Seconds. Bryan Lee O'Malley

Seconds. Bryan Lee O'Malley

Bryan Lee O'Malley est canadien et auteur de comics. Il s’est fait connaître en 2004 grâce à la série Scott Pilgrim. Vingt ans plus tard, alors que son personnage a inspiré 6 albums, un film, une série animée, et un jeu vidéo, tout en remportant de nombreux prix, son éditeur a décidé de publier une édition commémorative. Dans la foulée, son roman graphique intitulé Seconds a été réédité. Le titre est une sorte de clin d’œil évoquant la seconde vie artistique de l’auteur après la fin de la série qui l’a rendu célèbre. Cet album est en effet radicalement différent de l’œuvre précédente de Bryan Lee O'Malley.


Seconds. Bryan Lee O'Malley. P20-21


Katie, l’héroïne de cette histoire, est une jeune cheffe de cuisine renommée. Elle est à la tête d’un restaurant appelé "Seconds". Elle l’a fondé avec un groupe d’amis, 4 ans plus tôt, mais n’en est pas la propriétaire. Elle s’est donc associée avec un certain Arthur pour racheter un bâtiment en ruine, rue Lucknow. Les deux associés souhaitent le rénover pour ouvrir un nouvel établissement. Elle a également préparé son départ du Seconds en embauchant un jeune chef, Andrew, qu’elle a elle-même formé. Malheureusement son nouveau projet n’avance pas aussi vite qu’elle le souhaiterait. Il faut, par ailleurs, qu’elle rende l’appartement qu’elle occupe au-dessus de son « futur ancien » lieu de travail. Raymond, le gérant du Seconds s’impatiente car elle ne laisse pas Andrew s’imposer et intervient en permanence dans le service. Lorsque Hazel, la nouvelle serveuse, s’ébouillante, Katie se sent responsable. Elle était en train de flirter avec Andrew dans l’arrière cuisine. Comme si cela ne suffisait pas, le soir du drame, Max, son ex petit ami, était attablé dans la salle du restaurant. Katie, qui n’a toujours pas digéré leur rupture, a refusé de lui parler.


Seconds. Bryan Lee O'Malley. P34-35


Ce scénario relativement banal prend un tour fantastique lorsque Katie fait un rêve étrange où une sorte de lutin lui apparait. La nuit après l’accident d’Hazel, elle découvre une petite boîte dans le tiroir de sa commode. Celle-ci contient un sortilège dont les instructions sont très précises. Elle peut changer le cours des choses, grâce à un petit carnet où elle doit noter ses erreurs et ce qui doit être corrigé, puis avaler un champignon et s’endormir. Dès le lendemain matin, Katie constate que la magie fonctionne. Elle ignore cependant qu’elle vient de mettre le pied dans un dangereux engrenage.


Seconds. Bryan Lee O'Malley p45

Cet album de Bryan Lee O'Malley, publié 10 ans après Scott Pilgrim, est bien celui de la maturité. Exit les histoires de geeks, de groupes de rock et d’amours adolescentes… Devenu trentenaire au moment de la parution de Seconds, le dessinateur canadien s’interroge sur la volonté de réussite et l’obsession de la performance. J’ignore si on peut y voir une sorte de transfert psychanalytique. En revanche, le contexte de l’univers gastronomique sied bien au propos quand on sait la pression que subissent les grands chefs. Katie, le personnage principal n’est pas pour autant un requin dont les dents griffent le parquet. Elle est même sympathique et, en dépit de ses erreurs, le lecteur éprouve beaucoup d’empathie à son égard.


Seconds. Bryan Lee O'Malley. P54-55


On apprend dans les remerciement à la fin du livre, comment l’auteur s’est immergé dans le monde de la restauration et des arts culinaires. Il a lui-même testé les recettes de cuisine avec ses amis ! 

En ce qui concerne le dessin, on est à mi-chemin entre l’univers graphique des comics et celui des mangas. Il y a de belles trouvailles dans la mise en page et parfois dans la disposition du texte. J’ai aimé, par exemple, la case où les bulles et les phylactères sont remplacés par des cadres de tableaux accrochés au mur. Il y a également des codes couleurs bien pratiques pour indiquer les scènes alternatives (les "corrections" que Katie a appelées de ses vœux).

💪J’ai lu ce roman graphique dans le cadre de l’activité Lire les mondes du travail, organisée par Ingannmic.

📌Seconds. Bryan Lee O'Malley, traduit par Fanny Soubiran. Ballantines Books, 336 pages (2014) / Dargaud, 336 pages (2023)

Challenge Monde ouvrier & mondes du travail


Une ascension. Pauline Desnuelles

Une ascension. Pauline Desnuelles


 Une ascension est un roman polyphonique à quatre voix. La narratrice principale, Aurore, est une journaliste suisse. Elle vit seule avec sa fille adolescente depuis la disparition de son mari en haute montagne. Théo a été emporté par une avalanche lors d’une randonnée entre amis et son corps n’a jamais été retrouvé. Laure est la seconde à prendre la parole. Elle n’a que 15 ans à la mort de son père. Si un fantôme hante les personnages, ce n’est pas celui de Théo mais de Marguette Bouvier. Aurore est fascinée par cette championne de ski française et souhaite écrire sa biographie. Mais elle peine à se concentrer depuis le décès de son époux et n’entend pas le spectre murmurer à son oreille. 

