seth Grahame-Smith vous avez une chance infime de vous sortir de ce guêpier… surtout si vous êtes dans une suite et donc le héros de la série. Sinon, en cas d’extrême urgence (c’est-à-dire de mort imminente de votre personnage), l’auteur a prévu quelques "sièges éjectables". Il s’agit généralement de retourner le scénario à votre avantage, soit par une action inappropriée de votre personnage (entraînant un changement de genre cinématographique), soit un changement de décor (un scénariste dans un film à petit budget ne pourra pas vous suivre dans un décor dispendieux) soit une réplique de dialogue trop longue (les méchants dans les films d’horreur sont plutôt manichéens et peu enclins à la réflexion), etc. 


Comment survivre dans un film d’horreur. Seth Grahame-Smith. Pages 104 et 105

Vous l’aurez compris, Comment survivre dans un film d’horreur est la bible du cinéphile amateur de films d’horreur. Il ne s’agit ni d’un roman ni d’un essai, même si les références sont nombreuses. Le livre tient plutôt de la métafiction. Seth Grahame-Smith invite son lecteur à s’amuser avec lui des codes et des mécanismes du genre et signe un ouvrage plein d’humour. Je regrette juste que les films listés à la fin de l’ouvrage soient exclusivement anglo-saxons (l’auteur préférant les remakes américains de films asiatiques, par exemple) mais j’imagine que le champ d’investigation était trop vaste et qu’il fallait bien le limiter. Il n’a pas omis néanmoins de signaler que l’Asie est un territoire très dangereux pour les personnages de films d’horreur. Il faut savoir aussi que la première version de Comment survivre dans un film d’horreur est paru aux Etats-Unis en 2007. La présente édition a été actualisée mais il est évident que les films les plus récents n’ont pas été pris en compte. En dépit de ces petits bémols, je dois dire que je n’ai pas boudé mon plaisir. Certains passages sont franchement hilarants et j’ai eu plaisir à me remémorer tous ces films qui m’ont tant fait frissonner. 


Comment survivre dans un film d’horreur. Seth Grahame-Smith. Pages 146 et 147

Seth Grahame-Smith a plusieurs cordes à son arc. Il écrit et/ou produit des films et des séries télévisées mais, en France, il est surtout connu comme romancier. Il a publié notamment Orgueil et Préjugés et Zombies (Flammarion, 2009), Abraham Lincoln, chasseur de vampires (Eclipse, 2010) et Douce nuit, maudite nuit (J’ai Lu, 2014). Son dernier roman, The Last American Vampire (Grand Central Publishing, 2015) n’est pas encore paru en France. Il s’agit de la suite d’Abraham Lincoln, chasseur de vampires.

📌Comment survivre dans un film d’horreur. Seth Grahame-Smith. Ynnis éditions, 176 p. (2021)


L' Appel de Cthulhu. Gou Tanabe

L' Appel de Cthulhu. Gou Tanabe


Depuis 2014, Gou Tanabe s’est donné pour objectif d’adapter en bande dessinée l’œuvre de l’écrivain américain H.P. Lovecraft et en particuliers les textes composant le "Mythe de Cthulhu". Plusieurs mangas sont parus à ce jour, parmi lesquels Les Montagnes hallucinées, Le Cauchemar d'Innsmouth ou Dans l’abîme du temps. L'Appel de Cthulhu, que les spécialistes considèrent comme le texte fondateur, est une nouvelle publiée en 1928 dans le magazine Weird Tales

