Notre royaume n'est pas de ce monde. Jennifer Richard
Ce roman s’ouvre avec un carton
d’invitation. Un certain Ota Benga, pygmée né au Congo, a réuni une étrange
assemblée de personnalités qui sont mortes pour leurs idées ou leurs actions. Il
y a là Pierre Savorgnan de Brazza, Jean Jaurès, Malcolm X, Paolo Pasolini,
Martin Luther King, Saddam Hussein, Emile Zola, Che Guevara, Oussama ben Laden,
Rosa Luxemburg… Tous les convives sont liés d’une manière ou d’une autre au
destin de leur hôte et vont intervenir dans le fil narratif, depuis leur monde
parallèle. Cette pirouette de l’auteur autorise une touche d’humour dans une
histoire extrêmement pesante. Les débats portent sur la première campagne
internationale de sensibilisation à une cause humanitaire. Elle est née à
l’initiative de la Congo Reform Association. Cette association, composée
d’intellectuels Britanniques, Américains et Français, s’était donnée pour but
de dénoncer les exactions commises par les fonctionnaires publics de l'État
indépendant du Congo, propriété privée du Roi Léopold II de Belgique jusqu’en
1908. Et il y a eu beaucoup d’atrocités répertoriées pendant ses 23 ans de
souveraineté !
L’intrigue couvre la période 1896-1916.
Elle nous conduit en Afrique, bien sûr, mais aussi aux Etats-Unis et en Europe.
L’autrice précise qu’elle n’a pas écrit un roman sur le racisme ou sur la
colonisation. C’est le thème de l’impérialisme qui constitue le cœur de cet
ouvrage. Jennifer Richard montre comment les richesses de l’État indépendant du
Congo (actuelle République Démocratique du Congo ou Congo-Kinshasa) ont incité
la couronne belge et les concessionnaires privés à exploiter brutalement la
population locale. C’est essentiellement l’activité d’extraction du caoutchouc
à partir de l'arbre à caoutchouc qui est visée ici. Les travailleurs africains
étaient en réalité traités comme des esclaves et considérés comme des animaux.
Ils étaient contraints à coups de chicotte (fouet à lanières en cuir d'hippopotame)
et écrasés d’impôts. Lorsque la besogne n’avançait pas assez vite, les administrateurs
les punissaient en leur coupant les mains. Certains travailleurs préféraient
s’enfuir au péril de leur vie, quitte à mourir noyés dans le fleuve ou écrasés
au fond d’un ravin. Pour s’assurer que les hommes reviendraient avec une
récolte suffisante, les intendants faisaient enfermer leurs femmes et leurs
enfants dans des réduits minuscules et insalubres, voire dans des trous creusés
dans le sol. Un carnage. En échange des tonnes de caoutchouc qu’ils exportaient
en Occident, pour la fabrication des pneus de voitures et des vélos (deux
inventions récentes), les Européens envoyaient en Afrique, une quincaillerie
sans valeur, issue des rebuts de leurs manufactures. Ils chargeaient aussi
beaucoup d’alcool sur les cargos à destination des côtes africaines, un
précieux carburant pour motiver les troupes d’occupation et anesthésier toutes
velléités de révoltes de la part des autochtones. Au milieu de toute cette
horreur, les missionnaires chrétiens tentaient de trouver un sens à leurs
actions pastorales et prétendument civilisatrices. Au même moment aux
Etats-Unis, la ségrégation faisait elle aussi des victimes. Ici, la question était
de savoir quelles voies emprunter pour changer les choses. Celle de Booker T.
Washington, co-fondateur et président de l'institut Tuskegee en Alabama ou le
combat de WEB du Bois en faveur des droits civiques. Le premier prônait une
amélioration progressive des conditions matérielles des Afro-Américains à
travers l'enseignement professionnel et technique ; le second,
revendiquait l'abolition de toutes les formes de discrimination raciale.
Cette fresque historique est l’un
des volets du triptyque composé également des volumes intitulés Il est à toi ce
beau pays (Albin Michel, 2018) et Le Diable parle toutes les langues (Albin
Michel, 2021). Ils peuvent être lus dans le désordre et de manière totalement
indépendante.
J’ai été bluffée littéralement
par Jennifer Richard. Elle a effectué des travaux de recherche très minutieux et
construit son intrigue avec une intelligence remarquable. C’est le fil narratif
original qui permet de qualifier ce livre de roman. En effet, tous les faits
rapportés sont réels. Mieux encore, les dialogues entre les protagonistes du
monde parallèle ont été construits à partir de citations qui leur ont été
attribuées. La plus grande fantaisie tient au mélange des périodes et à la
touche fantastique de l’ouvrage. Quel soulagement, après tant d’atrocités
évoquées, que de pouvoir rire d’un Jaurès brandissant un téléphone portable
pour chercher des informations sur Wikipédia ! Comme c’est croustillant de
voir Che Guevara s’entretenir avec Emile Zola ou Rosa Luxemburg (seule représentante
de la gente féminine dans ce club très fermé de célébrités) ! Je
recommande vivement la lecture de cet ouvrage nécessaire et très bien écrit.
💪Ce roman est sorti de ma pile à
lire dans le cadre du Mois africain, organisé par Jostein.
📌Notre royaume n'est pas de ce monde. Jennifer Richard. Albin Michel, 736 pages (2022)
Commentaires
Bon dimanche à toi!