Marguette Bouvier n’est pas seulement une héroïne de papier. Née en 1908 en Algérie, elle a été la première femme à descendre le Mont-Blanc à ski en 1929… par- 40 degrés ! Elle est morte centenaire à Madrid, après avoir vécu plusieurs vies. Patineuse, aviatrice puis journaliste, elle a rencontré Henri Matisse, Pablo Picasso, André Malraux et Albert Skirra.  

La quatrième protagoniste du roman s’appelle Eva. Cette bibliothécaire enthousiaste s’invite de temps en temps dans ce chœur féminin et féministe. Elle est célibataire et en pince terriblement pour Fabiano, l’amant éconduit d’Aurore. 

J’ai l’impression d’être passée complètement à côté de ce roman mais je l’ai terminé parce que je m’étais engagée à le lire auprès de ma complice du blog Livr’escapades. Il y a, je crois, trois raisons principales à mon manque d’intérêt pour cet ouvrage. 

Tout d’abord, je m’attendais à une biographie traditionnelle. Or, l’intrigue est moins focalisée sur la vie de Marguette Bouvier que sur le deuil blanc et l’émancipation de la narratrice principale.  Les passages qui sont dédiés à l’aventurière sont trop rares et manquent un peu d'âme. A l’exception de la fameuse ascension du Mont-Blanc, le récit reste très factuel. De ce point de vue, je suis restée sur ma faim. 

Je n’ai pas éprouvé beaucoup d'empathie pour Aurore ou pour sa fille Laure. Je les ai trouvées au contraire très agaçantes dans leur manière de s’encenser mutuellement... (vous pouvez aussi vous dire que je suis une personne aigrie qui a développé une sorte de jalousie inconsciente vis à vis de ces deux belles et intelligentes protagonistes). Par ailleurs, la métamorphose d’Aurore ne me paraît pas très cohérente par rapport aux reproches dont elle accable son défunt mari. Elle agit aussi égoïstement que lui en partant à l’assaut de la montagne et abandonnant sa fille comme Théo avait délaissé sa famille au profit de sa passion pour l’alpinisme. C’est pourtant ainsi qu’elle prétend s’émanciper. 

Enfin, je n’ai pas adhéré au style de Pauline Desnuelles que j’ai trouvé un peu sec et trop concis. 

Je retiendrais néanmoins l’excellente playlist de l’autrice franco-suisse, composée entre autres de chansons de Nick Cave et Jeff Buckley, ainsi que son amour de la montagne qui lui a inspiré de belles lignes à la fin du roman. 

📚Pour contrebalancer mon avis, je vous propose donc de lire des avis plus enthousiastes sur les blogs de L’apostrophée, T’as eu où les livres, Ma collection de livres et La nuit sera mots, sans oublier bien sûr le billet de Livr’escapades.

📌Une ascension. Pauline Desnuelles. Editions Slatkine, 186 pages (2023)


Rita Hayworth and Shawshank Redemption. Stephen King

Rita Hayworth and Shawshank Redemption. Stephen King


 J’ai choisi cet opus parce que je trouvais son titre à la fois drôle et intrigant. Mais je préfère vous prévenir tout de suite, bien qu’elle y joue involontairement un rôle crucial, il ne sera pas beaucoup question de Rita Hayworth dans cette novella… ni même de cinéma d’ailleurs. Et nous n’irons pas plus à Hollywood qu’en Californie car, dans cette histoire, l’actrice américaine n’est qu’une pin-up parmi d’autres. Son poster, accroché au mur d’une cellule du block 5 dans la prison de Shawshank, sera successivement remplacé par ceux de Betty Grable, Marilyn Monroe et Raquel Welch, apportant une véritable bouffée de liberté au locataire du lieu. Il s’agit d’un certain Andy Dufresne, condamné à de longues années de prison pour le meurtre de son épouse infidèle et de son amant. Mais c'est un autre personnage qui nous raconte son histoire.

Les Évadés de Frank Darabont (Rita Hayworth and Shawshank Redemption)

Le narrateur s’appelle Red. Au début de l’histoire, il est incarcéré à la prison de Shawshank dans le Maine. Cet Etat américain ne pratique pas la peine de mort. Notre condamné a donc pris 3 fois perpètes pour l’assassinat de son épouse et les passagers de sa voiture (une femme et son enfant). Sachant qu’il n’est pas prêt de sortir, Red se livre à quelques trafics de contrebande. Il peut procurer n’importe quel objet ou denrée à ses codétenus du moment qu’ils peuvent en payer le prix. Néanmoins le bonhomme se pique d’avoir un peu de morale, refusant de fournir des armes létales et des drogues dures. En 1948, soit quelques années après l’arrivée de Red, Andy Dufresne rejoint "la petite famille" de Shawshank. Comme beaucoup de condamnés, le jeune homme continue de clamer son innocence.  Bien-sûr personne ne le croit. Et lorsqu’Andy prétend avoir enfin des preuves de l’erreur judiciaire dont il est victime, le directeur de la prison le colle au mitard tandis que l’unique témoin potentiel est transféré dans une autre institution.