Le narrateur est Francis Wayland Thurston, jeune homme originaire de Boston. Un soir, après une course-poursuite échevelée, il échappe de justesse à deux inconnus pendus à ses trousses. En rentrant chez lui, conscient d’être en grand danger, il décide de consigner dans un rapport les connaissances dont il est dépositaire. Son récit débute avec les funérailles de son grand-oncle, le professeur George Gammell Angell, à Providence dans le Rhode-Island. Francis était son seul héritier et donc son exécuteur testamentaire. A ce titre, il prend connaissance des divers documents qui lui ont été transmis par le notaire de son oncle et fait une étonnante découverte. Le professeur conservait dans un coffre hermétiquement fermé, une tablette en argile représentant un monstre hybride pourvu des attributs d’une pieuvre, d’un dragon et d’un être anthropomorphe. Les notes qui accompagnent le bas-relief mettent Francis sur la piste d’un sculpteur nommé Henry Anthony Wilcox. Il est également question du compte-rendu d’enquête d’un inspecteur de la Nouvelle-Orléans sur un étrange culte. Francis décide de suivre tous ces indices. Ils le conduisent sur la piste de R’lyeh, une cité oubliée. 

L'Appel de Cthulhu. Gou Tanabe. Pages 24 et 25

📝J’ai retrouvé dans cet album l’ambiance et les mécanismes psychologiques des Montagnes hallucinées. Comme cette précédente adaptation, L'Appel de Cthulhu se présente sous la forme d’un manga, c’est-à-dire qu’il se lit de la droite vers la gauche. Le graphisme, en revanche, s’émancipe des codes japonais. Les illustrations, très riches de détails, sont en noir et blanc. Les représentations du Grand Ancien et de sa cité sont, je pense, volontairement floues afin de laisser une part de liberté à l’imagination du lecteur. 

Gou Tanabe a une nouvelle fois relevé avec brio le défi d’adapter l’univers d’H.P. Lovecraft en bande dessinée. Depuis la parution de L'Appel de Cthulhu en version française, les éditions Ki-oon ont publié Celui qui hantait les ténèbres (2021), Le Cauchemar d'Innsmouth (2 volumes parus entre 2021 et 2022) et Le molosse (2022). 

L'Appel de Cthulhu. Gou Tanabe. Pages 156 et 157

Le monde horrifique de Lovecraft a inspiré de nombreux dessinateurs parmi lesquels l’artiste suisse Gwabryel qui se définit lui-même comme un illustrateur lovecraftien. Il serait laborieux d’établir une liste exhaustive des auteurs s’étant emparés des thèmes chers à l’écrivain américain mais on peut mentionner plusieurs BD récentes :

  • Le cercle de Providence de Anne-Catherine Ott (illustration) et Sébastien Viozat (scénario) chez Jungle: une bande dessinée pour la jeunesse dont le tome 1 (L’appel) est paru en 2020 et le tome 2 (Le Roi en Jaune) en 2022
  • Les Mythes de Lovecraft: Ph'nglui mglw'nafh Cthulhu est un ouvrage collectif paru cet automne (2022) chez Ynnis et abordant l'univers lovecraftien par le prisme de la culture populaire (BD, cinéma, jeux-vidéo...) 
  • L'Antre de l'horreur de Richard Corben est paru en 2019 chez Panini Comics. L’ouvrage est malheureusement épuisé à ce jour mais on peut le trouver sur les sites des librairies en ligne. Selon le synopsis, ce recueil Ce recueil reprend les épisodes 1 à 3 de Haunt of Horror: Edgar Allan Poe  et les épisodes 1 à 3 de Haunt of Horror: Lovecraft. Les adaptations de Lovecraft qui étaient absentes de l'édition précédente de Panini Comics, publiée en 2007.  Richard Corben, considéré comme l’un des maîtres de l’horreur, a reçu le Grand Prix du Festival international de la bande dessinée d'Angoulême en 2018.
  • Les Mythes de Cthulhu d’Alberto Breccia ont été publiés chez Rackham en 2018. Il s’agit d’une réédition de la BD de 1974 en collaboration avec Norberto Buscaglia. 
  • Les Cauchemars de Lovecraft, L'Appel de Cthulhu et autres récits de terreur d’Horacio Lalia, paru chez Glénat en 2014, est un ouvrage graphique proposant une compilation de 18 récits d’H.P. Lovecraft.
  • L’auteur de bande dessinée britannique I. N. J. Culbard a adapté plusieurs œuvres de Lovecraft qui sont parues aux éditions Akileos : Les Montagnes hallucinées (2011), L'Affaire Charles Dexter Ward (2012) et Dans l'abîme du temps (2013, Akileos). Ces titres ont été réunis en un seul volume, avec La Quête onirique de Kadath l'inconnue, en 2016.
L'Appel de Cthulhu. Gou Tanabe. Pages 208 et 209


