Faire bientôt éclater la terre. Karl Marlantes

Faire bientôt éclater la terre. Karl Marlantes


 « La terre trembla. Ensemble, l’eau et les grumes creusèrent les flancs du ruisseau jusqu’à la roche. De petits arbres furent arrachés aux berges. Le sol vibra. Certains membres de l’équipe avaient été postés le long du cours d’eau et tous ceux qui observaient l’explosion accoururent, portant gaffes et tourne-billes. » 

Après deux livres consacrés à la guerre (Retour à Matterhorn et Partir à la guerre), Karl Marlantes nous propose une fresque historique et sociale dédiée aux premiers combats des syndicalistes de l’IWW (Industrial Workers of the World) dans l’industrie forestière américaine au début du 20ème siècle. Les personnages principaux de cette saga sont une fratrie de migrants finlandais et leurs familles respectives. 

Ilmari Koski, l’aîné, est le premier à quitter Kokkola, attiré par les promesses du rêve américain. L’industrie forestière, d’abord très florissante dans le haut Midwest, se déplace vers les régions du Nord-Ouest. Le jeune finlandais s’installe à vingt kilomètres de l’embouchure de la Deep River, dans la baie de Willapa, à la frontière entre les Etats de Washington et de l’Oregon. Il construit une petite ferme et un atelier de forgeron. Lorsque son frère Matti le rejoint à l’été 1904, pour échapper aux persécutions russes en Finlande, son affaire suffit juste à le nourrir. 

Matti Koski se fait embaucher comme bûcheron à la Reder Logging, une toute petite entreprise familiale comparée à la fameuse Weyerhaeuser Company. Le travail est dur. La journée de 8h n’est encore qu’une revendication syndicale qui parait bien utopiste. Pour l’heure, les ouvriers du bois, abattent des arbres du lever au coucher du soleil, soit pendant 12 à 14 heures par jour. Par ailleurs, les salaires sont très bas et les conditions de vie précaires. Les bûcherons sont logés sur-place dans des camps. Les célibataires vivent dans des baraquement collectifs, dépourvus de confort sanitaire, et doivent même partager à deux ou trois les paillasses qui leur servent de lit. Les familles vivent dans des cabanes très rudimentaires. Dès qu’il en a l’occasion, Matti, s’installe comme indépendant. Il rachète à bas prix les terrains autrefois cédés gratuitement par le gouvernement en prévision de la construction du chemin de fer. Ces terres sont difficilement accessibles et donc difficiles à exploiter, d’où leur tarif avantageux.

Aino Koski, la cadette de la fratrie, fuit la Finlande à son tour, après avoir été torturée par les agents de l’Okhranka. Pour s’en sortir, la jeune fille a été forcée de donner les noms de plusieurs camarades de lutte. Son amoureux, le jeune Voitto, a été arrêté alors qu’il se cachait chez un ami. L’attentat prévu contre la base militaire russe de Kokkola a échoué suite à l’intervention d’Aksel Langström, le jeune frère d’un des militants. Sa trahison a été motivée par la volonté d’épargner les travailleurs finlandais de la forteresse. Aksel émigre lui aussi aux Etats-Unis après la mort de la frère Gunnar. Il rêve de s’acheter un bateau et de devenir pêcheur à son compte. Aino, quant à elle, apprend à la dure qu’une femme doit savoir rester à sa place d’épouse et de mère. Pour autant, elle ne renonce pas à ses idéaux politiques ni à l’activisme syndicale. 

Deep River. Karl Marlantes
Le roman est divisé en 5 parties qui correspondent à autant de périodes cruciales dans la vie des protagonistes. Il débute en 1893, avec l’ère finlandaise et s’achève en 1932 aux Etats-Unis. Entre ses deux dates, nos héros évoluent dans leurs métiers et leurs vies personnelles, certains se marient et font des enfants. Tous sont confrontés aux nombreux évènements de la Grande Histoire : le développement de l’industrie forestière dans le Nord-ouest Pacifique, les débuts de l’organisation syndicale, les revendications sociales, l’inflexibilité des grands propriétaires, la première guerre mondiale, le patriotisme exacerbé, les ripostes du gouvernement contre la montée des "traîtres rouges", la condamnation à mort du leader syndicaliste Joseph Hillström (resté célèbre sous son pseudonyme de Joe Hill grâce à une chanson de Joan Baez), la Grande Dépression, la Prohibition et son lot de gangsters… la force intérieure de ces expatriés finlandais, c’est le Sisu, le courage qui leur permet d’affronter tous les dangers et de surmonter les obstacles.