En jeune banquier prometteur, Andy Dufresne ignore la plupart des us et coutumes de la prison. Il va les apprendre de la pire des façons. Mais notre héros n’est pas du genre à abandonner la partie et trouve rapidement une parade pour obtenir quelques avantages et échapper à la violence carcérale. Il est chargé de la gestion de la bibliothèque et s’adonne à sa passion pour la géologie sans faire de vagues. Tout porte donc à croire qu’il est rentré dans le rang… et que ses posters lui suffisent pour s’évader du quotidien vécu derrière les barreaux. Et les années passent… 27, pour être exacte. Ce qui nous conduit au milieu des années 70.

Rita Hayworth and Shawshank Redemption (extrait du recueil Different Seasons)

Je me demande vraiment comment Stephen King arrive à être à la fois aussi génial et aussi prolifique. L’intrigue est habillement construite et les protagonistes suffisamment convaincants pour qu’on s’y attache. J’ai d’abord été surprise par l’oralité de la narration mais cela colle parfaitement au personnage de Red qui est un gars simple. Ce parti pris donne beaucoup de rythme au texte, par ailleurs très visuel. On pense à plusieurs films du genre comme Escape From Alcatraz (L’Évadé d’Alcatraz) de Don Siegel avec Clint Eastwood. Pour le contexte carcéral,  j’ai également pensé à une autre nouvelle de Stephen King, The Green Mile (La ligne verte), que je n’ai pas lu mais dont j’ai vu l’adaptation cinématographique. La prison d'État de Shawshank est un personnage à part entière et apparait dans plusieurs romans ultérieurs de Stephen King. Elle est par exemple mentionnée dans Needful Things (Bazaar), Bag of Bones (Sac d'os) ou The Fifth Quarter (Le Cinquième Quart). Plus j’avance dans ma découverte de Stephen King, plus je découvre de connexions entre ses différents livres. Il crée ainsi un univers bien à lui, mais beaucoup moins complexe que ceux de J. R. R. Tolkien ou d’H. P. Lovecraft. C’est très intelligent de sa part et plutôt stimulant pour ses lecteurs qui peuvent s’amuser à relever ces liens (lieux, personnages, etc). C’est le cas dans Holly, le roman que j’ai précédemment, dont l’héroïne apparait également dans The Outsider (L'Outsider) ou If It Bleeds (Si ça saigne).

Rita Hayworth and Shawshank Redemption est parue initialement dans le recueil Different Seasons (1982) qui compte 3 autres nouvelles. Trois textes sur les quatre ont été adaptées à l’écran.  Rita Hayworth and Shawshank Redemption est devenu Les évadés dans la version française (1994), The Body (Le corps) a été adapté sous le titre de Stand By Me (1986) tandis que Apt Pupil (1998) conservait le titre de la nouvelle éponyme (Un élève doué en Français). Les lecteurs habituels de Stephen King savent bien qu’il n’est pas seulement un maître de l’horreur, il est également l’auteur de fictions représentant un large panel de genres littéraires. La nouvelle intitulée The Breathing Method (La Méthode respiratoire) est la seule du recueil Different Seasons (Différentes saisons) qui puisse être classée dans la catégorie fantastique. 

💪J’ai lu cet ouvrage dans le cadre du challenge Lisez votre chouchou, organisé par Géraldine.  

📌Rita Hayworth and Shawshank Redemption. Stephen King. Hodder, 130 pages (2020) / Scribner, 128 pages (2020)

Lisez votre chouchou


Malart. Aro Sáinz de la Maza

Malart. Aro Sáinz de la Maza


 L’inspecteur Milo Malart est l'un des personnages récurrents d’une tétralogie dont les autres volets sont Le Bourreau de Gaudi, Les muselés et Docile. Comme bien souvent dans les séries policières, il n’est pas nécessaire d’avoir lu les romans précédents pour s’y retrouver. C’est d’autant plus vrai ici que l’auteur se focalise sur son héros. En effet, notre flic barcelonais a disparu et ses collègues du GEHME (groupe spécial d'homicides de la police de Catalogne) se creusent les méninges pour comprendre dans quel guêpier il a encore bien pu se fourrer. Malart est un être torturé, limite schizo, qui aime faire cavalier seul et dont les méthodes sont discutables. C’est aussi un fin limier dont l’intuition bien aiguisée ne le trompe jamais. 

L’intrigue se déroule sur 3 jours seulement. Le matin du premier jour, la sous-inspectrice Rebeca Mercader, (je n’y peux rien mais la mention de son grade me fait systématiquement penser au sous-commandant Marcos), binôme de Malart, est plutôt en pétard. Son partenaire ne s’est pas présenté au commissariat alors qu’ils devaient procéder ensemble à une arrestation importante. Malart n’est pas du genre ponctuel mais il y a des limites ! Les heures passent et il ne donne toujours pas signe de vie à sa collègue qui ne cesse d’appeler son portable. Là, ça devient inquiétant.  

