La route de Suwon. Elie Treese

La route de Suwon. Elie Treese (Photo by Levi Meir Clancy on Unsplash)



C’est un huis-clos, une conversation intime entre deux vieux potes. Le repas s’éternise jusqu’aux premières lueurs de l’aube, ce moment où les conversations ont le goût des vapeurs de cigarettes et la profondeur des rasades d’alcool. « Romain s’est redressé pour avancer son buste vers moi, et il a pointé son index dans ma direction en disant toi, t’es un fou, nom de Dieu, je veux dire, si tu arrives à me faire avaler ça, ton histoire de l’Amour éternel, tu pourras aller t’inscrire au barreau sans même passer le concours. »

Elie Treese est doué à décrire cette ambiance particulière : les miettes sur la table, les auréoles de vin qui tâchent la nappe, le cendrier qui déborde, la lumière tamisée, et puis les bruits étouffés de la ville qui s’insinuent par une fenêtre laissée ouverte : « j’ai montré, entre l’index et le majeur, le mégot pathétique qui faiblissait déjà dans la pénombre, et je l’ai écrasé dans une assiette sale, près d’un os récuré de toute part, et laissé dans l’état affreux d’une relique au milieu d’une flaque de graisse terne».

Les deux hommes évoquent le grand-père du narrateur, un héros de la seconde guerre mondiale qui s’est illustré au sein de la résistance grâce à sa connaissance de la langue anglaise. Qu’est-ce qui a poussé ce père de famille, cinq ans après la fin de la seconde guerre mondiale, à s’engager pour la Corée puis pour l’Indochine où il a trouvé la mort en quelques semaines ? Son petit-fils tente de faire la lumière sur le cheminement qui a conduit Guy Mallon quitter une vie confortable matériellement et affectivement pour rejoindre les bataillons de l’ONU en Orient. Selon la légende familiale, il aurait informé son épouse de cette décision lors d’un rendez-vous sur une plage de Bretagne le 2 septembre 1950. 

Peut-être parce qu’il est déjà tard et que les deux amis sont déjà bien alcoolysés, ils décident de pimenter la réflexion : « la vérité de procède jamais de manière anarchique ou bancale, elle procède au contraire par strate, de façon rare, comme quand on découvre à la suite de Dante, l’obscurité hiérarchique des neufs cercles de l’enfer » affirme le narrateur (la voix sans dote rendue pâteuse par les libations de la soirée). Expliquant la règle du jeu, il ajoute : « Alors j’ai commencé à monter les pièces les unes sur les autres, en suivant le plan d’un cône inversé, avec les centimes tout d’abord, et les pièces les plus larges au fur et à mesure, comme un boyau étincelant sur la table basse. » Il s’agira donc de «décliner lentement l’existence d’un homme, au moyen de pièces dont à chaque fois la valeur augmente». Sidération, violence, patriotisme, amour, autant de strates ou de marqueurs sensés expliquer les choix d’un homme. 

Elie Treese évoque en filigrane un drame qui pourrait bien être la genèse de cette histoire. Il s’agit d’un évènement inspiré d’un fait réel : le bombardement de Bruz, près de Rennes, le 8 mai 1944 (un an exactement avant le débarquement des Alliés). Suite à une erreur de balisage, les aviateurs de la Royal Air Force ont largué leurs bombes sur le village au lieu du dépôt de munition situé dans le bois des Ormeaux. Le bilan s’est élevé à 183 morts, 300 blessés et 600 sinistrés, sur une population de 2800 habitants. Un énorme traumatisme.

Il m’a fallu un peu de temps pour entrer dans l’univers de l’auteur, assimiler la règle du jeu et replacer les personnages évoqués dans leur contexte. Pour le reste, je ne me suis pas sentie dépaysée bien au contraire. Je me suis souvenue de ces réunions de famille où les aïeux racontent les années de guerre (toujours sous forme d’anecdotes humoristiques pour ne pas choquer la marmaille).  J’imagine que chacun transmet son histoire à sa façon. Celle rapportée par le narrateur de La route de Suwon est parfaitement convaincante. 

La route de Suwon. Elie Treese. Rivages, 136 p. (2022)


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