L’ouvrage de Karl Marlantes est un roman fleuve, une véritable odyssée vécue par les ouvriers et les migrants qui ont construit l’Amérique à la force de leurs bras. Les accidents, les maladies et la faim sont des spectres planant en permanence au-dessus de leurs têtes. Portés par la nécessité de se nourrir ou l’espoir de se construire un meilleur avenir, ils sont devenus les esclaves plus ou moins volontaires du capitalisme.  

Faire bientôt éclater la terre est un pavé (1152 pages en poche) mais il n’y a ni pages de trop ni longueurs à déplorer. L’écriture de Karl Marlantes est enlevée, l’intrigue est riche d’évènements et de personnages. L’auteur a eu l’excellente idée de proposer une liste des protagonistes et plusieurs cartes pour se repérer dans les lieux. Le plaisir de la lecture n’est donc jamais entravé par ce type de détails. 

💪Faire bientôt éclater la terre est l’un de mes plus grands coups de cœur de l’année 2024. Je l’ai sélectionné au départ dans le cadre de l’activité Lire sur le monde ouvrier et les mondes du travail, organisée par Ingannmic. Son épaisseur me permet de participer également aux challenges des Pavés de l’été chez La petite liste et des Epais de l’été chez Dasola et son "squatter" Ta d loi du cine.

📝Au cours de ma lecture et au fil de mes recherches sur internet, j’ai trouvé beaucoup d’articles dédiés à l’histoire de l’industrie forestière. Je vous en propose quatre pour leur intérêt particulier. Le premier document témoigne de la vie quotidienne dans les scieries du comté de Transylvania dans l'État de Caroline du Nord entre 1900 et 1920 (en Anglais). Le second lien présente une exposition consacrée à l’histoire singulière des bûcherons Afro-Américains dans la ville forestière de Maxville dans l’Oregon (en Anglais). En ce qui concerne le territoire français, j’ai trouvé un passionnant article concernant Les forêts et les forestiers au front pendant la Grande Guerre (en Français). Enfin, l’image du bûcheron canadien est tellement emblématique que je n’ai pas pu résister à l’envie de vous signaler l’article du Newfoundland and Labrador Heritage Web Site sur Les bûcherons de Terre-Neuve et du Labrador au début du 20e siècle (en Français). 

📌Faire bientôt éclater la terre. Karl Marlantes, traduit par Suzy Borello. Le livre de poche, 1152 pages (2024) / Calmann Levy, 860 pages (2022) / Deep River, Grove Press, 736 pages (2019)

Challenges 2024


Commentaires

  1. Celui-là, je le note sans hésiter (pour les pavés 2025 :), je suis sûre qu'il me plaira ... sur l'industrie forestière, il y a aussi le génial "Et quelquefois j'ai comme une grande idée" de Ken Kesey, un pavé aussi, très original, mais qui se passe à une époque plus récente (années 50/60).
    Merci pour cette belle proposition !

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  2. Dommage, je vais essayer e trouver un exemplaire bibli, mais ce sera un peu compliqué. Espérons..;