L’enquête commence par un profilage en règle du bonhomme. Car, pour comprendre où il se trouve, il faut entrer dans sa tête, réfléchir et agir comme lui. Or, personne ne connait mieux Milo Malart que Rebeca Mercader, à l’exception de la juge Susana Cabot. Celle-ci le pratique depuis ses débuts dans la profession et a développé une relation privilégiée avec lui. Un rapide examen du logement de Malart ne laisse aucun doute sur son activité des dernières semaines. Il est sur une piste. Celle d’un couple machiavélique, Ivo Parés et Mónica Morera. Ils ont échappé à une inculpation pour meurtre grâce à leurs liens avec l’aristocratie financière et politique de Barcelone. Lorsqu’ils sont retrouvés morts sur leur yacht, Malart apparait comme le suspect idéal. Ses empreintes sont partout et ses menottes ont été utilisées pour entraver les victimes. Les membres de son équipe sont persuadés qu’il est innocent mais il va falloir le prouver.  Les masques tombent : les pro et les anti-Malart sont au bord de la guerre des polices. 

Le roman est plutôt long à démarrer et un bon tiers s’attarde sur la psychologie des protagonistes. Cette première partie là m’a un peu ennuyée mais je me suis accrochée. Lorsque les enquêteurs sortent de leur état introspectif et s’animent enfin, les évènements s’enchaînent crescendo. Les deux dernières parties sont assez rythmées pour tenir le lecteur en haleine. Là, j’ai même eu du mal à lâcher le livre !

📚D’autres avis que le mien sur Babelio et Bibliosurf

Malart. Aro Sáinz de la Maza, traduit par Serge Mestre. Actes Sud, 432 pages (2024)


Faire bientôt éclater la terre. Karl Marlantes

Faire bientôt éclater la terre. Karl Marlantes


 « La terre trembla. Ensemble, l’eau et les grumes creusèrent les flancs du ruisseau jusqu’à la roche. De petits arbres furent arrachés aux berges. Le sol vibra. Certains membres de l’équipe avaient été postés le long du cours d’eau et tous ceux qui observaient l’explosion accoururent, portant gaffes et tourne-billes. » 

Après deux livres consacrés à la guerre (Retour à Matterhorn et Partir à la guerre), Karl Marlantes nous propose une fresque historique et sociale dédiée aux premiers combats des syndicalistes de l’IWW (Industrial Workers of the World) dans l’industrie forestière américaine au début du 20ème siècle. Les personnages principaux de cette saga sont une fratrie de migrants finlandais et leurs familles respectives. 

Ilmari Koski, l’aîné, est le premier à quitter Kokkola, attiré par les promesses du rêve américain. L’industrie forestière, d’abord très florissante dans le haut Midwest, se déplace vers les régions du Nord-Ouest. Le jeune finlandais s’installe à vingt kilomètres de l’embouchure de la Deep River, dans la baie de Willapa, à la frontière entre les Etats de Washington et de l’Oregon. Il construit une petite ferme et un atelier de forgeron. Lorsque son frère Matti le rejoint à l’été 1904, pour échapper aux persécutions russes en Finlande, son affaire suffit juste à le nourrir. 

Matti Koski se fait embaucher comme bûcheron à la Reder Logging, une toute petite entreprise familiale comparée à la fameuse Weyerhaeuser Company. Le travail est dur. La journée de 8h n’est encore qu’une revendication syndicale qui parait bien utopiste. Pour l’heure, les ouvriers du bois, abattent des arbres du lever au coucher du soleil, soit pendant 12 à 14 heures par jour. Par ailleurs, les salaires sont très bas et les conditions de vie précaires. Les bûcherons sont logés sur-place dans des camps. Les célibataires vivent dans des baraquement collectifs, dépourvus de confort sanitaire, et doivent même partager à deux ou trois les paillasses qui leur servent de lit. Les familles vivent dans des cabanes très rudimentaires. Dès qu’il en a l’occasion, Matti, s’installe comme indépendant. Il rachète à bas prix les terrains autrefois cédés gratuitement par le gouvernement en prévision de la construction du chemin de fer. Ces terres sont difficilement accessibles et donc difficiles à exploiter, d’où leur tarif avantageux.

Aino Koski, la cadette de la fratrie, fuit la Finlande à son tour, après avoir été torturée par les agents de l’Okhranka. Pour s’en sortir, la jeune fille a été forcée de donner les noms de plusieurs camarades de lutte. Son amoureux, le jeune Voitto, a été arrêté alors qu’il se cachait chez un ami. L’attentat prévu contre la base militaire russe de Kokkola a échoué suite à l’intervention d’Aksel Langström, le jeune frère d’un des militants. Sa trahison a été motivée par la volonté d’épargner les travailleurs finlandais de la forteresse. Aksel émigre lui aussi aux Etats-Unis après la mort de la frère Gunnar. Il rêve de s’acheter un bateau et de devenir pêcheur à son compte. Aino, quant à elle, apprend à la dure qu’une femme doit savoir rester à sa place d’épouse et de mère. Pour autant, elle ne renonce pas à ses idéaux politiques ni à l’activisme syndicale. 