📌L'Appel de Cthulhu. Gou Tanabe. Ki-oon, 294 p. (2020)


Un monde flottant. Nicolas de Crécy

Un monde flottant. Nicolas de Crécy


Nicolas de Crécy est un explorateur au sens propre comme au figuré. Il a séjourné au Japon et traversé l’Europe jusqu’en Turquie. En tant qu’illustrateur et auteur de BD, il a aussi beaucoup expérimenté sur le fond comme sur la forme. Parmi ses œuvres, on peut mentionner par exemple l’album Prosopopus, une bande dessinée muette, ou Visa Transit, un récit de voyage graphique. Un monde flottant reste néanmoins un ovni dans l’œuvre du dessinateur.


Un monde flottant. Nicolas de Crécy

 

Entre le livre d’art et la bande dessinée, l’album se présente sous la forme du leporello, c’est-à-dire un livre accordéon proche de l'emaki (le rouleau enluminé japonais). S’inspirant des maîtres du genre, Nicolas de Crécy a réalisé une œuvre composée d’illustrations pleine-page et de poèmes courts, à la manière des fameux haïkus dont Bashō est l’un des meilleurs représentants avec les poètes Buson et Issa. Les dessins, eux, s’inspirent à la fois des peintres de l’ère d’Edo, comme Utagawa Kuniyoshi ou Kawanabé Kyōsai, mais aussi du mangaka Shigeru Mizuki, connu pour ses histoires de monstres et de fantômes. Dans son introduction, Nicolas de Crécy, précise qu’il a également été influencé par l’œuvre de l’écrivain et réalisateur, Hayao Miyazaki, auteur du film d'animation Le Voyage de Chihiro, emblématique du studio de production Ghibli. 


Un monde flottant. Nicolas de Crécy

Un monde flottant est, selon moi, un livre de collectionneur. Il devrait régaler les amateurs de culture japonaise et tous ceux qui ont un faible pour les arts horrifiques. Car, s’il est question de peinture et de poésie, le thème principal reste les yōkai, ces démons qui peuplent l’imaginaire de l’archipel nippon depuis la nuit des temps. On y croise notamment Inari, la déesse renarde, dont le sanctuaire principal de Fushimi Inari-taisha dans le district de Fushimi-ku à Kyoto. On peut encore mentionner Tanuki, un esprit de la forêt inspiré du chien viverrin, ou encore le Nekomata, un chat à queue fourchue. Ils hantent les espaces urbains comme la gare de Shimo-Kitazawa à Tokyo ou le centre-ville de Kyoto, les lieux de culte comme les temples, mais on les trouve aussi dans la nature, les parcs et jardins, et même la mer. Les esprits vivent dans un monde flottant, entre superstitions et réalité.


Un monde flottant. Nicolas de Crécy


📌Un monde flottant :  Yōkai et haïkus. Nicolas de Crécy, Editions Soleil, 62 p. (2016)


