Alpinistes de Staline. Cédric Gras

Alpinistes de Staline.


 Vitali Abalakov (1906-1986) et Evgueni (1907-1948) sont deux alpinistes soviétiques dont les exploits sportifs ont défrayés la chronique en ex-URSS. Dans le reste du monde, les deux frères sont surtout connus pour une technique d’escalade glaciaire (installation d’un point de protection sur une paroi de glace) qui porte leur nom. Cédric Gras a voulu leur rendre la place qui leur est due sur la scène internationale de l’alpinisme. Russophone, reporter et voyageur spécialiste de la Russie, l’écrivain s’est rendu sur place pour suivre les traces de ses héros, depuis Krasnoïarsk, leur Sibérie natale, en passant par Moscou et le Kirghizistan où il a remonté le glacier de l’Inyltchek jusqu’au pied du Khan Tengri et du pic Pobedy ou pic de la Victoire (aujourd’hui Jengish Chokusu). Là, il a tenté de l’ascension du mont Lénine (aujourd’hui pic Abu Ali Ibn Sina).

Cédric Gras a mené une enquête minutieuse, consulté les archives devenues accessibles des purges staliniennes, étudié les écrits propagandistes et parfois contradictoires des différents témoins, les carnets et journaux des frères Abalakov, les vieilles gazettes locales… et fait beaucoup de tri. Il brosse ainsi un portrait le plus juste possible mais forcément un peu lapidaire des frères Abalakov. De nombreux points restent obscurs comme leurs relations fraternelles ambiguës, leur adhésion réelle ou non à l’idéal soviétique ou la mort absurde d’Evgueni dans un incident domestique controversé par sa femme et son fils. 

Rappelons que dans les années 1930, Vitali et Evgueni Abalakov étaient le symbole d’une ère nouvelle, les représentants d’un alpinisme soviétique conquérant qui a donné, par la suite, son nom à de nombreux sommets comme le pic Staline ou pic du communisme (aujourd’hui Pic Ismail Samani), le pic de la Corée libre, le pic des commissaires rouges, le chaînon des communards, le col de la Presse soviétique et même le pic Maurice Thorez ! C’est l’époque des fameuses « alpiniades », des ascensions de masse qui voient des centaines d’hommes, pratiquant souvent l’escalade pour la première fois, partir à l’assaut de sommets comme l’Elbrouz (5 642 m) ou le Kazbek (5 047 m).

Il ne s’agissait pas d’un alpinisme de loisir (jugé « petit bourgeois ») mais d’une pratique militaire de l’escalade, avec une discipline stricte mais des moyens dérisoires comparés à leurs concurrents étrangers tel le baron John Hunt (1910-1998). Vitali Abalakov, qui était ingénieur de formation, a tenté d’améliorer l’équipement des alpinistes. Les russes lui doivent, par exemple, le sac à dos Abalakov, qui a a été le compagnon de route de plusieurs générations de randonneurs. Vitali Abalakov est également l’auteur de nombreux ouvrages techniques dédiés à l’escalade.

Cédric Gras évoque tour à tour, la période pionnière des années 1930, les exploits d’Evgueni Abalakov dans le Caucase puis le Pamir, le drame du Khan Tengri qui a coûté plusieurs phalanges et orteils à son frère, la seconde guerre mondiale, l’arrestation de Vitali par le NKVD puis ses deux années emprisonnement dans les geôles soviétiques, la mort absurde d’Evgueni un soir de beuverie, la résurrection de Vitali et l’enchaînement de ses succès au sein du cercle sportif du Spartak, les tentatives de coopérations avec la Chine de Mao, la « frustration himalayenne »… En effet, pour diverses raisons, les frères Abalakov n’auront jamais la possibilité de partir eux-mêmes à l’assaut de l’Everest… Si Vitali, alors âgé de 75 ans, participe à l’expédition de 1982, c’est en tant que chargé de la logistique. Il suit donc de loin (depuis Moscou) la progression de Balyberdine et Myslovski vers le toit du monde.

A travers ses héros, Cédric Gras, évoque toute l’idéologie de l’alpinisme soviétique et les principales caractéristiques de « l’homo sovieticus alpinisticus » (ainsi qu’il nomme ses représentants). On y apprend beaucoup. La troisième partie, qui s’attache à retracer les exploits de Vitali, est de fait un peu monotone puisqu’il s’agit d’une série d’exploits sans faits marquants. L’homme était particulièrement attaché aux respects des règles et à la sécurité en particulier.  Les soviétiques ont d’ailleurs perdus beaucoup moins d’alpinistes dans les montagnes que dans les goulags et les champs de batailles de la seconde guerre mondiale. Cédric Gras évoque néanmoins un drame survenu au pic Lénine en août 1974. Une cordée de 8 féministes menée par la célèbre alpiniste Elvira Shatayeva est prise dans une tempête mémorable juste après avoir atteint le sommet. En dépit de leur incroyable endurance et des efforts acharnés des secouristes, il n’y a eu aucune survivante.

Cédric Gras a publié plusieurs ouvrages, parmi lesquels Vladivostok (Phébus, 2011), Le Nord c’est l’Est (Phébus, 2013), Le Coeur et les confins (Phébus, 2014), L’Hiver aux trousses (Stock, 2015), Anthracite (Stock, 2016) et Saisons du voyage (Stock, 2018).

Extrait :

« J’y étais. Huit mois que je suivais la piste de ces hommes-là. Les frères Abalakov. J’ai ouvert. J’ai jeté un coup d’œil à la liste de ceux qui m’avaient précédé. Deux noms solitaires, il y a une dizaine d’années, déjà aperçus au bas d’articles consacrés à la montagne sous l’URSS. À part eux, personne, du moins depuis le versement du dossier aux archives fédérales. Alors je me suis plongé dans les trois cent cinquante pages d’instruction. J’avais cent questions. Pour quelles raisons Vitali Abalakov, le plus fameux des alpinistes soviétiques, avait-il été victime de la Grande Terreur ? Avait-il dénoncé sous la torture ses compagnons de cordée ? Et surtout, avait-il livré son propre frère, Evgueni Abalakov, l’étoile des cimes, le conquérant héroïque du vertigineux pic Staline ? Depuis le temps que j’aspirais à élucider cette affaire.»

Alpinistes de Staline. Cédric Gras. Stock, 342 p. (2020)


Commentaires

  1. Un très bon souvenir de lecture! Merci encore pour l'info concernant son dernier livre que j'achèterai très prochainement. Si une LC te tente (dans quelques mois, il n'y pas urgence), fais-moi signe :-)

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    1. Oui, avec plaisir. Excellente idée. Tu verrais ça pour quand ?

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    2. Anonyme24.9.23

      Février éventuellement?

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    3. Si tu veux. Le 3 février, ça te va ?

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    4. Anonyme24.9.23

      C'est noté pour le 3 février!

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    5. C'est noté pour moi aussi

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