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  3. Bonjour
    Bravo pour cette lecture, ce gros livre titillerait bien ma curiosité!
    La photo de couverture est magnifique: elle évoque l'époque du "massacre" d'arbres certainement millénaires, transformés en simple "bois d'oeuvre" puisqu'il suffisait aux "pionniers" de les abattre pour en tirer profit... Et d'autres thèmes sont abordés par ce livre comme tu le précises: celui de l'immigration, et même un aspect historique sur l'Empire russe du XIXe s.
    Il fait écho pour moi à plusieurs oeuvres: La jungle (d'Upton Sinclair) et l'exploitation d'une famille d'origine lithuanienne qui verra son "rêve américain" brisé par le capitalisme à Chicago. Le livre de Ron Rash (Serena, il me semble) dont l'un des thèmes est précisément l'abattage de forêts entières (cette lecture m'avait marqué, d'un point de vue "environnemental"). Mais aussi le film "Le clan des irréductibles", de et avec Paul Newman, qui se passe dans les années 1960 (tronçonneuses et autres engins...) mais montre bien les conflits (sociaux et autres) dans le milieu des bûcherons. Je me rappelle aussi un film (western) vu récemment avec dasola en DVD, qui se déroulait avec en toile de fond un conflit (capitalistique) autour de la propriété d'arbres magnifiques... (je n'en retrouve pas le nom pour l'instant!).
    Enfin, le mot "Sisu" me fait songer à un film de guerre plus qu'épique (frôlant parfois même l'exagération) sorti au cinéma en 2022...
    Aujourd'hui, les Etats-Unis préservent leurs derniers "géants" au sein de parcs naturels (mais que pourront-ils contre le changement climatique?), depuis fort longtemps déjà... Mais les logiques du capitalisme restent à l'oeuvre encore aujourd'hui dans l'exploitation (le saccage) des forêts "primaires" tropicales! Et on reboise avec des plantations "industrielles" destinées à un "retour sur investissement" le plus rapide possible (et sans souci de réelle "durabilité" au-delà d'un effet d'affichage).
    A titre personnel, je me rappelle aussi la visite, en forêt guyanaise, d'une souche d'un arbre "bois de rose" où il ne restait plus que quelques copeaux odorants... Des "braconniers" étaient passés le couper/piller (illégalement, bien entendu).
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

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  4. un bien beau billet, je suis un peu sur la réserve uniquement pour l'aspect pavé , mais je ne dis pas non à ce genre de lecture.

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  5. @ Ingannmic Le sujet m'a passionnée. J'ai d'ailleurs noté le Ken Kesey dans ma liste à lire

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  6. @ Keisha Si, si, tu dois pouvoir le trouver facilement. Il y avait un exemplaire à ma bibli

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  7. @ tadloiducine Un grand merci pour ce commentaire avec plein d'idées de lectures et de films. J'en ai noté la plupart sur mes listes. La question de l'industrie forestière est passionnante, son histoire aussi. Le roman de Marlantes aborde de nombreuses questions autour du travail des bûcherons mais pas encore la question écologique. En revanche, j'ai vu, il y a quelques semaines un documentaires très inquiétant sur ARTE. La jungle d'Upton Sinclair est aussi dans ma liste pour le challenge sur le monde du travail. J'espère trouver le temps de le lire d'ici la fin de l'année. En revanche, j'ai ajouté Serena. Je n'ai lu qu'un roman de Ron Rash et cela m'a donné envie de poursuivre. C'est l'occasion.

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  8. @ Luocine Le roman est vraiment fluide, il se lit très bien et on ne s'ennuie pas une minute. Vraiment, ça vaut le coup de s'y plonger.

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  9. Bonsoir :-)
    Merci pour cette découverte, je ne connais pas du tout, ni le titre, ni l'auteur. La vastitude de mon ignorance est quasi sans limites. Mais bravo, 1152 pages, ce n'est pas rien.

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  10. @ Sibylline Si tu ne connais pas cet écrivain, je te le recommande vivement. Son roman sur la guerre du Vietnam, Retour à Matterhorn semble avoir remporté un certain succès et me tente bien aussi. Il a écrit également un essai autobiographique sur la guerre et le retour à la vie civile.

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  11. Ouh lala ! le sujet ! Là, je ne suis pas intéressé du tout...

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  12. (😆 Philippe me fait toujours rire) Au fur et à mesure que je te lisais, je me disais, ouhla, il doit bien y en avoir pour 1000 pages là, et en effet, tu le confirmes plus loin. Quand c'est récompensé par un coup de coeur, ça fait vraiment plaisir.:) Au début, je n'étais pas très convaincue par le thème de l'industrie forestière, mais cette saga a l'air passionnante tout de même, et très instructive. Quand on fait des recherches sur Internet en parallèle de sa lecture, c'est plutôt bon signe.:) Je n'ose caresser l'espoir de le lire un jour, mais j'aimerais bien pouvoir le caser.

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  13. Voilà qui semble tout à fait passionnant, même si le nombre de pages me fait tiquer.
    Sur le bois, j'ai vu un documentaire sur Ikea... pour arrêter aujourd'hui encore le saccage des forêts, arrêtons d'acheter ces meubles de merde jetables au bout de 10 ans. Pour la forêt comme pour tout le reste, on veut le beurre, l'argent du beurre et le sourire de la crémière...