Le Commerce des Allongés. Alain Mabanckou

Le Commerce des Allongés. Alain Mabanckou


Le Commerce des Allongés d’Alain Mabanckou est l’un de mes coups de cœur de la rentrée. Cette fable moderne, où se côtoient le mode des vivants et celui des morts, nous conduit dans la ville de Pointe-Noire au Congo-Brazzaville. C’est l’histoire du jeune Liwa Ekimakingaï, décédé le jour de la fête de l’indépendance. Ses funérailles se déroulent sur plusieurs jours, comme il est de coutume dans ce pays. Sa grand-mère bien-aimée, Mâ Lembé, aidée de ses collègues du Grand Marché, veillent à ce qu’il reçoive tous les honneurs dus aux défunts. Mais avant de profiter sereinement de sa concession au "Frère-Lachaise", le jeune macchabée a encore quelque chose à régler ici-bas. Les autres locataires du cimetière tentent de l’un dissuader. Le lecteur voit ainsi défiler tour à tour l’Artiste, le DRH ou la Femme-Corbeau qui viennent lui raconter leurs histoires personnelles. A ce stade, nous ignorons toujours comment le jeune homme a trouvé la mort mais le récit de ses dernières heures se tisse en fil des pages. 

Je découvre l’écriture romanesque d’Alain Mabanckou grâce à cet ouvrage et je dois dire que c’est une très belle surprise. A travers le destin de son héros, c’est tout un pan de la culture congolaise qui nous est révélée : son rapport à la mort et ses superstitions, bien-sûr, mais aussi, par extension, les injustices sociales, puisque la lutte opposant les pauvres aux nantis perdure jusque dans l’autre monde. Le cimetière dit "Des riches", à contrario du Frère-Lachaise, n’accueille que les privilégiés et les "morts dignes". Alain Mabanckou évoque aussi la corruption des élites, les abus d’influence des religieux, les injustices en tout genre… Le ton est parfois grinçant mais il y a paradoxalement beaucoup d’humour dans ce roman, des situations rocambolesques et des dialogues surréels dont on se régale.

📌Le Commerce des Allongés. Alain Mabanckou. Seuil, 304 p. (2022)


Le feu du milieu. Touhfat Mouhtare

Le feu du milieu. Touhfat Mouhtare


Je dois dire que le roman de Touhfat Mouhtare m’a un peu déstabilisée. S’agit-il d’un récit initiatique ou onirique ?  D’un conte spirituel ou cosmogonique ? D’un pamphlet féministe ou LGBT ? A plusieurs reprises, je me suis demandée ou la romancière voulait nous conduire. Et puis, j’ai décidé de lâcher prise, de me laisser guider par son personnage principal. 

Gaillard est une jeune servante vivant dans la ville d’Itsandra dans l’archipel des Comores. Elle est à l’image de son peuple métissé et peu conscient de ses origines. Son père dit-on était un commerçant des Indes. Sa mère l’aurait séduit. Elle ne voulait pas que son enfant devienne une esclave, comme elle. Alors, elle a tenté de l’étouffer. C’est Tamu qui l’a sauvée et élevée comme sa propre fille. C’est Tamu encore qui lui parle de la déesse Abé et lui transmet ses croyances animistes. Mais Gaillard doit aussi suivre l’enseignement du Coran dispensé par Fundi Ahmad.  C’est le seul moyen de s’élever dans la hiérarchie des dominants lui dit Tamu. Gaillard est une élève clairvoyante mais ses réinterprétations du Coran ne plaisent pas toujours à son maître. Et puis un jour, elle fait la connaissance d’Halima, enfant choyée de la caste supérieure mais que son père veut marier de force. Entre Gaillard et Halima nait une amitié interdite qui va les conduire au-delà du réel. Commence alors la seconde partie du roman, un récit fantastique inspiré des « traces » de l’histoire du peuple comorien et de la vie de l’autrice. 