Deep River. Karl Marlantes
Le roman est divisé en 5 parties qui correspondent à autant de périodes cruciales dans la vie des protagonistes. Il débute en 1893, avec l’ère finlandaise et s’achève en 1932 aux Etats-Unis. Entre ses deux dates, nos héros évoluent dans leurs métiers et leurs vies personnelles, certains se marient et font des enfants. Tous sont confrontés aux nombreux évènements de la Grande Histoire : le développement de l’industrie forestière dans le Nord-ouest Pacifique, les débuts de l’organisation syndicale, les revendications sociales, l’inflexibilité des grands propriétaires, la première guerre mondiale, le patriotisme exacerbé, les ripostes du gouvernement contre la montée des "traîtres rouges", la condamnation à mort du leader syndicaliste Joseph Hillström (resté célèbre sous son pseudonyme de Joe Hill grâce à une chanson de Joan Baez), la Grande Dépression, la Prohibition et son lot de gangsters… la force intérieure de ces expatriés finlandais, c’est le Sisu, le courage qui leur permet d’affronter tous les dangers et de surmonter les obstacles.

L’ouvrage de Karl Marlantes est un roman fleuve, une véritable odyssée vécue par les ouvriers et les migrants qui ont construit l’Amérique à la force de leurs bras. Les accidents, les maladies et la faim sont des spectres planant en permanence au-dessus de leurs têtes. Portés par la nécessité de se nourrir ou l’espoir de se construire un meilleur avenir, ils sont devenus les esclaves plus ou moins volontaires du capitalisme.  

Faire bientôt éclater la terre est un pavé (1152 pages en poche) mais il n’y a ni pages de trop ni longueurs à déplorer. L’écriture de Karl Marlantes est enlevée, l’intrigue est riche d’évènements et de personnages. L’auteur a eu l’excellente idée de proposer une liste des protagonistes et plusieurs cartes pour se repérer dans les lieux. Le plaisir de la lecture n’est donc jamais entravé par ce type de détails. 

💪Faire bientôt éclater la terre est l’un de mes plus grands coups de cœur de l’année 2024. Je l’ai sélectionné au départ dans le cadre de l’activité Lire sur le monde ouvrier et les mondes du travail, organisée par Ingannmic. Son épaisseur me permet de participer également aux challenges des Pavés de l’été chez La petite liste et des Epais de l’été chez Dasola et son "squatter" Ta d loi du cine.

📝Au cours de ma lecture et au fil de mes recherches sur internet, j’ai trouvé beaucoup d’articles dédiés à l’histoire de l’industrie forestière. Je vous en propose quatre pour leur intérêt particulier. Le premier document témoigne de la vie quotidienne dans les scieries du comté de Transylvania dans l'État de Caroline du Nord entre 1900 et 1920 (en Anglais). Le second lien présente une exposition consacrée à l’histoire singulière des bûcherons Afro-Américains dans la ville forestière de Maxville dans l’Oregon (en Anglais). En ce qui concerne le territoire français, j’ai trouvé un passionnant article concernant Les forêts et les forestiers au front pendant la Grande Guerre (en Français). Enfin, l’image du bûcheron canadien est tellement emblématique que je n’ai pas pu résister à l’envie de vous signaler l’article du Newfoundland and Labrador Heritage Web Site sur Les bûcherons de Terre-Neuve et du Labrador au début du 20e siècle (en Français). 

📌Faire bientôt éclater la terre. Karl Marlantes, traduit par Suzy Borello. Le livre de poche, 1152 pages (2024) / Calmann Levy, 860 pages (2022) / Deep River, Grove Press, 736 pages (2019)

Challenges 2024


Le festin. Margaret Kennedy

Le festin. Margaret Kennedy


 « J’ai parlé hier avec Siddal, notre hôte. Il m’a appris que l’anse de Pendizack s’appelait autrefois Hell’s Kitchen et que ses fils voulaient appeler le manoir Hôtel de l’Enfer. Il avait l’air de trouver ça drôle, alors j’ai fait semblant de rire et je me suis retenu de citer Méphistophélès : L’Enfer est ici, je n’en suis pas sorti. Pourtant ce vers, ce vers me hante partout où je suis. Je ne peux le chasser. »

Mr Paley, en villégiature à l’hôtel de Pendizack en Cornouailles, ignore à quel point les quelques mots qu’il écrit dans son journal intime à l’entrée du 16 août 1947 vont se révéler prophétiques. Quelques jours plus tard, en effet, une énorme masse rocheuse se détache de la falaise, près du village de St Sody, et s’écrase sur la pension de famille des Siddal dans la crique en contrebas. Cet évènement nous est rapporté dès le début du livre par le révérend Samuel Bott qui prépare l’oraison funèbre. A cette occasion, il confie à son ami et invité, le révérend Gerald Seddon, que les rescapés de la catastrophe lui ont raconté bien des choses qu’il aurait préféré ignorer. 