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  14. @ Philippe Ce roman aborde de nombreux thèmes en dehors du syndicalisme et des bûcherons. Il est question également des migrants aux Etats-Unis, de la communauté finlandaise, des femmes, etc. Surtout c'est une saga familiale très prenante.

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  15. @ Fanja C'est 1000 pages dans la version poche et "seulement" 800 en grand format. ^_^ Franchement on ne les voit pas passer tellement le style est fluide... et il se passe toujours quelque chose. Il y a même un lien avec la navigation puisqu'une grande part du bois était utilisée pour la construction des navires. ^_- Il y a d'ailleurs de long passages sur la pêche au saumon chinook (Bon, pas assez pour participer à ton Book Trip en mer).

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  16. @ Sandrine J'ai vu ce documentaire terrifiant sur Ikea. Je me suis rendue compte à quel point je suis naïve car je faisais confiance au fameux label FSC pour la gestion durable des forêts. J'ignorais qu'il était financé par les entreprises elles-mêmes et donc attribué aux donateurs les plus généreux.

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  17. Je n'ai jamais rien lu sur l’industrie forestière ni sur les conditions des ouvriers qui avaient l'air absolument monstrueuses. Si actuellement ce n'est pas parfait et loin de l'être, on peut dire qu'on a fait du chemin même si moins aux Etats-Unis qu'en France. Je lis peu de pavés mais celui-ci a l'air captivant par les trajectoires humaines qu'il dépeint et le contexte dans lequel évoluent les personnages.

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  18. Oh, mais quelle belle surprise de voir ce livre ici! Je l'avais repéré à sa sortie en grand format et l'ai acheté immédiatement lorsqu'il est paru en poche il y a quelques mois. Il partira avec moi en vacances dans deux semaines 😀 Je reviendrai donc te lire dans quelques semaines mais en attendant, j'ai retenu que c'était un grand coup de coeur. J'en suis ravie et j'ai d'autant plus hâte de m'y plonger.

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  19. @ Audrey oui, les choses ont évolué mais uniquement en ce qui concerne les conditions de travail. Le problème de la surexploitation forestière (qui n'est pas vraiment évoquées ici) reste entier.

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  20. @ Livr'escapades Ah les grands esprits se rencontrent ! ^_- J'espère que tu vas te régaler autant que moi. J'ai hâte de lire ton avis.

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  21. C'est un auteur que j'ajoute à ma liste à découvrir !

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  22. @ Eimelle oui, vraiment, c'est un découvrir. C'est une excellente saga historique et familiale.

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  23. Le thème de l'industrie forestière est intéressant, le côté pavé un peu moins pour moi en ce moment, mais tu es arrivée à me convaincre, par contre rien de cet auteur dans mes médiathèques, dommage je vais le mettre en pense-bête pour plus tard.

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  24. Je suis encore pour quelques semaines/mois en dégraissage de PAL, mais j'aime trop les sagas bien écrites pour ne pas noter ce roman-là quand même ☺️.

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  25. Dasola m'a aidé à retrouver le nom de ce western "forestier" que nous avions vu il y a quelques mois: il s'agit de La vallée des géants (The Big Trees), de Felix E. Feist (1952), avec Kirk Douglas...
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

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  26. @ Manou Il est disponible en format de poche. Si tu as l'occasion de le trouver, je pense que tu ne regretteras pas.

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  27. @ Sacha La période estivale est idéale pour le dégraissage de PAL. J'essaie aussi de venir à bout de la mienne mais je craque régulièrement à cause des bloggeurs qui savent tellement me tenter ! ^_-

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  28. @ tadloiducine et Dasola Merci à vous deux. Mon conjoint qui est un cinéphile, surtout en ce qui concerne les vieux films américains et encore davantage les westerns, l'a déjà vu. Je me dis que ça peut aussi intéresser Ingannmic pour son challenge, non ?

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  29. Tu ne fais pas les choses à moitié - avec 1170 pages, c’est un pavé à deux points ! C’est d’ailleurs un livre qui plairait sûrement beaucoup à Patrice, je vais lui glisser l’idée :)

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  30. @ Eva il y a beaucoup de pages (un peu moins en grand format) mais il se lit relativement vite. Il ne faut pas se laisser impressionner.

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