Touhfat Mouhtare est née aux Comores mais elle a grandi dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne avant de venir étudier en France. Les habitants des Comores dit-elle ne savent pas grand-chose de leurs origines. On sait que des migrants sont probablement venus d’Inde et de plusieurs pays d’Afrique, peut-être du Mozambique, peut-être de l’île de Lamu au large du Kenya ou de l’île de Pemba dans l’Archipel de Zanzibar. De quelles villes exactement ? Nul ne le sait. Les Comoriens sont issus d’un intense brassage ethnique qui ne leur permet pas de connaître leurs véritables racines ni de pratiquer un culte des ancêtres. L’amnésie collective de son peuple a incité la romancière à inventer ses propres légendes, puisant dans différentes cultures et cherchant des réponses à ses questionnements dans la mythologie, les religions et l’histoire collective du monde. Touhfat Mouhtare est une formidable conteuse qui entraîne son lecteur dans des territoire inexplorés… au risque peut-être de le perdre en route. Mais c’est peut-être ça, la clé du roman : accepter de s’égarer dans les méandres de son imaginaire. L’autrice africaine nous offre un roman très sensible et personnel. 

💪Cette lecture est ma première participation au Mois Africain, à suivre via le blog Sur la route de Jostein

📌Le feu du milieu. Touhfat Mouhtare. Le Bruit du Monde, 352 p. (2022)


Ada et Graff. Dany Héricourt

Ada et Graff. Dany Héricourt


Ada et Graff, c’est l’histoire d’un dernier amour, celui de deux êtres libres mais cabossés par la vie. Elle, Ada, est une septuagénaire d’origine galloise. Elle est née à Ashriver, un village minier installé au cœur des fameuses vallées noirs. Une série de drames l’ont incitée à s’exiler, à l’âge de 17 ans, sur l'île d'Anglesey chez sa tante. A trente ans, elle épouse un médecin français et part vivre à La Roque, un bourg situé au pied du Mont Mézenc dans le Massif Central. Elle devient mère sur le tard, d’une petite Becca. Lorsque le roman débute, Ada vit dans l’espoir de récupérer sa fille, embrigadée dans une secte religieuse depuis plusieurs années. Au village, elle passe un peu pour l’excentrique de service, une étrangère énigmatique mais une vieille dame gracieuse et polie : une vraie Anglaise, dit-on. Graff, lui, est un Circassien, un Tsigane, un Lovàris. Il est né dans un camp de concentration en Transnistrie. Il est devenu funambule par amour et a sillonné l’Europe de l’Est avec sa belle. Lorsque leur relation s’est terminée, il a exercé différents métiers avant de revenir à son premier amour : le cirque. Blessé à la jambe, suite à une chute idiote, il doit abandonner la troupe et rester sur place, à La Roque. Sa roulotte est installée sur le terrain des Deletang. C’est donc Ada, la propriétaire. Entre ces deux-là, naît une douce idylle. Le roman est entrecoupé de lettres qu’Ada, la taiseuse, écrit à son amant. Elle lui raconte sa vie, ses tristesses, sa fille perdue. Graff, quant à lui, distille quelques informations disparates sur son passé : sa grand-mère Chirikla qui l’a élevé, sa relation tragique avec Raluca, sa vie sur la route, etc. D’autres chapitres sont consacrés à Becca et à son fils Dom.  

Dany Héricourt, autrice franco-britannique, signe un roman sensible et délicat. En moins de 300 pages, elle aborde des sujets aussi divers que l’amour filiale, les vicissitudes de l’âge mur ou la sexualité des séniors. La romancière procède par petites touches discrètes et parfois sans même avoir l’air d’y toucher. Elle évoque par exemple les persécutions dont les Roms ont été les victimes et les catastrophes minières du Pays de Galle, dont celle d'Aberfan en octobre 1966. A travers le personnage de Becca, il est également question d’écologie, de résistance civile et de mouvements sectaires. Ada et Graff est le second roman de Dany Héricourt après La cuillère (Liana Levi, 2020). 


Extrait :

« Elle sait qu’elle rêve.

Elle rêve du funambule. Dans un décor blanc, étendue enneigée ou mer de glace, la figure s’éloigne sur un câble dont les points d’attache se perdent dans la blancheur. Le pied de cuir noir en appui, les bras en croix, les mains ouvertes, la course impertinente et orgueilleuse d’un christ joyeux ayant échappé à l’œil de son créateur. Quand ses côtes se soulèvent pour recevoir l’air qui rythme la traversée, la dormeuse, par mimétisme, inspire aussi. Stay asleep, elle songe. Ne te réveille pas, Ada. 