La suite se déroule sur 7 jours, ceux précédant l’accident, mais conserve le suspense au sujet des rescapés. Ceci laisse le temps au lecteur de détester le panier de crabes que forme la majorité des résidents. Paresse, avarice, orgueil, envie, colère, luxure… les protagonistes semblent réunir tous les vices imaginables dans ce huis clos d’après-guerre. Et Margaret Kennedy, fine psychologue, se régale à en brosser des portraits aussi peu flatteurs que drolatiques. Il y a bien-sûr parmi tous ces personnages quelques êtres plus charitables comme Nancibel (la femme de chambre), Gerry (le fils aîné des propriétaires), Evangeline (la fille du chanoine Wraxton) ou Christina, (l’épouse de Mr. Paley) et des âmes innocentes comme les trois filles de Mrs Cove.  

📚Ce roman, intitulé The Feast en version originale, est paru en 1950. Il a été traduit en Français une première fois sous le titre de La fête (Albin Michel, 1951) . Si vous le lisez, vous comprendrez pourquoi le titre de la nouvelle traduction est plus approprié. Car Le festin n’est pas qu’une distrayante comédie de mœurs ou un simple roman à suspense, il est plus subtil que ça. L’éditeur a eu le nez fin en l’exhumant de l’oubli car son petit côté suranné semble avoir séduit les lecteurs. Je n’ai lu que des avis positifs sur la blogosphère, notamment chez Géraldine, Ingannmic, Le bouquineur, Keisha, Livr’escapades, Electra, Alex et Kathel.

💪Le festin est une lecture idéale pour la saison estivale et me permet en plus de participer au Challenge Pavés de l’été, organisé par La petite liste. 

Les Editions La Table Ronde / Quai Voltaire ont récidivé en publiant d’autres romans de Margaret Kennedy (1896-1967) dont Divorce à l'anglaise (2023) et Les Oracles (2024). Le premier est déjà disponible en format poche chez Folio. 

📌Le festin. Margaret Kennedy, traduite par Denise Van Moppès. Folio, 576 pages (2023)



Les raisins de la colère. John Steinbeck

Les raisins de la colère. John Steinbeck


 « Une journée passa et le vent augmenta, un vent régulier que n’entrecoupait aucune rafale. La poussière des routes enfla, s’éparpilla et retomba sur les herbes à la lisière des champs, et aussi un peu dans les champs. Désormais le vent soufflait fort et dur, et il attaquait la croûte formée par la pluie dans les champs de maïs. Petit à petit le ciel disparaissait derrière la poussière qui se mêlait à l’air, tandis que le vent, effleurant la terre, détachait la poussière et l’emportait. »

Le roman de John Steinbeck s’ouvre sur deux scènes particulièrement évocatrices. Les premières lignes décrivent les paysages du Midwest américain, ravagés par l’une de ces tempêtes de poussières emblématiques de la période de sécheresse des années 30. La seconde image est celle d’un vagabond faisant du stop près d’un restaurant de routiers. Il s’appelle Tom Joad, il sort de prison et veut rentrer chez lui dans l'Oklahoma. Alors qu’il se repose au bord de la route, il rencontre l'ancien prédicateur Jim Casy. Les deux hommes décident de finir le trajet ensemble. Or, la famille de Tom Joad a été chassée de sa ferme quelques jours plus tôt sous la pression des tracteurs d’un quelconque établissement bancaire. Comme de nombreux métayers de la région, ils comptent prendre la route 66 en direction de l’Eldorado Californien. Les grands propriétaires terriens impriment des prospectus faisant miroiter du travail pour des milliers d’ouvriers agricoles. Les plus cupides profitent de la misère des migrants pour faire baisser les salaires. Les prix s’effondrent et il devient bientôt moins couteux de détruire la production que d’en récolter les fruits. Les bidonvilles, renommés ironiquement "Hooverville" en référence au président du krach de 1929, se développent le long des routes de l’ouest malgré les tentatives musclées des autorités pour en déloger les habitants. La colère gronde dans les deux camps. Les Californiens veulent se débarrasser de ces "Okies" (habitants de l'Oklahoma) et autres miséreux venus du Kansas et du Texas tandis que les migrants rêvent de décrocher un boulot et de s’installer pour de bon. Les membres de la famille Joad incarnent ces populations confrontées à la catastrophe écologique des "Dusty Thirties", au bouleversement du monde agricole et aux difficultés financières pendant la Grande Dépression. 

Les raisins de la colère de John Ford

On sent immédiatement l’empathie de John Steinbeck pour ses personnages. Il a brossé les portraits de migrants ordinaires mais dignes et honnêtes. Certes, les protagonistes ne sont pas des saints non plus (Tom a tué un homme dans le cadre de la légitime défense, son jeune frère est un Dom Juan, l’ancien prédicateur a renoncé à l’Eglise, et Connie Rivers abandonne sa femme enceinte) mais c’est justement ce qui les rend crédibles et tellement humains. Quelques soient leurs défauts, les membres de la famille Joad sont avant tout les victimes du système, de la surexploitation des sols et des banques sans visages qui exproprient les fermiers. Les grands propriétaires préfèrent payer des milices pour se débarrasser des "rouges", soi-disant agitateurs, et casser les grèves plutôt que d’augmenter les salaires. John Steinbeck a choisi de se faire le porte-voix de ces dépossédés. Les chapitres dédiés à l’épopée des Joad alternent avec des chapitres plus courts qui interpellent le lecteur. On est frappé par l’universalité du propos. L’histoire n’est-elle pas un cycle sans cesse renouvelé de l’exploitation du plus faible par le plus fort ?  Le lecteur impuissant ne peut qu’assister à la dislocation de la famille Joad. La dernière scène du roman (que je ne divulgâcherai pas) a beaucoup choqué les premiers lecteurs de Steinbeck. C’est pourquoi le film de John Ford, sorti en 1940, présente une fin alternative plus positive que le roman. 