Le claquement d’une porte de camionnette perturbe son sommeil, puis le hennissement d’un cheval. Elle veut rêver encore, prolonger la traversée et saisir le visage qui toujours s’élude. Elle serre les paupières pour capter l’oscillation infime de son corps au moment où il pivote la tête. Son pied glisse, le bras chavire, le funambule plonge. Ada est réveillée avant qu’il ne s’écrase au sol.»

 

📌Ada et Graff. Dany Héricourt. Liana Levi, 288 p.  (2022)


Les corps solides. Joseph Incardona

Les corps solides. Joseph Incardona


Difficile de rester accroché à ses rêves, et parfois même à ses principes, lorsque le sort s’acharne, vous pousse toujours plus fort, plus loin vers la marge. Anna et son fils, en font l’amère expérience. Après un stupide accident de la route, Anna perd son gagne-pain, un camion-rôtissoire. Lorsque l’assurance refuse de la rembourser, elle n’est pas loin de perdre aussi son logement, un mobil-home amarré en lisière de plage. Mais cette mère célibataire, ancienne surfeuse, ex-sportive de haut-niveau, est une battante. Elle ne lâchera rien ! Léo, son fils de 13 ans, veut l’aider à sa façon. Il l’a inscrite secrètement à une émission de télé-réalité. Le but est de rester accroché à une voiture, un 4x4 toutes options, le plus longtemps possible. Il y aura 9 autres candidats tous plus désespérés et déterminés que les autres. Le gagnant remportera le véhicule d’une valeur de 50 000 euros. Anna est sélectionnée. Elle refuse. Son fils insiste car il n’a pas conscience des compromissions que ce jeu implique. Et puis le malheur frappe encore et Anna cède. 

Joseph Incardona dresse le portrait de deux êtres libres, égratignés par les réalités du système capitaliste et brièvement attirés par les sirènes de la société du spectacle. Personne n’est parfait. Anne et Léo commentent des erreurs, cèdent parfois à la facilité, comme chacun d’entre nous. En retour, le malheur s’acharne à un tel point que le lecteur s’agace un peu de leur naïveté. A l’image de son héroïne s’accrochant à un rêve de métal, l’auteur tient à son propos, le défend coûte que coûte, au risque d’effleurer le manichéisme. 

Je n’ai pas lu La soustraction des possibles (Finitude, 2020), le précédent roman de Joseph Incardona qui semble avoir remporté un succès d’estime. Les critiques lues dans la presse spécialisée sont très élogieuses. Pour ma part, je découvre avec grand plaisir cet écrivain qui est l’auteur d’une douzaine de romans et nouvelles récompensés par plusieurs prix littéraires. 


Extrait :

« Les phares de la camionnette éclairent la route en ligne droite. On pourrait les éteindre, on y verrait quand même, la lune jaune rend visibles les champs en jachère aussi loin que porte le regard. La nuit est américaine. La fenêtre côté conducteur est ouverte, il y a l’air doux d’un printemps en avance sur le calendrier.

De sa main libre, Anna tâtonne sur le siège passager et trouve son paquet de cigarettes. À la radio, une mélodie lente accompagne le voyage; et quand je dis que la nuit est américaine, c’est qu’on pourrait s’y croire avec le blues, la Marlboro et l’illusion des grands espaces.

La cigarette à la bouche, Anna cherche maintenant son briquet. Elle se laisse aller à un sourire de dépit après la nouvelle perte sèche d’une journée avec si peu de clients. Demain, elle réchauffera le surplus de ses poulets et fera semblant de les avoir rôtis sur la place du marché. C’est comme ça qu’on étouffe ses principes, sous la pression d’une situation qui vous étrangle.

Qu’on étouffe tout court »


📌Les corps solides. Joseph Incardona. Editions Finitude, 272 p. (2022)