En dépit du scandale qu’il a suscité au sein des milieux privilégiés, Les raisins de la colère a été vendu à plus d’un demi-million d'exemplaires dès sa parution en 1939 et a été récompensé par le Prix Pulitzer en 1940. Le roman est considéré comme le troisième volet de la Trilogie du travail ou Trilogie du Dust Bowl, après En un combat douteux (1936) et Des souris et des hommes (1937). Cette nouvelle traduction de Charles Recoursé relève quelques petites anomalies dans le manuscrit initial qu’il a choisi de signaler au lecteur dans un bref prologue. Il y évoque également ses questionnements sur son travail de traducteur, notamment concernant l’utilisation de l’argot et ses équivalences en Français.

💪J’ai lu Les raisins de la colère  avec Ingannmic, FabienneKeisha et Nathalie dans le cadre de l'activité sur les Mondes du travail. Les 672 pages du roman (en édition Folio) me permettent par ailleurs de participer aux challenges Pavés de l'été et Epais de l'été.

📌Les raisins de la colère. John Steinbeck, traduit par Charles Recoursé. Folio, 672 pages (2024)

3 challenges


Cette corde qui m'attache à la terre. Lorina Bălteanu

Cette corde qui m'attache à la terre. Lorina Bălteanu


Cette lecture, dont j’ai pioché l’idée sur le blog Et si on bouquinait un peu, me permet une incursion en Moldavie. J’ai appris à cette occasion qu’on y parle le Roumain. Durant la période soviétique, l’écriture cyrillique a été imposée à la population locale si bien que les livres imprimés avant devaient être cachés. 

En général, je ne suis pas une grande amatrice de ce type de roman, à hauteur d’enfant, mais je dois reconnaître que le choix narratif de l’autrice est cohérent avec l’intrigue. Ce récit d’enfance, plein de fraîcheur et d’espièglerie, nous téléporte dans un monde aujourd’hui disparu. La narratrice ne donne pratiquement aucune date ni nom de lieu. Le lecteur ne connaîtra pas non plus son véritable prénom qu’elle déteste et qu’elle a elle-même modifié au stylo sur son acte de naissance. La mention de l’assassinat de Salvador Allende au Chili m’a permis de dater une partie des évènements. Sachant que la narratrice elle est entrée chez les Pionniers, elle a donc entre 9 et 14 ans, à la fin du roman, en septembre 1973. Le récit débute entre 1959 et 1964 avec la naissance difficile de l’héroïne. Sa mère a bien failli y rester ce qui a valu au nouveau-né un ressentiment durable de la part de sa fratrie.   

Au temps de l’occupation soviétique, la vie est plutôt rude dans le village d’enfance de la narratrice. L’argent circule en circuit fermé entre le kolkhoze et l’épicerie, tenue par son père. Les billets sont tellement froissés que la fratrie est chargée de les repasser. La petite fille, en profite pour prélever discrètement quelques Kopecks, destinés à financer son futur voyage à travers le vaste monde. C’est son rêve le plus cher qui revient, presque à chaque chapitre, comme une litanie. Sa mère doit la surveiller en permanence car la gamine saisit toutes les opportunités pour fuguer. La tante Muza, qui vit à Bucarest, est son modèle. L’oncle Stefan y habite aussi mais il ne rend jamais visite à la famille. En attendant le grand départ, la vie s’écoule vaille que vaille, avec son lot d’amours (dangereuses) de naissances (difficiles), de ressentiments (tenaces), de fêtes (alcoolisées) et de deuils (inévitables). Il faut un peu d’ingéniosité pour embellir le quotidien, récupérer les vieux vêtements des aînées, recycler les matériaux pour fabriquer des jouets, dégoter des recettes pour accommoder les produits périmés, etc. 

Tout cette histoire nous est contée sans fausse pudeur ni pathos. On sait, par exemple, que nana Raia, la bibliothécaire a été déportée en Sibérie avec toute sa famille et n’a donc jamais pu se marier ni avoir d’enfants. L’évènement nous est rapporté avec la candeur de l’enfance si bien qu’il acquière une certaine distance. La guerre est également évoquée à plusieurs reprises mais toujours de manière factuelle. 

📚J’image que ce roman emprunte beaucoup à la vie de l’autrice qui est née en 1960 dans le village moldave de Peciste. Lorina Bălteanu a fait ses études à Moscou puis à Dijon et vit aujourd’hui à Paris. Son roman, qui est le premier traduit en Français, est une pépite pleine de fantaisie que je vous recommande vivement.  Il a déjà séduit Patrice, Ally et La livrophage.

📌Cette corde qui m'attache à la terre. Lorina Bălteanu, traduite par Marily Le Nir. Editions des Syrtes, 201 pages (2024)


Histoire de Tönle. Mario Rigoni Stern

Histoire de Tönle. Mario Rigoni Stern


 Le narrateur se rend quotidiennement au chevet de son ami et compatriote, l’écrivain Gigi Ghirotti. Pour le distraire, il lui raconte l’histoire de Tönle Bintarn, un modeste berger cimbre qui s’illustra bien malgré lui pendant la première guerre mondiale. Ce brave homme n’aimait rien tant que sa maison, son cerisier, ses montagnes, ses moutons, sa polenta, son tabac, sa femme, ses nombreux enfants (peut-être pas dans cet ordre là) et la paix par-dessus tout !  

« Il se souvenait que, bien des années auparavant, à la caserne de Budějovice, il avait défilé en rang devant le commandant von Fabini et puis, quand on avait changé de gouvernement, à Vérone, à la caserne des Paloni, il avait défilé, toujours en rang, devant le colonel Nicola Heuch (…) Il conclut que cela n’avait rien d’étrange ; en Italie comme en Autriche, les riches, ça reste toujours les riches, et, que ce soient les uns ou les autres qui commandent, ça change rien pour les pauvres gens. C’est toujours à eux de travailler, d’être soldats et de mourir à la guerre. »

Tönle est originaire du plateau d’Asiagio dans la province de Vicence en Vénétie. Cette terre alpine, coincée entre l’Italie et l’empire austro-hongrois est le royaume de la contrebande. En 1866, à l'issue de la troisième guerre d'indépendance, son village passe de l’autre côté de la frontière sans que cela ne perturbe vraiment la vie quotidienne des habitants. Tönle et ses compagnons continuent leur trafic, moyennant quelques pots de vin versés aux douaniers. Jusqu’au jour où le berger croise une patrouille dans la montagne, refuse d’abandonner son butin, décide de lui échapper et blesse involontairement un douanier royal. Condamner à une lourde peine de prison par contumace, il est désormais contraint de se cacher loin de chez lui. C’est ainsi que Tönle commence sa vie d’errance saisonnière, revenant toujours vers son village natal et sa famille. Polyglotte, le bonhomme ignore les frontières des hommes, partant gagner son pain partout où on veut bien l’embaucher. Il sera colporteur d’estampes jusqu’à Brno, puis jardinier à Prague, mineur en Styrie, gardien de chevaux en Hongrie… jusqu’à l’amnistie générale célébrant l’arrivée de Victor-Emmanuel III sur le trône. 

Lorsque la première guerre mondiale éclate, Tönle est devenu un vieil homme n’aspirant plus qu’à la tranquillité. Ses filles sont mariées, certains de ses fils sont partis en Amérique et ceux restés au pays seront bientôt mobilisés. A l’été 1914, l’Italie est encore neutre mais les garnisons de chasseurs alpins s’installent dans la montagne, des campements apparaissent en lisière de forêts avec leurs cantines roulantes et leurs cibles de tir pour l’entraînement. Les femmes doivent se déplacer en groupe pour éviter les agressions des soldats "napolitains" mais, pour le reste, la vie est encore douce : les vivres et l’argent circulent en abondance pour l’approvisionnement des troupes. La situation se corse en mai 1915 lorsque l’Italie entre en guerre aux côtés de la Triple Entente. L’épouse de Tönle n’assistera pas au désastre car elle s’éteint en septembre. 

Le destin des humbles, forgé par la volonté vindicative des gouvernants, est en marche. Tönle le berger cimbre, qui n’attend plus rien de la vie si ce n’est une fin paisible, refuse obstinément de quitter son village. Lorsque les soldats l’arrachent à ses pâturages, il exige un reçu pour son chien et ses bêtes. La suite montrera que rien ne peut venir à bout de l’entêtement d’un montagnard même octogénaire.

📚Je remercie vivement Nathalie de m’avoir invitée à lire ce beau roman.  Bien qu’il s’agisse d’un classique de la littérature italienne, je ne connaissais pas l’œuvre de Mario Rigoni Stern. Ce grand écrivain italien pacifiste et libertaire n’a quitté sa ville natale d’Asiago, que par obligation lorsqu’il a été mobilisé dans les troupes de chasseurs alpins pendant la seconde guerre mondiale. On comprend mieux alors pourquoi le romancier dénonce si bien l’absurdité de la guerre. 

Publiée en Italie en 1978, l’Histoire de Tönle est parue une première fois en France en 1988 chez Verdier puis chez 10/18 en 1995. Il s’agit ici d’une nouvelle traduction. Histoire de Tönle est l’un des trois ouvrages que Mario Rigoni Stern a consacré à ce bout de terre natal qu’il chéri tant. Les deux autres volets de cette trilogie du plateau d’Asiago sont Les saisons de Giacomo et L’année de la victoire. Ce titre fait l’objet d’une réédition chez Gallmeister, prévue pour le mois d’août 2024. Si ma co-lectrice est partante pour m’accompagner dans l’aventure, je serais ravie de retrouver les paysages montagnards réconfortants merveilleusement décrit par Mario Rigoni Stern. 

📌Histoire de Tönle. Mario Rigoni Stern, traduit par Laura Brignon. Totem Gallmeister, 144 pages (2023)